Dédié à l’analyse des comportements individuels, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CRÉDOC), on le sait, diligente des enquêtes sur les modes de vie, opinions et aspirations des Français à partir desquelles il produit des analyses synthétiques sur la société française qui, rendues publiques,
alimentent le débat national. Dans le cadre du Programme 13-Novembre, dont il est partenaire, le CRÉDOC a réalisé entre 2016 et 2018 plusieurs enquêtes sur les attentats du 13 novembre 2015, leur mémorisation, l’évolution de cette mémorisation au fil du temps et, selon les différentes catégories de population, les facteurs qui concourent à focaliser la mémoire de la société française sur cet événement particulier. Ces premiers résultats sont appelés à être suivis en 2021 et 2026, en accord avec le caractère longitudinal du programme.
Il était essentiel, pour un programme qui a vocation à interroger l’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective d’un événement traumatique, de disposer d’indicateurs permettant d’embrasser l’opinion française dans sa diversité, ce que l’« Étude 1000 » n’avait pas vocation à faire. Si les rapports auxquels elles ont donné lieu demeurent confidentiels, deux articles font état de leurs principaux attendus, que je synthétiserai ici1.
En juin 2016 et en juin 2018, une dizaine de questions sur les attentats du 13 novembre 2015 ont été insérées dans l’enquête « Conditions de vie et aspirations », réalisée deux fois par an depuis 1978, et qui embrasse de multiples dimensions de la vie des Français : équipement, lien social, loisirs, logement, moral économique et anticipations face à l’avenir, inquiétudes ressenties, etc. Ainsi, « les effets de désirabilité sociale qui auraient pu émerger si l’enquête avait été focalisée tout entière sur les attentats » sont atténués (Hoibian & al., p. 773). En outre, les opinions et réactions par rapport aux attentats peuvent être mises en relation avec les attitudes de l’enquêté dans d’autres domaines de la vie sociale. Elles peuvent également être situées dans le temps long puisque certains indicateurs de l’enquête « Conditions de vie et aspirations » courent depuis quarante ans. Cette investigation, qui dure en moyenne 45 minutes, est réalisée en face à face, auprès d’un échantillon d’environ 2 000 personnes, représentatif de la population âgée de 18 ans et plus, sélectionnées selon la méthode des quotas (région, taille d’agglomération, âge-sexe, profession-catégories socio-professionnelles). Rappelons que des actes terroristes, sont survenus durant certaines des phases de ces enquêtes : à Istanbul (7 et 28 juin 2016), à Orlando (12 juin 2016), à Magnanville (13 juin 2016), à Berlin (19 décembre 2016) et entre ses deux premières phases à Nice, par exemple, le 14 juillet 2016, ou à Carcassonne et à Trèbes le 23 mars 2018.
Les questions soulevées par ces enquêtes peuvent être sériées : de quoi se souvient-on ? qui se souvient ? quel impact attribue-t-on aux attentats ? Et, les coiffant toutes : peut-on dégager une représentation dominante, une mémoire partagée, un grand récit collectif des attentats ?
DE QUOI ?
