Cela a été dit lors de la première livraison de ce Carnet de recherche : le postulat du Programme 13-Novembre, qui est aussi celui de l’Équipement d’excellence MATRICE (Memorial Analysis Tools through Research International Cooperation and Experimentation) dans la lignée duquel il s’inscrit, est « qu’il n’est pas possible de comprendre comment fonctionne la mémoire sans prendre en compte tous ses aspects dans une approche transdisciplinaire : en un mot [sans] faire travailler ensemble les sciences humaines et sociales, les sciences du vivant et celles de l’ingénierie »1 La transdisciplinarité est regardée, avec la dialectique, la modélisation mathématique et la complexité, comme l’un des quatre piliers épistémologiques d’un changement de paradigme en Memory Studies. Pour Francis Eustache, ce n’est rien moins que « La science unifiée de la mémoire [qui] est en marche ! »2 On ne saurait mieux dire à la fois que la transdisciplinarité est essentielle et structurante, et que, Work in Progress, elle est en développement, en advenir constant.
C’est à revenir sur sa genèse et sa fabrique au sein du Programme que cette livraison du Carnet s’attache. Car fabrique il y a : la transdisciplinarité, Denis Peschanski le rappelle, implique la construction collective de l’objet et de son questionnement plutôt que la réponse conjointe de disciplines à une question préexistante. Dans la perspective de l’« Étude 1000 », qui visait la réalisation de 1000 entretiens individuels filmés auprès de personnes volontaires plus ou moins proches du lieu des attentats, un protocole a ainsi été élaboré collectivement, par des chercheurs issus de plusieurs champs disciplinaires. Parmi eux : l’historien Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS et co-responsable scientifique du Programme ; le neuropsychologue Francis Eustache, directeur de l’unité Inserm-EPHE-Université Caen-Normandie « Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine» et co-responsable scientifique du Programme ; Jacques Dayan, Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université Rennes 1 et membre du laboratoire Inserm dirigé par Francis Eustache (avec une double valence neuropsychologique et psychopathologique) ; Pierre Gagnepain, spécialiste de neuroscience cognitive, chercheur au sein de l’unité dirigée par Francis Eustache ; Gérôme Truc, sociologue, chargé de recherche au CNRS, rattaché à l’Institut des Sciences sociales du Politique. Présents dès les prémices de cette aventure scientifique, ils ont bien voulu répondre à quelques questions susceptibles d’éclairer les tenants et aboutissants de cette transdisciplinarité en marche :
- Comment, dans votre souvenir, le questionnaire s’est-il construit ? avec quelles contraintes, quels objets de discussion, quels infléchissements ?
- Quelle est votre principale satisfaction à son sujet ? Votre principal regret ?
- Qu’implique, selon vous, la collaboration avec des chercheurs issus des sciences du vivant, si vous êtes issu des sciences sociales, ou des sciences sociales, si vous êtes issu des sciences du vivant ? Quels sont les bénéfices et les limites de l’interdisciplinarité ?
- Qu’implique, selon vous, l’obligation de tenir compte de l’ingénierie ?
- Comment s’est opérée l’intégration des données et métadonnées issues de différentes sources ?
- Comment avez-vous abordé les questions éthiques ? La protection des données émanant des volontaires, et la protection des données issues de la recherche ?
Cette synthèse se nourrit de leurs réponses. Elle voudrait faire apparaître les contraintes auxquelles la transdisciplinarité se heurte, les débats qu’elle fait naître, les avancées par elle autorisées.
DES USAGES ET DES CONTRAINTES
Au commencement, pourrait-on dire, des disciplines distinctes : la sociologie, l’histoire orale, la psychopathologie, la neuropsychologie… Dès MATRICE (2011) ont été ainsi convoquées les disciplines concernées par les dynamiques mémorielles. Et si a été aussitôt exprimé le souhait que cette convocation multidisciplinaire ne constitue pas un aval mais un amont de la recherche, de sorte que chacun concoure à la co-construction du questionnement et de ses protocoles, les cultures scientifiques n’en demeuraient pas moins diverses. D’où de réelles curiosités et d’inévitables craintes. « Du côté des sociologues (très schématiquement, car il y avait toutes sortes de pratiques et de courants), résume Jacques Dayan, il était parfois craint que la psychopathologie soit trop scientifique et assèche le discours spontané. Et empiète sur leur terrain. La neuropsychologie était un domaine si méconnu qu’elle semblait laissée tout à fait à part. […] Le regard des psychologues cliniciens, présents au début de la phase de montage du projet, était quant à lui à la fois intéressé par l’Histoire, marqué de respect pour le caractère scientifique des neurosciences mais soucieux que des dimensions essentielles du trauma échappent à ces seules perspectives. Pour être clair, beaucoup semblaient regarder avec un mélange d’intérêt et de prudence les acteurs des autres champs disciplinaires ».
