Entretien mené par Philippe Mesnard le 12 janvier 2023 à Paris.
« Il existe dans la tête des ouvriers des expériences fondamentales, issues des grandes luttes : le Front populaire, la Résistance… Mais les journaux, les livres, les syndicats ne retiennent que ce qui les arrangent quand ils n’“oublient” pas, tout simplement. À cause de tous ces oublis, on ne peut donc pas profiter du savoir et de l’expérience de la classe ouvrière. » Michel Foucault (1973)
L’idée de cet entretien vient de la publication par les éditions Anamosa, en mars dernier, de La Mine en procès. Fouquières-lès-Lens, 1970 de Philippe Artières. Dès les premières lignes de son introduction, Philippe Artières entame son propos avec quelques considérations clés. Certes, selon lui, on s’est beaucoup préoccupé des vies singulières et des marges, de même, l’attention s’est portée sur les communautés discriminées dont certaines sont devenues la cible de violence de masse. Cela est juste et Mémoires en jeu, depuis sa création, suit cette tendance qui s’est imposée dans les sciences humaines et sociales. Toutefois, Artières poursuit par un constat qui ne peut nous laisser indifférents. « A été laissée de côté, avec l’abandon de la perspective marxiste, une histoire sociale qui a pourtant constitué le socle de cette nouvelle histoire » (p. 4). Plus loin, il décrit son ouvrage comme « une plongée dans un monde disparu, celui du charbon, celui de la mine qui pendant plus de 150 ans a constitué un élément du paysage français et pour des milliers d’individus leur quotodien. » (ibid.), en effet, la rcherche sur les questions mémorielles et leur vulgarisation – les deux terrains avec lesquels nous composons – savent aussi produire, pour user d’un néologisme très contemporain, de l’invisibilisation. Tout se passe comme si – peut-être parce que corrélées à une tradition de pensée marxiste désormais considérée comme non seulement datée, mais inopérante –, l’histoire sociale, la mémoire ouvrière et, en l’occurrence, celle des mineurs étaient reléguées aux confins de notre époque qui, pour- tant, fait de la lutte contre l’oubli son mot d’ordre (culturel). Jusqu’à présent, Mémoires en jeu a consacré peu de pages à ces mémoires et à ces marges (voir Ponsard, 2018) et c’est une interrogation critique qui l’a travaillée de l’intérieur jusqu’à la découverte de ce remarquable projet d’édition sur la catastrophe de Fouquières-Lès-Lens. C’était aussi une occasion de revenir sur certains des précédents travaux de Philippe Artières participant d’un pareil souci d’explorer les marges et les passés sans commémoration. Cet entretien a été mené le 12 janvier 2023 à Paris.
Comment en êtes-vous arrivé à Fouquières-lès-Lens ?
Philippe Artières : En fait, j’y arrive par deux chemins très différents. Le premier est une histoire qu’on pourrait dire familiale. Mon père était ingénieur des mines dans l’est de la France, en Lorraine, au début des années 1960, et j’ai travaillé dans un livre sur la grande grève des mineurs de 1963, la dernière que les mineurs ont gagnée, une grève nationale dont deux centres ont été la Lorraine et le Nord-Pas-de-Calais. Dans les années 1960, la mine, la houille étaient des éléments très forts, dans la vie quotidienne comme dans la constitution même de la population, en Lorraine parti- culièrement. Cette grève c’est un premier élément, assez dramatique d’ailleurs dans l’histoire de mes parents, parce qu’à ce moment ils perdent un de leurs enfants, leur fils aîné. J’avais travaillé sur cet événement à la fois social, la grève, intime, cette disparition, et sur ce paysage. Le deuxième fil vient d’une autre histoire, intellectuelle cette fois, celle du GIP (Groupe Information Prison), créé en 1971 par Foucault, Daniel Defert, Jean-Marie Domenach, Pierre Vidal-Naquet, et beaucoup de militants du Secours rouge – une organisation réactivée au lendemain de la loi Marcellin en 19701. Dans ce travail qui a maintenant vingt ans, Daniel Defert a beaucoup insisté sur l’importance de ce qui s’était passé à Fouquières-lès-Lens avec la prise de parole des médecins et des ingénieurs qui, pour la première fois, en tout cas de manière aussi visible, lors d’un « tribunal populaire » à Lens, étaient devenus ce que Foucault appellera des « intellectuels spécifiques ». Ils parlaient de la situation dans les mines de leur point de vue, sur