A Stolperstein, literally “stumbling stone”, is a small cobblestone coated with a brass plate, dedicated to one person persecuted by the Nazi regime because of their religious belonging, ethnicity, political affiliation, sexual orientation, mental or physical condition. The first Stolpersteine appeared in Alsace in 2019. They hold a remembrance and a pedagogical side but also raise issues on desirable forms of commemoration and the place of World War II remembrance in people’s lives.
Cubes de béton d’une dizaine de centimètres de côté recouverts d’une fine plaque de laiton sur lesquels sont gravés nom, année de naissance, de déportation et date de l’assassinat des victimes du nazisme, les Stolpersteine ont fait leur apparition à Strasbourg au printemps 2019. Ces pavés sur lesquels on peut « trébucher » maintiennent vivante la mémoire des disparus. Littéralement « pierres d’achoppement », elles sont posées devant le dernier domicile librement choisi des victimes des persécutions et déportations du régime national-socialiste : Juifs, Roms, Sinté, homosexuels, handicapés, communistes, résistants et de manière générale toutes les personnes persécutées par ce régime.
UNE INITIATIVE ARTISTIQUE ET MÉMORIELLE ALLEMANDE POUR REPENSER LES « LIEUX DE MÉMOIRE »
Les Stolpersteine sont l’œuvre de l’artiste allemand Gunter Demnig. Né immédiatement après la guerre, en 1947 à Berlin, il fait partie d’une génération qui a donné un certain nombre d’acteurs de la mémoire du national-socialisme. Après l’obtention de son Abitur – l’équivalent allemand du baccalauréat – en 1967, il entreprend des études à l’Université des arts de Berlin où il s’intéresse à la pédagogie de l’art (Kunstpädagogik) et au design industriel jusqu’en 1970. Il intègre ensuite l’École d’art de Cassel où il obtient en 1974 un diplôme d’État pour devenir enseignant d’arts plastiques dans le secondaire. Plus tard, de 1977 à 1979, il s’occupe de la restauration de monuments et, de 1980 à 1985, travaille pour la faculté d’art de l’Université de Cassel en tant que collaborateur artistique et scientifique.
En 1990, Gunter Demnig est chargé par la mairie de Cologne d’un projet artistique commémorant la déportation des Roms et Sinté de la ville. À l’aide d’une roue qu’il avait conçue et sur laquelle il avait fait figurer l’inscription : « Mai 1940 : 1 000 Roms et Sinté », il traça, sur une vingtaine de kilomètres au cœur de la ville, les chemins qu’avaient empruntés ces derniers de leur lieu d’habitation à leur lieu de déportation, la gare de Deutz. Son idée était d’honorer les victimes à l’endroit où elles vivaient plutôt que sur le lieu de leur assassinat (Camarade, p. 72). Il est conforté dans son initiative lorsqu’une habitante de la ville lui assura, en dépit de l’histoire, que jamais aucun Rom n’avait vécu à Cologne. Dès lors, l’artiste allemand comprit l’importance de réintégrer les victimes du national-socialisme dans l’espace urbain duquel elles disparurent afin de lutter contre l’oubli de ces vies persécutées.
