Histoire, mémoires et représentations de la Seconde Guerre mondiale
DES LIEUX DU SOUVENIR AUX MÉMOIRES TERRITORIALISÉES
C’est au cours des années 1980, sous la présidence de François Mitterrand, que le vocable mémoire remplace progressivement celui de souvenir (hérité de la guerre franco-prussienne de 1870) dans la rhétorique commémorative française. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale est alors élevée au rang de patrimoine national : le 8 mai redevient jour férié, l’enseignement de l’histoire de la période est valorisé dans les programmes scolaires et un Mémorial pour la paix est inauguré à Caen, le 6 juin 1988, par les plus hautes autorités de l’État.
À l’aube des années 1990, dans la perspective du cinquantième anniversaire de la Libération, de nouveaux chantiers sont engagés par les pouvoirs publics dans certains « hauts lieux » de la Seconde Guerre mondiale, comme la Maison des enfants d’Izieu (Ain) ou le Site national historique de la Résistance en Vercors. Le 16 juillet 1995, le président Chirac reconnaît solennellement la responsabilité de l’État français dans les crimes commis pendant l’Occupation. Prononcé cinquante ans après la fin de la guerre, son discours du Vél’ d’Hiv marque un tournant majeur dans les politiques de mémoire. L’action des services de l’État va désormais se renforcer pour faire reconnaître des aspects jusque-là absents de la mémoire nationale, qu’il s’agisse du rôle du régime de Vichy dans la persécution des Juifs ou des actions de sauvetage des Justes de France. À la même époque, les collectivités locales font également montre d’un certain volontarisme en la matière. On voit ainsi se dessiner, à côté du grand récit national, les contours de mémoires territorialisées à l’échelle d’une ville (Lyon inaugure son Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation en 1992), d’un département (Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère) ou encore d’un Parc naturel régional, comme dans le Vercors. En ce qui concerne la région Rhône-Alpes, une première tentative de mise en réseau de ces dispositifs mémoriels est envisagée dès le milieu des années 1990, mais il faudra attendre le soixantième anniversaire de la Libération, en 2004, pour que la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) et la région Rhône-Alpes entreprennent d’organiser des rencontres régulières avec les différents organismes publics œuvrant dans ce domaine.
En 2007, les membres de ce réseau naissant, rejoints par des chercheurs en sciences sociales, font le constat qu’il existe des questionnements communs aux différents acteurs publics de la mémoire des conflits. En effet, la disparition progressive des témoins, souvent à l’origine de la création de musées dédiés à la Résistance, contraint les institutions à s’interroger sur leurs pratiques et sur la transmission de ces récits mémoriels1. En parallèle, la recherche historique s’est ouverte à de nouveaux champs, à la fois géographiques et thématiques. La prise en compte de ces connaissances nouvelles et leur restitution à un public exigeant et en quête de sens deviennent alors une préoccupation majeure des membres du réseau qui proposent des comparaisons à l’échelle régionale, mais aussi européenne, des politiques de mémoire. C’est dans cette perspective qu’un premier voyage d’étude est organisé à Berlin et au camp de Ravensbrück (Allemagne) ; suivront un deuxième à Turin et en Émilie- Romagne (Italie) et un autre au Mémorial démocratique de la Catalogne à Barcelone. Ces différents voyages exploratoires sur des sites historiques marqués par des événements tragiques (champ de bataille, camp d’internement ou de concentration) ou connotés de manière plus positive (lieu de vie des maquisards dans la forêt) ont permis à Mémorha d’appréhender différents types de dispositifs mémoriels à visée pédagogique (permettant une lecture informée de l’oppression ou de la Résistance) ou performative, à travers la reconstitution d’espaces et l’accumulation d’objets qui tentent de recréer ce qui fut ; certains lieux s’autorisant des expériences mixtes, à la fois pédagogiques et performatives.
Ce premier travail prospectif centré sur la territorialisation des mémoires a suscité quelques interrogations concernant l’émergence d’« insularités mémorielles », renforcées de nos jours par le marketing territorial. On a pu en effet remarquer que certains sites présentent des visions autocentrées et quelque peu mythifiées de la mémoire, en faisant correspondre un ensemble géo-historique aux contours mal définis avec une entité administrative contemporaine (auto) labellisée « territoire de la mémoire » ; ceci pouvant susciter une forme d’hypermnésie dudit territoire dans les représentations – et par voie de conséquence de marginalisation des pays riverains qui peuvent légitimement se sentir dépossédés de leur part du récit mémoriel. De tels processus peuvent enfin générer des formes d’essentialisation de la mémoire, qu’exprime la formule « Au pays de la Liberté » appliquée au Vercors. Fort de cette expérience fondatrice, Mémorha a souhaité accompagner le glissement d’une « mémoire vitrine » et bloquée vers des mémoires croisées, interactives et renouvelées à l’échelle régionale.