Près de trois ans après les faits, en juin 2018, 70 % des Français considèrent que les attentats du 13 novembre figurent parmi les actes terroristes commis dans le monde qui les ont le plus marqués depuis l’an 20002. Cette proportion a diminué de 10 points depuis juin 2016 (80 %), mais reste élevée et plus importante que pour d’autres attaques plus récentes. Ainsi, les attentats de Nice (14 juillet 2016) ne sont cités que par 43 % des enquêtés et ceux de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, par 37 % en 2018 contre 59 % en 2016. Celui de Saint-Étienne-du-Rouvray (26 juillet 2016) n’est mentionné que par 3 % de la population ; ceux de Carcassonne et Trèbes (23 mars 2018) également. La règle de la proximité géographique et temporelle ne s’applique donc pas uniformément. Quant aux attentats commis hors du sol national (Madrid, Bruxelles, Londres, Istanbul, Barcelone, Syrie, Nigéria…), ils disparaissent quasiment des radars, en 2018 (2 % pour Bruxelles, 1 % pour Madrid, 11 % pour l’ensemble des « autres » mentions imprécises mais permettant l’identification). Seule exception : les attentats massifs du 11 septembre 2001 à New York. Survenus à l’orée du siècle, fortement médiatisés et, de ce fait, devenus les icônes d’une nouvelle ère géopolitique, ils sont encore évoqués en 2018 par 40 % des enquêtés (contre 53 % en 2016). Si la temporalité joue dans la décrue mémorielle, elle affecte donc inégalement les événements. Certains attentats, emblématiques, paraissent cristalliser la mémoire. Le 11 septembre, le 7 janvier et le 13 novembre semblent pour l’heure en être, même si les attentats de janvier et ceux de novembre sont parfois confondus dans la plus vaste désignation « attentats de Paris ». Ceux du 13 novembre, surtout, se distinguent, loin devant toutes les autres mentions, alors que les références aux attaques de janvier 2015 chutent notoirement (- 22 % en deux ans).
Mais quand on se souvient des attentats du 13 novembre, de quoi se souvient-on ? Si les rapports encore confidentiels du CRÉDOC apportent sur ce point plus d’indications que les articles publiés – en faisant apparaître, notamment, à côté des images de victimes ou de lieux restées en mémoire, la place importante occupée par les émotions et opinions –, ceux-ci confirment le caractère associatif de la mémoire. Quand les enquêtés se souviennent, ils ne se remémorent pas simplement les événements ou les lieux touchés, mais les circonstances dans lesquelles les événements leur sont parvenus : le moment, le vecteur de l’information (médias, personnes, réseaux), l’identité de la première personne à laquelle elles ont parlé de la nouvelle. Roger Brown et James Kulik, en 1977, ont théorisé le phénomène après l’assassinat du président John Kennedy sous la désignation de flash bulb memory [souvenir-flash] (Brown & Kulik). Depuis, d’autres études (Conway & al.) ont confirmé que la fiabilité des souvenirs-flash n’était pas corrélée aux caractéristiques sociodémographiques des enquêtés. Dans le cas du 13 novembre, seuls 8 % des 70 ans et plus ont oublié ces éléments contextuels, contre 3 % pour l’ensemble des personnes interrogées. Plus de 9 Français sur 10 se sou- viennent du lieu dans lequel ils se trouvaient au moment où la nouvelle leur est parvenue (93 %) et du vecteur de leur information (94 %) ; 87 % se souviennent de la personne avec laquelle ils en ont parlé d’abord ; 84 % de ces trois indicateurs simultanément. L’événement n’existe pas dans les mémoires à l’état pur, hors sol, mais toujours en situation, inscrit dans un partage, une temporalité, une géographie. Les sujets se souviennent d’eux-mêmes, en tant que porteurs et relais de mémoire, davantage que des objets mémorisés. Ces observations, outre qu’elles manifestent pleinement la conscience que la population a d’avoir été confrontée, avec les attentats, à un événement exceptionnel, peuvent donner lieu à deux lectures. Une lecture que l’on pourrait qualifier d’unanimiste ; en faisant valoir que l’événement est un déclencheur partagé et que la mémoire des circonstances des attentats est particulièrement prégnante (flash bulb memory), cette lecture souligne l’émergence d’une mémoire commune. Une lecture subjectiviste, arguant de ce que les résultats des multiples opérations de mémorisation varient en fonction des situations des sujets, estimerait que cette communauté opérationnelle a été débordée par la spécificité des appropriations et des inscriptions mémorielles. Mais ces lectures ne sont pas forcément incompatibles, et il n’est pas interdit de penser les spécifications avec les communautés, tant il est à la fois vrai que, globalement, la population se souvient des attentats comme d’événements extraordinaires et garde le souvenir précis des circonstances dans lesquelles elle en a pris connaissance et que, simultanément, le contenu des mémoires varie en fonction des sujets.