Au même moment, des initiatives mémorielles similaires voient le jour. Jochen Gerz, avec l’aide d’étudiants des Beaux-Arts et en collaboration avec les 66 communautés juives d’Allemagne, entreprend en 1990 – sans l’accord préalable des autorités – de retirer aléatoirement 2 146 pavés de l’allée menant au château de Sarrebruck, qui fut le quartier général de la Gestapo, pour y graver en dessous les noms des 2 146 cimetières juifs qui existaient en 1939 dans le pays. Les noms des cimetières, étant gravés sur le dessous du pavé, deviennent de fait invisibles. Seul le nom de la place, rebaptisé en « place du monument invisible » en rend compte. Le Monument contre le racisme, inauguré officiellement par le chancelier Helmut Kohl en 1993, a donc été pensé de sorte que les passants ressentent, lorsqu’ils foulent les 2 146 pierres qui le constitue, cette « mémoire brûlante sous les pieds » (G. Wajcman cité dans Zevi, p. 133). La même année 1990 est marquée par La maison manquante de Christian Boltanski réalisée à l’occasion de l’exposition La finitude de la liberté (Die Endlichkeit der Freiheit) à Berlin. La démarche de Boltanski se rapproche de celle de Demnig. En effet, Boltanski associe les noms des victimes juives du national-socialisme aux endroits où elles vécurent et dont elles furent arrachées. Ainsi, La maison manquante est située dans le quartier berlinois de Scheunenviertel, autrefois peuplé par des Juifs venus de l’Est, et sur laquelle figurent des plaques commémoratives sous forme de fairepart de décès où sont écrits les noms, les professions, la date de l’arrestation et la date de l’assassinat. Enfin, l’initiative de Renata Stih et Frieder Schnock doit ici être soulignée. Ces derniers accrochent, en 1993, aux réverbères du quartier bavarois de Berlin des affiches rappelant chacune un décret antisémite ainsi que sa date d’émission. Au revers de chaque panonceau figure une image représentant un objet du quotidien se référant à la loi promulguée, traduisant dans l’espace public les conséquences de l’application de politiques discriminatoires banalisées (ibid., p. 163-168).
Le début des années 1990 est donc marqué par une phase de mémorialisation de la Shoah dans une Allemagne qui, tout juste réunifiée, fait du génocide une des composantes majeures de son récit national. Très vite, les débats mémoriels se focalisent « sur la question d’une surexposition de la Shoah » (Camarade, p. 71), aboutissant à la fin de la décennie, au discours de l’écrivain Martin Walser – prononcé en 1998 – dans lequel il dénonce une « instrumentalisation d’Auschwitz » ainsi que des commémorations ritualisées et désincarnées. Accusé d’avoir donné raison à l’extrême droite, certains lui concèdent d’avoir dit ce qu’une partie des Allemands, toujours plus nombreuse, pensait (ibid., p. 71-72).
De par sa formation, son expérience et le contexte mémoriel dans lequel se trouvait l’Allemagne à cette époque, l’influençant directement ou non, Gunter Demnig eut donc l’idée d’ancrer le nom des personnes persécutées par le régime national-socialiste dans le sol et posa en 1995, sur les trottoirs de Cologne, les premières Stolpersteine.
COMMÉMORER MONDIALEMENT, MAIS À L’ÉCHELLE INDIVIDUALISÉE ET DE MANIÈRE PARTICIPATIVE
Le travail artistique de Gunter Demnig est tout autant mémoriel que pédagogique. Il ne distingue pas la nature des persécutions et souligne l’importance et la singularité de chaque victime du nazisme, non pour les opposer mais pour les intégrer dans l’histoire locale. En effet, la localisation même des Stolpersteine vise à ancrer cette mémoire dans le paysage et peut aussi, pour celles et ceux qui en ont été privés, tenir symboliquement lieu de sépulture et d’endroit de recueillement pour les familles. Au-delà, l’espace public choisi, le trottoir, permet de rappeler aux passants cette mémoire au quotidien, de manière jugée plus concrète et personnelle que les mémoriaux passant rapidement inaperçus.