En 2011, après plusieurs années de fonctionnement informel, Mémorha se constitue en association en se donnant pour mission première de réfléchir sur les enjeux contemporains de la transmission de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale (et plus largement des conflits du XXe siècle) ainsi que sur les nouvelles formes de représentation de la période dans l’espace public. C’est dans cet esprit qu’a été organisé un nouveau voyage d’étude en Belgique en 2012 et, en 2013, un séminaire transfrontalier dans le bassin genevois sur la thématique du passage (et du sauvetage) des populations persécutées à travers la frontière franco-suisse durant l’Occupation. Une telle démarche s’est étendue en 2015 – dans une perspective comparatiste – aux différentes strates mémorielles du camp de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) et sites connexes de cette région frontalière avec l’Espagne. Pour approfondir cette réflexion, Mémorha a coorganisé en 2016 à Moissac (Tarn-et-Garonne) une rencontre centrée sur l’accueil, le sauvetage et la résistance2 des Juifs. Trois lieux emblématiques – Le Chambon-sur-Lignon (Haute- Loire), Dieulefit (Drôme) et Moissac – ont été retenus. Représentatifs de situations qui se rencontrent en grand nombre ailleurs, ils offrent l’opportunité de se risquer dans la micro-histoire, chacun de ces sites offrant une position à la fois originale et explicable par le recours à des analyses plus générales. Une des réalités communes à ces trois lieux est de compter des « Justes parmi les Nations », selon la terminologie de Yad Vashem (Jérusalem) qui décerne cette distinction. Depuis une vingtaine d’années, les initiatives en faveur des Justes vont se multipliant. L’intérêt du public et des instances officielles semble en effet s’accroître depuis la loi du 23 mars 2000 (hommage simultané aux victimes de la Shoah et aux Justes), tandis que des travaux de synthèse récents rendent compte (au-delà de la seule figure du Juste) de l’ampleur du sauvetage à l’échelle nationale.
COMPRENDRE L’ÉVOLUTION DU PAYSAGE MÉMORIEL DE 1945 À NOS JOURS
La mémoire française de la Seconde Guerre mondiale, soumise à une constante renégociation dans l’espace public, ne cesse de se recomposer. À partir de l’étude critique d’actes commémoratifs de natures diverses (cérémonie, exposition, manifestation culturelle) de 1945 à nos jours, Mémorha apporte une contribution à l’analyse du redéploiement de ses différentes composantes en interrogeant les pratiques sociales concrètes qui font la présence de ce passé dans les sociétés contemporaines. Les cérémonies du centenaire de la Grande Guerre et du soixante-dixième anniversaire de la Libération, organisées dans toute l’Europe, ont été une occasion privilégiée pour interroger l’évolution des pratiques commémoratives « par en haut » (quelles rhétoriques, quels rites ? ) mais aussi pour inventorier les très nombreuses initiatives émanant de la « société civile » en région Rhône-Alpes : bibliothèques, MJC, centres culturels, etc. Même si leurs angles d’approche sont fort éloignés de la mise en récit de la période par les institutions publiques, ces différents acteurs contribuent à l’écriture d’une « histoire à soi » nourrie parfois d’une solide érudition. Le 11 novembre 2013, la compagnie Vox international théâtre a organisé une reconstitution « à l’identique » du célèbre défilé des forces du maquis au monument au mort d’Oyonnax le 11 novembre 1943, ainsi qu’une fresque théâtralisée allégorique sur le thème de la Résistance ayant mobilisé plusieurs centaines de figurants lors de la visite du président Hollande, donnant à la cérémonie une dimension quelque peu spectaculaire. De telles festivités extrêmement mobilisatrices (plusieurs milliers de spectateurs d’horizons sociogéographiques variés ayant fait le déplacement à Oyonnax) font toutefois ressortir les clivages entre l’Histoire problématisée des chercheurs et les actions mémorielles d’érudits passionnés ou d’acteurs culturels. De nos jours, la période 1939-1945 est également une source d’inspiration pour de nombreux auteurs de cinéma, de littérature savante ou populaire, de théâtre ou des artistes plasticiens. Usant d’un registre d’expression différent de celui des chercheurs, ces créations n’en constituent pas moins d’authentiques espaces de réflexion sur la période et ses représentations.
En 2016, Mémorha a élargi son champ d’investigation à la nouvelle grande région Auvergne-Rhône-Alpes, en intégrant le Musée-Mémorial de la Résistance du Mont-Mouchet (situé aux confins du Cantal, de la Haute-Loire et de la Lozère) et le Lieu de Mémoire du Chambon-sur-Lignon, lié à la thématique du sauvetage des Juifs. Afin de mettre en lumière les nombreuses friches mémorielles de ce vaste territoire, Mémorha travaille, au plus près du terrain, avec les structures muséales, les cercles d’érudition et les chercheurs, à la réalisation d’un portail numérique baptisé Mémospace, outil collaboratif de recensement des sites historiques de la Seconde Guerre mondiale. À terme, celui-ci pourrait devenir un centre de ressources documentaires et pédagogiques pour les étudiants, les enseignants, mais aussi pour les opérateurs touristiques, dans la mesure où le visiteur des sites est désormais un être hyperconnecté. À travers ce nouveau chantier s’exprime une des ambitions du réseau visant à mieux comprendre les nouvelles formes de tourisme de mémoire, qui reposent sur le désir de contact direct avec ce que l’on pense être la vérité de l’authentique.
BIBLIOGRAPHIE
Barcellini, Serge, 2003, « Engagement, recherche et politique », Questions de communication [En ligne], 3 | 2003, mis en ligne le 1er juillet 2003, consulté le 5 novembre 2017. URL : http://questionsdecommunication.revues.org
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1 Mémorha a organisé un cycle de rencontres sur la « fin de témoins » et la « fabrique du témoignage oral », en partenariat avec le CMTRA, la DRAC et le Rize : https://www.cmtra.org/Nos_actions/Recherche/1232_La_fabrique_du_temoignage_oral.html
2 La résistance comprend les actes individuels ou organisés qui visent à mettre en échec les forces d’occupation ou de collaboration et à préparer « les jours heureux » ; le terme mérite d’être précisé dès lors qu’il est employé pour des actions non armées, des actes de désobéissance, auxquels les femmes ont pris une part reconnue, partageant avec les hommes des exigences éthiques pouvant les mettre en grand danger.
Publié dans Mémoires en jeu, n°5, décembre 2017, p. 127-129