QUI ?
En juin 2016, 26 % des Français estiment avoir un lien personnel avec l’événement : 7 % sont en relation avec une victime ou un témoin, 16 % connaissent l’un des lieux frappés, 3 % en fréquentent personnellement un au moins. Reste que, comme dans « Les animaux malades de la peste », bien davantage se disent frappés (je rappelle que 80 % citent les attentats du 13 novembre parmi ceux les ayant le plus marqués). L’enquête de juin 2016 rend toutefois perceptibles des oscillations. Si les critères de sexe (81 % chez les hommes, 79 % chez les femmes), d’âge (82 % chez les moins de 25 ans, 79 % chez les 70 ans et plus), les catégories socio-professionnelles (82 % pour les inactifs ni retraités ni étudiants et les professions intermédiaires contre 76 % pour les personnes au foyer) ne créent que de menues variations par rapport au taux moyen des enquêtés citant les attentats du 13 novembre parmi ceux les ayant le plus touchés, en revanche, elle varie entre 75 % pour la catégorie des « bas revenus » et 84 % pour celle des « hauts revenus », soit un écart de 9 points. Ces indicateurs sont confirmés par la divergence entre ceux estimant qu’on parle « suffisamment des attentats du 13 novembre » (62 %), ceux considérant « qu’on n’en parle pas assez » (13 %) et ceux aux yeux desquels « on en parle trop » (13 %). Ces derniers, en effet, se signalent par ailleurs davantage comme « défavorisés » : faible accès aux loisirs (45 % ne vont jamais au cinéma contre 30 % chez ceux estimant qu’on parle « suffisamment » de l’événement), méfiance à l’égard des administrations (31 % contre 20 %), éloignement des reconnaissances académiques (19 % contre 14 % de non diplômés). Un tel sentiment de distance, sinon de défiance, à l’égard des événements et de leur mémorialisation peut être multifactoriel : géographique (éloignement des lieux attaqués), économique (primauté des soucis financiers), social ou idéologique. Il conviendra d’observer son évolution depuis juin 2016 et de l’explorer comme indice d’une possible fracture mémorielle.
QUEL(S) IMPACT(S) ?
En outre, la sensibilité particulière des jeunes aux attentats est perceptible à travers les conséquences des attentats avancées par les interrogés : quand 57 % des personnes regardent la peur comme l’une des deux principales conséquences des attaques ; l’écart varie selon l’âge : 65 % des 18-24 ans et 63 % des 25-39 ans, contre 54 % des 40-59 ans. Au début des années 2000, au contraire, c’étaient les plus de 70 ans qui manifestaient le plus leur crainte des agressions. L’identification des jeunes aux cibles des attaques, l’ampleur de la couverture médiatique, l’effet de rejeu ou de redoublement du traumatisme du 11 septembre 2001 ont probablement concouru à cette inversion des tendances.
Pour 46 % des Français, c’est le renforcement des mesures de sécurité qui vaut d’être cité au titre des deux conséquences prévalentes des attentats ; pour 39 %, la menace des libertés individuelles. L’instauration de l’état d’urgence dès le lendemain des attaques, déclinée en mesures exceptionnelles3, a marqué les esprits dans un contexte où les préoccupations sécuritaires, encore fortes (35 % en 2016), sont néanmoins en recul par rapport au début des années 2000 (49 % en 2001-2002).
Au quatrième rang des conséquences ratifiées, on trouve l’aggravation des divisions au sein de la société (33 %). Remarquablement, cette conséquence est aussi perçue comme l’une des deux principales causes des attentats par 42 % de la population, tandis que 40 % des Français estiment qu’il « ne faut pas chercher de raisons aux attentats », qui ne peuvent relever que « de déséquilibrés », que 31 % incriminent la politique étrangère de la France, 26 % l’échec des politiques sociales, économiques et éducatives, 25 % le manque de moyens de la police et du renseignement, 20 % le nombre supposément excessif d’immigrés en France. Au contraire, certains Français considèrent que les attentats de novembre ont suscité un engagement plus fort des citoyens (10 %) ou une plus grande cohésion sociale (7 %). Et il en est d’autres, très minoritaires il est vrai (4 %), pour juger que les attaques n’ont « rien » changé.