Les Stolpersteine se pensent ainsi comme un « monument par défaut » (Zevi), c’est-à-dire sans monumentalité spectaculaire mais invitant le visiteur à une expérience – ici le trébuchement symbolique pour activer la mémoire (p. 310) – qui doit précéder la prise de conscience et l’analyse. Ce sont des contre-monuments au sens ou, contrairement a ceux mis en place par l’État ou les pouvoirs locaux les initiatives peuvent être individuelles ou associatives et se focalisent sur la victime en tant qu’individu déporté. Or, à l’heure où les commémorations plus classiques gagnent en monumentalité sans pour autant faire davantage sens pour celles et ceux qui y assistent (Gensburger & Lefranc), ce mode de commémoration vise à mieux répondre à des enjeux de la mémoire tels qu’ils se dessinent dans le monde contemporain, à la fois plus individualisée et participative, comme l’illustrent les démarches pédagogiques associées à ces poses. De plus, le faible coût de revient d’un pavé, calculé de sorte à couvrir les dépenses liées au matériel, la recherche, la fabrication, l’organisation, la livraison, les voyages, l’installation, les actions pédagogiques, la maintenance d’une base de données ainsi que les salaires des employés de la Fondation Gunter Demnig dont son créateur, de 120 euros et, depuis 2020, de 132 euros pour les poses hors d’Allemagne – l’augmentation aide à mieux couvrir les frais de déplacements de l’artiste à l’étranger1 –, favorise largement la participation de tout un chacun. La Stolperstein peut donc se penser selon le concept de « sculpture sociale » théorisé par Joseph Beuys, dans la mesure où ce projet implique activement ses acteurs dans le processus mémoriel. C’est ainsi que le travail de Gunter Demnig s’exporta rapidement dans d’autres pays. Dès 1997, des pavés sont installés en Autriche, puis à partir de 2007 en Hongrie et aux Pays-Bas. Suivront, entre autres, la République Tchèque en 2008, puis la Belgique en 2009, jusqu’à la Grèce en 2016, et même l’Argentine, premier pays non européen à avoir accueilli en 2017 un pavé collectif à la mémoire d’enfants scolarisés à Buenos Aires, après avoir fui l’Europe sous domination nazie. Désormais, l’artiste pose environ 5 000 pavés par an.
En 2020, ce sont quelque 77 000 pavés de la mémoire, dans 26 pays, qui visent à redonner un nom aux victimes de la Shoah et à rappeler les persécutions du régime national- socialiste, y compris à l’égard d’autres groupes de victimes. Dans cette géographie du souvenir consacrant les attaches spatiales des mémoires de la Shoah (Chevalier), les Stolpersteine se présentent comme « le plus grand mémorial délocalisé de la Shoah et de la déportation »2.
LES STOLPERSTEINE EN ALSACE : HISTOIRE D’UNE IMPLANTATION RÉUSSIE
Si les Stolpersteine se diffusent rapidement en Allemagne et au-delà, leur arrivée en France est le fruit d’une histoire compliquée et qui pose la question de l’adaptabilité de ce mode de commémoration (Kaiser, p. 108-115). Après un refus initial par la municipalité de La Baule en 2011, les premiers pavés posés en France le sont en Vendée en 2013 dans les villes de Fontenay, Longèves, Beaulieu-sous-la-Roche, L’Aiguillon-sur-Mer, Saint-Médard-des-Prés, Bourneau, Nieul-sur-l’Autise, Fontaines et Mervent pour 13 requis du STO, prolongement d’une initiative de la ville de Hambourg pour retracer les trajectoires des travailleurs forcés ayant péri pendant la guerre. C’est à partir de 2016 que les initiatives vont venir d’associations et d’institutions scolaires, donnant une impulsion aux recherches et mettant l’accent sur la dimension pédagogique. À Cluny (mars 2016) puis Bordeaux et Bègles (avril 2017), notamment, le rôle de la communauté éducative fut déterminant (Baumann, Camarade, Kaiser et al., p. 131-132). Suivant les mêmes dynamiques, des pavés ont été posés à Belley (mai 2017) ainsi que dans l’agglomération rouennaise (septembre 2020). Le projet belleysan a été le fruit d’une collaboration entre l’AMS (Association pour la mémoire de la Shoah), le mémorial de la Maison des enfants d’Izieu et deux enseignantes du lycée de la ville (Kaiser, p. 114-155). L’initiative rouennaise est quant à elle portée par l’association Pavés de mémoire Rouen Métropole. Elle a été menée de concert avec des dizaines de collèges et lycées de l’agglomération ainsi qu’avec le département d’allemand de l’université et la maison d’arrêt Bonne-Nouvelle de Rouen. Ainsi, au cours de l’année scolaire 2019-2020, près de 500 élèves et étudiants ont été associés aux membres de l’association pour la réalisation du projet. De nouvelles poses sont prévues pour le printemps 2021 si la situation sanitaire le permet (Bouillot). En Alsace, les premières pierres ont été posées à Herrlisheim-près-Colmar, dans le Haut-Rhin, le 30 avril 2019, puis à Muttersholz, dans le Bas-Rhin, et à Strasbourg le 1er mai suivant. Au total, 71 Stolpersteine ont été installées dans les deux départements au printemps 2019.