la sécurité et la santé des mineurs. On a aussi un troisième fil (j’avais dit deux), c’est une exposition que j’ai réalisée avec Éric de Chassey en 2018 aux Beaux- Arts de Paris. Elle s’appelait « Images en lutte » et Éric de Chassey avait retrouvé un ensemble de toiles peintes par Gérard Fromanger, Gilles Aillaud, Arroyo, Mathelin à la suite de cette catastrophe de Fouquières. Ils avaient vendu ces toiles et produit une brochure, un objet sérigraphié, elle-même vendue pour les familles des mineurs victimes. Je me suis alors dit que ce n’était pas possible de s’arrêter là en ne montrant que les toiles. Il y avait pour moi un véritable intérêt, au croisement d’une mémoire personnelle – les houillères sont très présentes dans ma culture familiale –, de l’histoire intellectuelle et de l’histoire de l’art : des images, des souvenirs et l’archéologie d’une mobilisation.
Pouvez-vous rappeler les liens de ces artistes avec le Parti communiste, historiquement très important dans la région ?
Ph. A : À l’exception de Lucien Mathelin, ils n’étaient précisément pas proches du Parti communiste, mais plutôt proches des maoïstes. Une des spécificités de Fouquières, à l’instar de Bruay-en-Artois, c’est que ce sont des poches investies par les maos. Des militants maoïstes étaient alors recherchés pour avoir lancé « en riposte » trois cocktails Molotov contre les bureaux des houillères locales. Après avoir été arrêtés, ils devaient être traduits devant la Cour de sûreté de l’État. À ce moment-là, la Gauche Prolétarienne décide d’envoyer Serge July dans le Nord et c’est là qu’il devient l’un des artisans du tribunal populaire contre les Houillères. Le PC, de son côté, est très bien implanté. Cela date historiquement de la grande grève patriotique des mineurs de 1941, puis de mobilisations en faveur du FLN pendant la guerre d’Algérie, en 1970, son influence n’a pas diminué. La culture communiste est très inscrite au sein de la population – je le dis volontairement parce que ce sera un enjeu très fort au moment de la fermeture des mines. Pour la CGT, il faut sauvegarder l’emploi tandis que pour un certain nombre de militants maoïstes fermer les mines est une nécessité en raison de la silicose et des des conditions de travail dangereuses. D’où le désaccord.
Ne peut-on pas s’étonner que les maoïstes deviennent une sorte de catalyseur ?
Ph. A : Il est intéressant ici que le mode d’engagement des maoïstes dans le milieu ouvrier est celui de l’établissement, avec pour figure emblématique Robert Linhart et son récit dans L’Établi. Si le livre n’est publié qu’en 1978, son expérience commence en octobre 1968. Toutefois, il n’y a pas d’équivalent dans les mines : le mineur, ce n’est pas l’OS. A la suite d’historiens et d’historiennes qui ont travaillé sur cette histoire sociale-là comme Marion Fontaine ou Noël Barbe, on peut estimer que cette figure du mineur, c’est l’ouvrier ++, car la compétence est associée à la pénibilité (la chaleur, les risques, les conditions extrêmes). Il y a un héroïsme du mineur, un héroïsme réel si je puis me permettre, que les organisations de gauche mobilisent souvent. Par ailleurs, la région a été très active dans la Résistance et cette idée persiste notamment pour la Gauche Prolétarienne. On a donc un très fort enchâssement de ces mémoires, à quoi s’ajoute la transmission du souvenir de la catastrophe de Courrières de 1906, avec son millier de morts. Cette ques- tion de la catastrophe dans la mine, toute cette histoire est encore présente. Mais la dimension sociale de ces luttes et de ces mouvements sociaux est aujourd’hui souvent gommée dans la mémoire. Il y a une commande à une artiste, une espèce d’artification des luttes sociales qui tient à la question : comment rendre compte d’une mémoire en dehors de cette commande ? C’est là un point important que j’ai aussi rencontré avec la lutte contre le sida avec, par exemple, la commande de la ville de Paris à Fabrice Hyber pour le mémorial qu’il a fait à la Villette, qui a d’ailleurs été re-déplacé, on ne sait pas trop où il est maintenant. C’est l’idée que l’on peut accompagner un mouvement social avec un travail de création artistique. Cela s’est passé avec Act Up et, à un tout autre niveau, avec les prisons. Il ne s’agit pas simplement de se dire qu’on pourrait commander une pièce à un artiste pour évoquer une histoire