Globalement, c’est toutefois un sentiment de fragilisation du corps social qui domine dans l’enquête de juin 2016. Il inquiète en ce qu’il affecte les jeunes générations. Il ne semble en outre pas avoir engendré des réponses totalement adéquates aux causes admises si l’on met en regard les causes des attentats retenues par les interrogés4 et leurs principales conséquences à leurs yeux (« un sentiment de peur », « des mesures de sécurité renforcées »).
En 2018, le sentiment de peur exprimé recule, comme toutes les autres causes citées. Croît, en revanche, l’opinion selon laquelle la diversité des cultures rend difficile la vie en commun (de 49 à 52 %). Augmente, surtout, la proportion des Français estimant que rien n’a changé ou presque.
On le voit : les résultats chiffrés de ces enquêtes méritent d’être scrutés. Il conviendra de rendre publics les rapports du CRÉDOC dans leur intégralité pour en produire des analyses fines et pour les mettre en rapport avec d’autres études menées dans le cadre du programme (l’« Étude 1000 » notamment). La focalisation de la mémoire des attentats sur quelques-unes seulement des attaques, au premier rang des- quelles celles du 13 novembre, et l’évocation prédominante de la peur pourraient donner le sentiment d’une mémoire partagée, sinon consensuelle. Mais ce que les interrogés ont en partage, ce sont avant tout des fragilités, des inquiétudes qui ne se confondent pas absolument. Ancrés dans des souvenirs situés, ils semblent résolument ne pas faire corps, pris entre mémoire individuelle et mémoire collective. De sorte que le sentiment d’appartenir pleinement à la collectivité nationale paraît tout à la fois renforcé et ébranlé par les attentats. Les enquêtes programmées de 2021 et 2026 permettront aussi d’observer le devenir d’une telle ambivalence. L’enjeu est mémoriel. Il est aussi éminemment politique. ❚
ŒUVRES CITÉES
Brice Mansencal, Lucie, Hoibian, Sandra, Prieur, Victor, Peschanski, Denis, Eustache, Francis, « Les attentats du 13 novembre 2015, un marqueur de la mémoire collective », CRÉDOC, n° 302, novembre 2018.
Brown, Roger & Kulik, James, « Flashbulb Memories », Cognition, 1977, vol. 5, n° 1, p. 73-99.
Conway, Andrew R. A., Skitka, Linda J., Hemmerich, Joshua A., Kershaw, Trina C., « Flashbulb Memory for 11 September 2001 », Applied cognitive psychology, 2009, vol. 23, n° 5, p. 605–623.
Hoibian, Sandra, & al., « L’empreinte des attentats du 13 novembre 2015 sur la société française », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n° 38-39, 13 novembre 2018, p. 772-781.
1 Ces articles sont, pour le premier : Sandra Hoibian & al., « L’empreinte des attentats du 13 novembre 2015 sur la société française », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n° 38-39, 13 novembre 2018, p. 772-781 ; pour le second : Lucie Brice Mansencal, Sandra Hoibian, Victor Prieur (CRÉDOC) ; Denis Peschanski (CNRS) ; Francis Eustache (EPHE/INSERM/UniCaen), « Les attentats du 13 novembre 2015, un marqueur de la mémoire collective », CRÉDOC, n° 302, novembre 2018.
2 Comme trois réponses étaient possibles, les totaux excèdent 100 %.
3 Assignations à résidence, fermetures de lieux publics, interdiction de manifester, légalisation des perquisitions de nuit…
4 « Tensions religieuses et culturelles au sein de la société française », difficultés soulevées par « la politique étrangère de la France », « échec des politiques sociales, économiques et éducatives », « manque de moyens de la police », etc.