Mais, Denis Peschanski le souligne, le temps de l’apprivoisement est contraint. Que le Programme ait vocation à se déployer dans la longue durée (12 ans, de 2016 à 2028) ne rend pas son démarrage moins impératif. Il importe de lancer la première campagne d’interviews au plus proche de l’événement. Il s’agit tout à la fois de convaincre les tutelles en construisant le projet d’ensemble (fin novembre 2015 – début janvier 2016), d’établir un budget prévisionnel sur la durée totale du Programme, de mobiliser les partenaires potentiels, pour emporter l’adhésion du Commissariat Général à l’Investissement (mars 2016). Le 8 avril, le Premier ministre valide l’accord du CGI ; un mois plus tard, l’ANR notifie l’attribution d’un budget pour la première tranche de 18 mois. Le 9 mai commencent les premières captations : à Caen, puis à Metz, Montpellier, Paris.
C’est dans ce contexte effervescent qu’est élaboré le questionnaire, dès la fin du mois de novembre 2015. L’objectif est de parvenir à réaliser les 1000 entretiens visés avant la première commémoration des attaques terroristes du 13-Novembre. Le défi est d’autant plus redoutable que l’idée a été, tôt, de poser les mêmes questions, à peu de choses près, en 2016, 2018, 2021 et 2026. Il fallait donc d’emblée parvenir, sinon à du définitif, du moins à du durable : une gageure.
Les contraintes sont aussi, de bout en bout, techniques. Il faut déterminer le format des questionnaires (papier, numériques, filmés…), les modalités de leur mise en œuvre (doit-on, par exemple, filmer les volontaires en studio ? ), la nature de leur transcription, de leur exploitation (quel masque de saisie ? quelle utilisation de la textométrie ? ), les conditions de leur archivage, de leur sauvegarde (comment conserver ce qui servira à des recherches futures et donc à des investigations mobilisant des méthodes et des outils qui n’existent pas encore ? comment faire patrimoine mémoriel ? ), les procédures d’accès aux données. Or tous les chercheurs et toutes les disciplines n’ont pas une conscience égale de la nécessité de moduler la recherche en fonction de tels paramètres. Certains, plus impatients, tendent à privilégier un accès rapide aux données.
Les questions éthiques ne sont donc jamais loin. Comment concilier la nécessaire exploitabilité des données et le respect des personnes qui implique la sécurisation de ces mêmes données ? On y reviendra.
LA MUTATION TRANSDISCIPLINAIRE : DE L’HORIZON À LA PRATIQUE
Les débuts sont néanmoins euphoriques. En décembre 2015, est mise en commun la documentation sur les pratiques d’autres programmes de recherches, en psychologie, sociologie, anthropologie, etc. à la suite d’autres attentats : le questionnaire établi par William Hirst après le 11-Septembre, les entretiens réalisés dans le cadre de l’Archivo del Duelo après les attentats de Madrid, etc.
Puis vient le temps d’élaborer les protocoles du Programme lui-même, et des divergences apparaissent. Les chercheurs issus des Sciences Humaines et Sociales pensent qu’un unique entretien non directif ou semi-directif suffirait à récolter tous les éléments de réponse requis, alors que ceux des Sciences du vivant (neurosciences et psychopathologie) souhaitent plutôt des réponses à des questions précises permettant de mesurer l’impact du choc traumatique. Finalement, l’idée d’un entretien unique est abandonnée, et les tâches tendent à se spécialiser : aux SHS, la finalisation de l’entretien semi-directif (trois questions ouvertes sur ce qui s’est passé, sur le vécu individuel lors des événements, sur l’interprétation de ces événements) ; aux Sciences du vivant, la mise au point du questionnaire directif sur la mémoire émotionnelle et du questionnaire écrit, hors caméra, sur la mémoire factuelle de l’événement. Reste que si les maîtrises d’œuvre se distribuent, les réunions de chantier ne cessent pas et que les débats, en direct ou par courriers électroniques, sont constants, chacun interférant à tout moment de la chaîne. Avec la transdiciplinarité, rien ne va de soi : le bien-fondé de telle ou telle question, les hypothèses sous-jacentes appellent explicitation et justification. Ainsi, la délimitation des « cercles » de proximité des volontaires par rapport aux événements doit-elle être géographique, à l’instar des études menées à New York sur le 11-Septembre, ou plutôt affective, recoupant ainsi plus ou moins les classifications psychiatriques de l’évènement traumatisant ? Les logiques divergent. Quand les uns voudraient un unique entretien semi-directif, les autres préfèrent des questions précises, adressables à tous, exposés comme non exposés ; quand les uns souhaitent voir primer une approche qualitative, les autres en appellent à des données quantitatives, plus aisément comparables ; quand les uns voudraient favoriser l’expression des subjectivités, les autres privilégient l’objectivation des mécanismes de sélection mémorielle. Le travail est intense. L’état ultime du dispositif résulte de ces échanges et amendements multiples.