particulière, mais faire histoire en considérant la mémoire. Je pense à ce qu’on avait pu faire à Fontevraud, avec Jacques Delarun. C’était l’idée de réinscrire dans l’histoire de cette abbaye, avec sa fonction de prison pendant cent cinquante ans, des objets au sein du « Trésor » patrimonial qui étaient vraiment les trésors des prisonniers ; ils avaient été trouvés et conservés par quelqu’un qui n’est pas un acteur principal de la mémoire, pas un conservateur, mais une personne s’occupant des jar- dins ayant récolté tout un ensemble d’objets, notamment des petits couteaux en nacre, des cartes, un paquet de tabac, etc. C’était des trésors singuliers que l’on est parvenu à mettre dans le trésor historique de l’abbaye, dans une des vitrines, intégrant à cette mémoire « dorée », à cette mémoire riche, une mémoire pauvre, mineure reflétant une réalité sociale qui donnait la mesure de ce que c’est qu’être dans une prison, y vivre, y travailler, etc., en l’absence de témoignages très importants. Car il n’y a pas beaucoup d’écrits. Ce sont ceux de Jean Genet qui, lui, n’est jamais allé en prison à Fontevraud. Pour Fouquières-lès-Lens cela participe d’une telle intention : comment rassembler les pièces ? Qu’est-ce qu’il reste comme mémoire d’un événement qui a eu lieu cinquante ans après ? Que reste-t-il après deux générations ?
Justement, l’intervention des maoïstes sur le terrain est l’un des éléments de cette mémoire extérieure au monde ouvrier. Pour le monde ouvrier en tant que tel, est-ce qu’il reste une mémoire ? Ce monde a-t-il réellement disparu ? À part des musées sur les mines, comme le Centre Historique Minier de Lewarde2, finalement, toute une part de l’histoire sociale n’a-t-elle pas complètement disparu ?
Ph. A : C’est d’abord eu une tentative importante. Quand la gauche arrive au pouvoir, en 1981, elle va fermer les mines, mais, parallèlement, elle va vouloir ouvrir des centres d’archives de la mémoire ouvrière dans toutes les régions. Un seul va tenir, celui de Roubaix. Mais ces centres d’archives du monde du travail devaient être implantées dans toutes les régions. Par exemple, vous avez une annexe des archives départementales de la Moselle, qui concerne la mine à Saint-Avold, au milieu des anciens sites, alors que les AD sont à Metz ; donc, un lieu spécifique au cœur même du bassin houiller. Quantité de lieux de mémoire se trouvent aussi sur le web, notamment sur les catastrophes minières dont celle de Fouquières. Ce sont des sites faits par des historiens locaux, par des descendants, autour de l’histoire de la catastrophe de Fouquières. Cette mémoire est très éclatée, mais très présente. Sur Fouquières, il y a des coupures de presse, des documents rassemblés, des témoignages personnels. Certains militants maoïstes – je pense à François Ewald – ont déposé leurs archives du Pas-de-Calais, à Arras. Donc, ce monde a disparu, socialement, il a disparu. D’ailleurs, quand on pense à la prochaine réouverture de la centrale à charbon de Saint-Avold, on n’imagine pas le monde restant derrière. C’est cela qui, pour moi, a été un élément déclencheur, toutes ces mémoires éclatées. Surtout, comme le dit justement Marion Fontaine, c’est la fin d’un monde ouvrier et, à la fois, il en reste quelque chose. Ce que Claire Zalc, par exemple, a étudié : le Nord, les Chtis, le club de Lens, le foot. Une culture très dense, bien qu’elle soit l’objet, pas forcément d’une véritable amnésie sociale, mais néanmoins d’un oubli auquel elle semble vouée. C’est d’ailleurs une remarque que font les médecins quand ils interviennent au Tribunal populaire de Lens. Il faut imaginer que chaque année, disent-ils, les mines font plus de morts qu’à Oradour. Quand j’ai lu cela, j’étais sidéré : d’un côté, un massacre de civils en temps de guerre et, de l’autre, qu’est-ce que c’est ? Quel est cet événement ? Est-ce la faute à « pas de chance », comme les houillères voudraient le dire ? « Un coup de grisou, c’est le hasard ». Ou est-ce que c’est, comme les ingénieurs l’ont montré, une erreur d’intervention, un délai qui n’a pas été respecté, un ventilateur cassé que l’on ne répare pas alors que l’on fait quand même descendre les gars. Les médecins diront en fait que c’est plus que ça : une mort lente, une mort annoncée, puisqu’il y a cette maladie, la silicose, à laquelle on expose les mineurs au quotidien.