Ces poses sont le fruit d’un important travail de recherches historiques. Le Memorbuch du grand-rabbin René Gutman, qui dresse la liste des déportés du Bas-Rhin, en constitue les fondements, mais les archives départementales du Bas-Rhin ainsi que les bases de données spécialisées du monde entier, comme celle de l’Institut Yad Vashem à Jérusalem ou encore celle des Archives Arolsen situées dans la ville de Bad Arolsen en Allemagne, sont les principaux autres fonds consultés. En recoupant les informations trouvées aux archives départementales avec celles disponibles sur les différentes bases de données – et sans oublier, lorsque cela est possible, les renseignements donnés par les familles – les chercheurs de l’association Stolpersteine 67 (étudiants, historiens et professeurs) ont pu établir la biographie des personnes pour lesquelles les pierres ont été posées.
En parallèle à ce travail, un important volet pédagogique est mené par les membres de l’association. L’exposition itinérante sur ces pavés de mémoire, réalisée par le Lycée ORT de Strasbourg, circule dans de nombreux établissements d’Alsace, tant au niveau secondaire que supérieur, et permet d’aborder les persécutions nationales-socialistes sous un angle novateur. Cette micro-histoire de la Shoah offre la possibilité de partir du particulier pour aller vers l’universel. Ainsi, dans le cadre d’un projet mené avec deux classes de lycéens par Nicolas Tatessian et Julien Wiggermann, professeurs d’histoire-géographie au lycée Marcel-Rudloff de Strasbourg, devant déboucher sur la pose d’une nouvelle Stolperstein, un travail est réalisé avec les archives départementales du Bas-Rhin sur les sportifs face au régime national-socialiste. Laurence Jost-Lienhard, également professeure d’histoire-géographie au lycée Adrien Zeller de Bouxwiller, a quant à elle réalisé avec ses élèves de première et de terminale un film documentaire, Kaddish pour un prof, à partir des archives du lycée, sur Maurice Bloch, enseignant de littérature grecque et latine dans leur établissement dans les années 1930 et déporté à Auschwitz. Ce travail devait également aboutir à la pose d’une Stolperstein à Bouxwiller devant le lycée. Les retours d’expérience de ces enseignants montrent que ces travaux menés sur l’histoire locale mettent les élèves au contact des destins étudiés en les rendant moins abstraits, ce qui leur permet de mieux prendre conscience de l’idéologie et des mécanismes de discrimination et d’exclusion qui ont conduit à leur assassinat3. Il ne s’agit pas tant d’accéder à la connaissance à travers l’émotion suscitée par l’étude d’une trajectoire individuelle, que d’initier une véritable démarche scientifique, croisant les sources autour d’une personne liée à un territoire du quotidien (région, quartier, école), afin d’être amené à l’intelligence du passé et à l’établissement des faits, une position éthique primordiale à l’heure de la post-vérité (Roder, p. 190).
Les communes de Diemeringen, Ingwiller, Bouxwiller, Barr, la fondation protestante du Sonnenhof à Bischwiller et à nouveau Strasbourg, devaient accueillir au début de l’année 2020 54 nouveaux pavés de la mémoire. La crise du coronavirus a différé ce projet, la fondation berlinoise de Gunter Demnig ayant décidé de reporter toutes les installations de Stolpersteine prévues en 2020.
UN MODE UNIVERSEL DE COMMÉMORATION ?