Mais, au-delà des cultures scientifiques d’origine, pèsent les exigences liées à des hiérarchies, implicites ou explicites, entre disciplines. Ainsi, certaines disciplines semblent moins promptes que d’autres à amender leurs protocoles. Il faut compter aussi avec les effets du pilotage scientifique du Programme : inévitablement, les disciplines pilotes, plus que les autres, impulsent et orientent la recherche commune. Enfin, il faut prendre en considération la pression qu’implique, pour les chercheurs, l’exigence de publier les avancées et les résultats dans des revues reconnues par leur discipline, ce qui les oblige à se conformer aux standards afférents, et a des implications en amont dans l’élaboration des protocoles d’enquête, comme le souligne Gérôme Truc.
BILANS PROVISOIRES
Pour finir, on l’a dit, l’enquête comporte trois volets, dont seuls les deux premiers sont filmés : un entretien avec des questions ouvertes, semi-directif ; un questionnaire directif ; un questionnaire écrit. C’est dire que la volonté de parvenir à un dispositif unique – et uniquement semi-directif – n’a pas prévalu.
Les protagonistes en font un bilan contrasté. Pour Gérôme Truc, qui est satisfait du questionnaire établi pour la première partie, inédit en ce qu’il dépasse les usages disciplinaires, demeure le regret que n’ait pas été développée une démarche totalement intégrée (un questionnaire transdisciplinaire unique). Pour Jacques Dayan, qui regarde la tripartition de l’enquête comme relevant d’un accord groupal, la satisfaction vient de la complémentarité obtenue entre le premier entretien qui, tel qu’il s’est finalement construit, a favorisé l’expression d’éléments de psychopathologie qualitative, le second entretien, semi-ouvert, dont il considère qu’il a permis de répondre aux objectifs prévus en psychopathologie quantitative, et du troisième questionnaire, fermé, fait d’apports réciproques entre une option psychopathologique et une option neuropsychologique, aboutissant à une construction originale. Quant à Pierre Gagnepain, il fait état du regret que la version informatisée du questionnaire qu’il avait élaborée dans le but d’optimiser la saisie des données et de limiter l’intervention humaine ait été rejetée.
Tous s’accordent toutefois à reconnaître les avancées transdisciplinaires à l’oeuvre. Pierre Gagnepain résume ainsi le défi, pour le neuroscientifique qu’il est :
Premièrement, il s’agit d’enrichir l’approche des (neuro) sciences cognitives qui, en voulant isoler spécifiquement les mécanismes cognitifs et cérébraux à l’étude, a trop longtemps négligé l’influence de mécanismes sociaux qui pourtant interagissent avec les dynamiques cognitives et biologiques individuelles. La raison étant qu’il est plus simple de modéliser et comprendre un système clos et imperméable aux influences (sociales) extérieures. Les moyens et les systèmes d’études évoluant, il est maintenant possible d’intégrer ces questionnements sociaux tout en gardant un certain contrôle expérimental cher aux approches cognitivistes et neuroscientifiques. Deuxièmement, il s’agit d’appréhender l’étude d’un objet social par le biais d’une approche scientifique reposant sur la modélisation, la formulation d’hypothèses, puis l’expérimentation. Pour le neuroscientifique, le défi est donc d’intégrer à ces modèles décrivant le fonctionnement cérébral ou cognitif, des mécanismes sociaux complexes et interagissant à de multiples niveaux.