Mon travail d’édition a eu pour souci de donner à entendre la variété de ces discours et de montrer des événements, comme la cérémonie de l’enterrement avec non seulement toutes les autorités, mais aussi tous les mineurs dans leurs habits d’apparat. Ce qui était exceptionnel. Ces événements ont entraîné d’autres et ainsi de suite. Les peintres ont été en rapport avec les familles, même si les municipalités ne les ont pas exposés parce que, par exemple, ils n’étaient pas au PC ou qu’ils n’étaient pas locaux. Cela a été un moment de très fortes tensions entre le PC et la gauche, l’extrême gauche, que ce soit la Ligue Communiste ou que ce soit la GP, ou la VLR, Vive La Révolution. Je trouve cela très intéressant aussi : comment ce procès, mais aussi la mobilisation, comment tout ça se réinscrit dans une mémoire qui est une mémoire de tout le XXe siècle des mineurs ?
C’est comme si se trouvait d’un côté une mémoire ouvrière et, de l’autre côté, une mémoire militante, et à la fin des années 1980, tout disparaît.
Ph. A : il se trouve que la majorité des militants a versé à la BDIC, qui est maintenant La Contemporaine à Nanterre, François Ewald a versé aux archives départementales, les Charbonnage de France ont leur propre centre d’archives. On a le Centre des archives du monde du travail3 à Roubaix qui est très important et qu’il faut défendre. Il y a aussi ces lieux qui ne sont pas forcément d’archivage mais de monstration, des lieux mémoriaux qui sont sur le web. Mais tout ça n’est absolument pas relié. C’est non seulement une mémoire éclatée, mais en plus une mémoire qui a déjà un premier écran. Ça a été très difficile de faire exister la mémoire des mines. Les dénommés « gueules noires » sont relégués très loin.
Ce travail s’inscrit à la suite de cette partie importante
de votre recherche qui se consacre à d’autres marges et, partant, à d’autres mondes ou d’autres passés n’ayant pas ou plus de visibilité mémorielle.
Ph. A : En effet, mon travail sur la psychiatrie participe d’un même souci. En tant qu’historien du XIXe siècle, je me suis intéressé aux écrits autobiographiques de criminels qui avaient été collectés et commandés par un médecin, Alexandre Lacassagne. Ce dernier avait versé des documents à la bibliothèque municipale de Lyon avec un fort désir d’archivage. On n’en a pas fait grand cas, mais aujourd’hui ça fait partie des pièces importantes de sa collection. Un autre cas, celui de Georges Hérelle qui se passionne pour l’histoire de l’homosexualité, l’histoire de l’amour grec, plus exactement. Pendant des années, il collectionne des témoignages, des livres, entretient une correspondance avec des écrivains, et verse son fonds aux archives à la Bibliothèque nationale et à Troyes. Il s’agit là d’une histoire que l’on peut appeler minoritaire, Cela a quasiment été l’objet de ma thèse : savoir pourquoi ces textes avaient été conservés. Pourquoi ils avaient été écrits et comment ils avaient été conservés. Une histoire des archives, de la mémoire de l’inscription.