Les exemples bordelais, rouennais et alsacien témoignent donc de la diffusion de ce mode de commémoration mais aussi des spécificités locales en jeu. Pourtant, ces pavés ont rencontré des oppositions parfois encore très tenaces (Camarade, p. 78-80), qu’il s’agisse du scellement au sol de pavés, risquant de faire vraiment trébucher les passants mais surtout – c’est le cas par exemple de la communauté juive de Munich – par crainte que l’on piétine le nom des disparus au lieu de les honorer. D’autres débats portent sur l’opportunité de faire poser une pierre pour les personnes qui ont survécu aux persécutions. Enfin, l’ensemble du processus conduisant à la pose de pavés implique de nombreux acteurs aux conceptions et objectifs parfois discordants entre les individus, les associations mémorielles ou les familles de disparus, les municipalités qui accordent ou non le droit de faire poser des Stolpersteine ou encore les résidents des immeubles au pied desquels les pavés sont scellés, ces derniers pouvant être réticents ou au contraire très impliqués dans la pose et l’entretien des Stolpersteine devant chez eux.
À Strasbourg, le processus qui a mené aux premières poses de pierres le 1er mai 2019 se heurta à de nombreuses oppositions, en particulier de la part du Consistoire du Bas-Rhin (CIBR), qui était sur des positions similaires à celles de la communauté juive de Munich. Il aura fallu dix années et trois tentatives pour qu’un accord soit conclu entre le CIBR, la Ville et l’Eurométropole, permettant la pose de Stolpersteine dans la capitale européenne et la facilitant dans le reste du département. Le projet n’aurait d’ailleurs jamais vu le jour sans le travail de l’école ORT de Strasbourg : l’exposition qu’elle réalisa, résultat de plusieurs mois de recherches, fut présentée le 27 janvier 2019, à l’occasion de la Journée internationale pour la mémoire des victimes de la Shoah et pour la prévention des crimes contre l’humanité, à un très large public dont de nombreux officiels. Cette exposition a également servi de tremplin aux actions de communication ainsi qu’au projet pédagogique de l’association locale Stolpersteine 67 – fondée officiellement en février 2019 – regroupant chercheurs, élus locaux, résidents transfrontaliers, enseignants, étudiants, membres d’associations et familles de victimes.
Une autre question est celle des catégories de victimes qui sont de fait honorées par les Stolpersteine. Elle se pose avec acuité en Alsace avec la prégnance mémorielle forte des victimes du nazisme que représentent notamment les incorporés de force, dits « malgré-nous ». En effet, si ces pavés sont, d’après Demnig, destinés à commémorer toutes les victimes du nazisme, l’immense majorité des Stolpersteine posées jusqu’à présent l’ont été pour des victimes de la Shoah, phénomène qui peut s’expliquer par la spécificité et l’importance de la mémoire dans la tradition juive mais aussi par des normes mémorielles construites où « les victimes juives sont devenues la référence indépassable en termes de reconnaissance victimaire » (Roder, p. 52), au risque de brouiller l’intelligence de la singularité des mécanismes de persécution. En outre, la forme même de ce processus commémoratif, dans lequel des sponsors associatifs ou individuels prescrivent le choix des personnes dont le nom figurera sur la pierre, où le texte explicatif est par ailleurs nécessairement limité, est forcément réductrice quant à la diversité des formes de déshumanisation et de mort subies (Östman, p. 30). Des oppositions de nature économique ont également été soulevées, mais il faut rappeler que le coût demandé par l’artiste, moins de 150 euros pour la fabrication et la pose d’un pavé, reste modique et ne sert qu’à couvrir les frais engendrés : l’artiste assure n’en retirer aucun bénéfice.
Ces débats et limites pointés invitent donc à interroger la forme à donner aux commémorations ; ils posent aussi la question de savoir si l’histoire doit s’inscrire de la même façon dans l’espace public de tous les pays et même au sein des différentes régions d’un même pays. En effet, alors que les villes de Strasbourg et Bordeaux ont vu les initiatives locales rencontrer finalement un écho favorable auprès des municipalités et des communautés juives, ce n’est pour le moment pas le cas de Paris4. La mairie dit s’appuyer sur l’avis du Mémorial de la Shoah. Or ce dernier ne souhaite pas s’associer au projet car il estime que les mémoriaux existants sont suffisamment présents dans l’espace public parisien (mémoriaux, noms de rues, jardins publics, plaques sur les immeubles et devant toutes les écoles) pour que l’œuvre de pédagogie et de mémoire des victimes puisse s’accomplir et qu’a contrario, l’ajout d’un mode supplémentaire de commémoration, qui par la démographie parisienne, impliquerait un nombre considérable de pavés et de cérémonies, pourrait même s’avérer contre-productif pour le message à transmettre, en donnant une impression de « trop plein ».