Outre les relectures communes et la conscientisation des hypothèses mentionnées, des infléchissements sensibles ont eu lieu. Le premier entretien, semi-directif, en est une illustration. Il se démarque à la fois des entretiens absolument non-directifs, sans relances prédéfinies, de l’histoire orale ; des entretiens semi-directifs en usage en sociologie, qui se gardent des grandes questions ; des entretiens cliniques, qui autorisent la reformulation des propos des volontaires. Le guide d’entretien qui lui est attaché, conçu à l’initiative de Francis Eustache, a été rédigé à plusieurs mains3.
Est constatée aussi une porosité des questionnaires. Une question initialement destinée à trouver place dans le questionnaire sur la mémoire émotionnelle a finalement été intégrée dans l’entretien semi-directif. A également été pris en compte, dans la formulation des questions sur la mémoire émotionnelle, le risque, signalé en cours d’élaboration par une sociologue, de psychiatriser les volontaires. Symétriquement, la présence de psychologues ou psychothérapeutes lors des entretiens s’est progressivement imposée, de manière à prendre en considération les effets sur les enquêteurs de la matière traumatique brassée.
Est admise la complémentarité des questions et des réponses. Ainsi, il n’est pas rare que les volontaires détournent le questionnaire émotionnel pour le nourrir de propos libres, comme il arrive que, à l’inverse, des volontaires se sentent plus à l’aise pour répondre à des questions courtes et précises.
Est indiscutable, en outre, la complémentarité des discours explicatifs. Le fait que deux personnes identiquement exposées à un choc traumatique ne développent pas identiquement un trouble de stress post-traumatique ne pourra se comprendre qu’en croisant les marqueurs biologiques de la pathologie comme de la résilience, d’une part, et des facteurs liés à l’environnement familial, social, professionnel, à l’histoire psycho-affective des sujets, de l’autre.
Mais le marqueur le plus indiscutable de la transdisciplinarité en marche pourrait bien être la généralisation et la systématisation des interrogations éthiques. Ces interrogations, très familières aux chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) – l’un des porteurs du Programme, avec le CNRS et HESAM Université – qui les intègrent automatiquement à leurs protocoles et incluent des comités de suivi et de protection, sont moins codifiées en Sciences humaines et sociales. L’expertise des chercheurs de l’Inserm en la matière a donc été cruciale. Elle a contribué à formuler, pour une enquête qui n’était pas exclusivement biomédicale, des exigences rigoureuses en matière d’objectifs de la recherche, de respect des personnes interrogées, de protection des données de la recherche. Celles-ci ont été formulées en étroite collaboration avec les correspondants CNIL du CNRS. L’ensemble des protocoles de recherche a été soumis au Comité d’évaluation éthique de l’Inserm qui vaut, aujourd’hui, aussi pour le CNRS. Cela a donné lieu à deux volumes de 350 pages chacun : l’un en 2016, l’autre en 2018. La rédaction a été coordonnée par Carine Klein, la secrétaire générale du programme et de MATRICE. Le Programme 13-Novembre a été lauréat, en 2016, du Prix Pierre Simon Éthique et Société, qui récompense les initiatives contribuant à la sensibilisation aux enjeux de l’engagement éthique.
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Fondamentalement dynamique et balistique en tant qu’elle impulse des manières et des objets inédits, la transdisciplinarité demeure donc, toujours, à construire. Surtout, souligne Jacques Dayan, elle apporte une dimension d’interaction et de complexité qu’aucune des disciplines isolées ne pourrait garantir à ce niveau.
On sait que pour donner à percevoir la teneur de la complexité, Edgar Morin convoquait la tapisserie4, tout à la fois plus que la somme des fils qui la constituent, moins que la somme de ses parties, et de ce fait présentant des difficultés pour notre entendement et notre structure mentale. La transdisciplinarité visée et mise en œuvre par le Programme est à son image.
1 http://www.matricememory.fr/quest-ce-que-matrice/presentation/ [dernière consultation le 23 juin 2018].
2 Sur la consultation de cinq des protagonistes de cette aventure scientifique, voir infra.
3 Sharman Levinson, Jacqueline Eidelman, Jacques Dayan, et Gérôme Truc, qui a finalisé la rédaction du guide. Ces documents ont en outre été précisés à l’épreuve de la recherche en cours, de sorte que ceux que l’on appelle « les enquêteurs » (les intervieweurs) ont initié une série de clarifications sous l’égide de Laura Nattiez après la première phase de recueil d’entretiens, en 2016.
4 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe (1990), Seuil, coll. « Points », 2005, chapitre 5, p. 113-114.