Cette même problématique m’a amené avec Mathieu Pernot, photographe, à travailler à l’invitation du centre d’art Le Point du Jour et de la fondation du Bon Sauveur, dans les archives de l’asile psychiatrique de Picauville dans la Manche inauguré en 1937 et détruit en partie au moment du Débarquement. À ce moment, les religieuses, les fous et folles se sont retrouvés en pleine campagne. On a travaillé beaucoup sur ce moment de destruction. Un autre moment, plus enfoui bien que plus récent, était qu’en 1963, non en 1962, deux convois, l’un de femmes l’autre d’hommes, arrivent de l’asile de Blida, en Algérie. Donc bien après ce qui avec Mathieu Pernot avait donné L’Asile des photographies (2013), nous avons porté avec Béatrice Didier notre attention sur cette histoire qui a donné Histoire(s) de René L. : Hétérotopies contrariées (2022). La mémoire rapatriée est une mémoire très complexe, à la fois très disputée et inscrite nulle part. C’est comme la superposition de deux lieux d’oubli. Dans les années 1960-1970, quand la sectorisation met fin à ce type d’établissements, ces mémoires disparaissent du paysage, alors que cette présence de la psychiatrie au sein de petites villes polarise une activité très importante. Il y a une histoire de la psychiatrie, mais pas une mémoire de la psychiatrie.
Il en est de même avec les prisons, s’agissant de la mémoire ordinaire de la détention. J’ai toujours été frappé de voir, y compris dans les établissements pénitentiaires, la densité de tout ce qui relève des cahiers, des traces, des rapports. L’exemple des mains courantes où les surveillantes et les surveillants consignent des incidents, des micro-événements ; ce sont des inscriptions qui, comme sur les navires, ont une nécessité. Ce sont ces archives-là qui, moi, m’intéressent et m’amènent à travailler sur la façon dont elles sont conservées – ou pas.
Ce que vous avez réalisé aux États-Unis participe-t-il de la même intention ?
Ph. A : La mutinerie du pénitencier d’Attica, qui a lieu en septembre 1971, a deux grandes spécificités. La première, elle est documentée en direct car les mutins demandent que les médias suivent leur révolte de l’intérieur. On a des images de l’occupation de la cour par 1 000 détenus sur un total de 2 000. La seconde est la violence de la répression : une quarantaine de morts pendant l’assaut, à la fois des surveillants et des détenus, à l’exception de deux d’entre eux, sous les balles de la police d’État et de l’armée. En 1971, il s’agit du plus grand massacre de civils aux États-Unis depuis la guerre civile. J’ai connu cet événement par un numéro de La Cause du peuple – ce qui nous ramène à Fouquières –, et un texte de Jean Genet qui est très célèbre, qui s’appelle « Attica USA ». Or, à mon grand étonnement, il n’y avait absolument aucun livre, aux États-Unis ni ailleurs, sur ce soulèvement d’Attica. Aucun travail historique n’avait été mené. Il n’y avait que des articles, soit de presse, soit surtout de militants sur la procédure, pas sur l’histoire. Quand on a entrepris cette enquête, il n’y avait qu’une mémoire artistique, notamment un morceau d’Archie Shepp, une chanson de Lennon et Yoko Ono : « Attica state », des références dans la culture populaire américaine, notamment le film de Sydney Lumet, Un après- midi de chien (1975) avec Al Pacino criant, dans la banque qu’il braque, alors qu’il est cerné, « Attica ! Attica ! ».