Le projet parisien est appuyé par des associations de survivants et de descendants très actifs sur les réseaux sociaux, mais sans nécessairement un ancrage local, ce qui est logique étant donné la forte dispersion des familles déportées depuis la capitale. La pose de Stolpersteine à Paris vise à établir un langage mémoriel commun sur le territoire national et même européen. Notons que l’Assemblée nationale devait accueillir, au mois de novembre 2020, l’exposition itinérante réalisée par l’ORT de Strasbourg, mais la crise du coronavirus a repoussé sa présentation d’une année. Toutefois, les réticences auxquelles se heurte le projet à Paris ou ailleurs amènent à s’interroger d’une part sur les attentes des porteurs institutionnels de la mémoire juive, d’autre part sur les limites d’une uniformisation des modes de commémoration dans des territoires dont les écosystèmes mémoriels sont distincts. ❚
ŒUVRES CITÉES
Baumann, Pierre, Camarade, Hélène, Kaiser, Claire & Patin, Nicolas, 2018, « Stolpersteine à Bordeaux et B.gles. Retour sur un projet mémoriel, historique et artistique de Gunter Demnig », Allemagne d’aujourd’hui, vol. 225, n° 3, p. 127-142.
Bouillot, Corinne, 2020, « Stolpersteine dans l’agglomération rouennaise les enjeux européens et locaux d’un projet mémoriel, éducatif et citoyen », L’Atelier des Savoirs, en ligne : https://eriac.hypotheses.org/1652 [consulté le 13/01/2021].
Camarade, Hélène, 2018, « Le mémorial des Stolpersteine. Histoire, enjeux et phénomènes d’appropriation à l’ère de l’essoufflement de la commémoration », Allemagne d’aujourd’hui, vol. 225, n° 3, p. 69-86.
Chevalier, Dominique, 2017, Géographie du souvenir : ancrages spatiaux des mémoires de la Shoah, Paris, L’Harmattan.
Gensburger, Sarah & Lefranc, Sandrine, 2017, À quoi servent les politiques de mémoire ? , Paris, Presses de Sciences Po.
Kaiser, Claire, 2018, « Les premiers Stolpersteine en France : état des lieux d’une difficile implantation », Allemagne d’aujourd’hui, vol. 225, n° 3, p. 104-126.
Östman, Lars, 2018, The Stolpersteine and the Commemoration of Life, Death and Government : A Philosophical Archeology, Bern, Peter Lang.
Roder, Iannis, 2020, Sortir de l’ère victimaire. Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, Paris, Odile Jacob.
Zevi, Adachiara, 2018, Monuments par défaut. Architecture et Mémoire depuis la Shoah, traduit de l’italien par Christophe Carraud, Trocy-en-Multien, éditions de la revue Conférence.
1 Pour les informations concernant les modalités des poses voir : http://www. stolpersteine.eu/en/home/ [consulté le 15/01/2020].
2 Présentation des Stolpersteine sur le site de l’association Stolpersteine 67 : http://www.stolpersteine.lautre.net/wp/docs/EXPO%20et%20FASC%20-%20Stolpersteine%20WEB.pdf [consulté le 8/12/2020].
3 Voir notamment le retour des élèves de Mme Jost-Lienhard dans le documentaire Kaddish pour un prof, projet lauréat en 2020 du prix Annie et Charles Corrin pour l’enseignement de la Shoah, prix décerné depuis 1989 sous l’égide du Fonds Social Juif Unifié, parrainé par le ministère de l’Éducation Nationale : https://drive.google.com/open?id=1tBHq7DfiGFQL18kgn8syMUunCgKg_VLG [consulté le4/01/2021].
4 Sur cette question, on pourra écouter la chronique de la journaliste Anaïs Kein sur France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/le-journalde-lhistoire/la-memoire-de-la-shoah-dans-les-rues-de-paris [consulté le 10/12/2020].