Mais sur l’histoire il n’y avait rien. Il y avait le rapport tout à fait passionnant, publié à l’époque par un comité indépendant, demandé par le gouverneur Rockfeller, ayant donné en personne l’ordre de l’assaut. S’ajoutent à cela aussi les photos de Cornell Capa, le fondateur de l’International Center of Photography à New York, frère de Frank Capa. C’est notamment avec ces photos de Capa prises après la mutinerie que le travail a commencé. Je suis parti à New York avec David Benassayag, lui aussi de Point du Jour, pour aller voir les archives et rencontrer l’avocate Elizabeth Fink qui avait consacré sa vie aux Attica Brothers. Cette dernière détenait beaucoup des photos que la police avait faites après l’assaut en mettant des armes près des cadavres des mutins. Je suis rentré des États-Unis avec ces informations. Ce geste est peut-être spécifique à ma génération. Je suis né en 1968 et que ce soit à propos de ce tournant des années 1970 ou à propos du VIH, je suis entre deux générations, voire trois. Donc cette question est très présente, il s’agit non seulement de la mémoire, mais de comment en historien la faire pas- ser : être simplement un tiret – ce n’est pas transmettre, car transmettre voudrait dire avoir été témoin de cette époque, or, finalement, je ne suis témoin ni de « 1968 », ni des années 1970, ni même des années Sida.
Je voudrais peut-être finir là-dessus, car il se trouve que j’ai beaucoup travaillé sur la mémoire gay, j’ai même fait une expo avec Clive Thomson, à la mairie du IVe arrondissement à Paris, intitulée « Fières archives », autour d’autobiographies d’invertis du XIXe siècle. Aujourd’hui, ont lieu de vrais conflits d’archives : par exemple, toute cette fameuse polémique autour de la demande communautaire d’un lieu spécifique pour un fonds documentaire et d’archives autour des documents LGBT. Et il y a cette notion d’archive à soi. Ce ne sont plus les Archives nationales qui seraient les archives citoyennes, chacun et chacune devrait disposer d’un lieu d’archives spécifiques pour sa propre communauté ou, tout au moins, la communauté à laquelle elle ou il adhère à un moment donné. Évidemment, pour un chercheur comme moi, c’est très troublant. Cela remet totalement en cause le modèle patrimonial, au nom d’un droit à la mémoire.
Un droit à une mémoire individualisée, individuée même ?
Ph. A : Individualisé ou communautarisé. D’ailleurs le point de bascule a peut-être été le déplacement du fichier dit « juif » des Archives nationales (de l’hôtel de Soubise) au Mémorial de la Shoah (rue Geoffroy l’Asnier) – en considérant néanmoins que la vitrine qui l’abrite est extraterritorialité des AN. On n’a pas mesuré la portée de cet acte car le contexte était très différent. Aujourd’hui, la communauté LGBT pourrait tout à fait dire : « Écoutez il y a un certain nombre d’archives répressives aux Archives nationales qui doivent avoir leur place au centre LGBT, dans notre lieu de mémoire » ; s’agissant de l’esclavage ou de la colonisation, il pourrait en être de même. On pourrait argumenter qu’un certain nombre d’archives devraient ainsi sortir des Archives nationales. Cela ouvrirait à une sorte balkanisation des archives, non sans conséquences. Faire l’histoire des archives ne consiste pas à juger ce processus, mais sans doute à souligner combien, plus qu’on ne le pense, les institutions d’archivage, comme les désirs d’archives, sont mouvantes. ❚
ŒUVRES CITÉES
Artières, Philippe & Béatrice Didier, 2022, Histoire(s) de René L. : Hétérotopies contrariées, Paris, Manuella éditions.
Artières, Philippe, 2020, « Les archives autobiographiques de patients en psychiatrie. Le cas des papiers de René L. À l’hôpital du Bon-Sauveur de Picauville (Manche) », in Yves-Marie Bercé (dir.), Archives des gens simples, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 57-64.
Artières, Philippe & Mathieu Pernot, 2013, L’Asile des photographies, 2013, Cherbourg-en-Cotentin, Le point du jour.
Artières, Philippe, 2017, Attica USA 1971, Cherbourg-en-Cotentin, Le point du jour.
Michel Foucault, 1973, « Pour une chronique de la mémoire ouvrière », in idem, Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, « Quarto », p. 1267-1268.
Ponsard, Nathalie, 2018, « La mémoires ouvrière au regard de l’histoire orale », Mémoires en jeu, n° 8, hiver-printemps, p. 113-118.
Linhart, Robert, 1981, L’Établi, Paris, Minuit.