Mémoires des luttes anti-coloniales en Tunisie de 1956 à nos jours, usages politiques

Paru le : 07.04.2020
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Habib Bourguiba, who is the great emblematic symbol of the Tunisian Nation memory, made national memory serve as a tool to legitimate his regime and personal power. Visual memory of the anticolonial struggle is first centered on his very person and then evolves in the 1980s to the figure of the Tunisian people with insistence on the notion of “martyr for the homeland.” During the regime of Ben Ali and after the revolution of 2011, the decentering from the founding father of the Tunisian nation has continued, though not without debate, between those nostalgic for Bourguiba and other more critical social and political figures—all this against the backdrop of an enlarged space for citizenship with social and economic rights as part of the national Tunisian memory. This article seeks to examine the Tunisian specifity, the national mythology that Bourguiba claimed to incarnate, in light of the specific historical trajectory of Tunisia in the Arab world.

Keywords: Bourguiba, Tunisian specificity, martyr monuments, transitional justice, dignity, citizenship.

Statue de Bourguiba à l’entrée de la medina de Sousse, déplacée sous Ben Ali, et réinstallée en 2016, 2018 © Samy Alcaraz

En 1956, les Tunisiens ont d’abord eu recours à la violence iconoclaste contre les mémoriaux coloniaux. Puis, ils se sont réapproprié cette pratique en érigeant des mémoriaux dédiés aux martyrs de la lutte pour l’indépendance, mais aussi des statues et des plaques commémoratives (Kazda-ghli). Ces lieux de mémoire mettent surtout en  valeur le président Bouguiba (Bendana) élevé au rang de « combattant suprême », al mujâhid al akbar1, de la lutte de libération nationale y compris après la révolution de 2011, ce qui n’est pas sans impliquer une concurrence mémorielle (Grandjean & Jamin) avec des opposants politiques proposant un récit alternatif réinterprétant cette figure polysémique incarnant à la fois modernité et despotisme.

Le but de l’article est de montrer comment les mémoires de pierre inventent un monisme mémoriel, en lien avec une trajectoire historique originale dont les racines remontent au régime de Bourguiba, voire aux réformes du beylicat au XIXe siècle (Camau ; Geisser & Allal), minorant l’importance des autres engagements pour l’indépendance de la Tunisie. Cette invention sert à légitimer les différents régimes, qui se sont succédé depuis 1956. Elle relève à la fois du mythe et de la réalité, et est, en définitive, l’expression de la spécificité tunisienne au Maghreb. D’un côté, cette exception tunisienne (Masri) est une reconstruction de l’histoire a posteriori, une idéalisation de l’identité nationale que Bourguiba prétend incarner pour certains aspects. Cette mythologie nationale incarnée se caractérise par la reconnaissance du métissage culturel dans le cadre d’une identité méditerranéenne et maghrébine, par le réformisme, une tradition constitutionnaliste pionnière avec la Constitution de 1861, l’émancipation des femmes et de forts investissements publics dans l’éducation voulus par Bouguiba. D’un autre côté, elle n’est qu’un patriotisme avec une citoyenneté inachevée et des droits économiques et sociaux limités. Tout l’enjeu est de voir si la mémoire de la révolution de 2011 permet de réconcilier lutte pour la dignité nationale et lutte pour la dignité individuelle des citoyens tunisiens.

Les sources pour mener cette recherche sont constituées d’une vingtaine d’entretiens avec des hommes politiques, des militants des droits humains, des intellectuels et des artistes, sans compter de nombreuses discussions informelles, des observations empiriques de mémoriaux et de commémorations et la littérature grise élaborée par différentes institutions publiques tunisiennes (le ministère de l’Information sous Bourguiba et l’Instance de justice transitionnelle Vérité et Dignité (IVD) sous la Seconde République).

LES MÉMOIRES DE PIERRE AU TEMPS DE BOURGUIBA (1956-1987)

Za’im ou père-patron des Tunisiens, Bourguiba (Bessis & Belhassen) a cherché à avoir le quasi-monopole de la représentation symbolique dans l’espace urbain en excluant les autres forces politiques. En interdisant le Parti communiste tunisien en 1963, il a organisé l’oubli de la mémoire communiste de la lutte anti-coloniale. En remplacement de la mémoire coloniale, la plupart des villes tunisiennes se dote de leur statue présidentielle et leur avenue principale porte le nom du dirigeant, sans compter l’omniprésence de son image dans l’espace public (affiches, portraits, fresques, sans oublier son mausolée dans sa ville natale, Monastir).

Les autres militants nationalistes du Néo-Destour2 occupent une faible place dans la mémoire urbaine. Quelques-uns ont droit à des plaques commémoratives, à des noms de rue et de bâtiments officiels : acteur important de la diplomatie tunisienne, Mongi Slim (1908-1969) a reçu de tels honneurs (Dougui) ; il en est de même pour Abderrahmane Mami (1904-1954), assassiné par la Main rouge3. Si dans la mémoire officielle tunisienne sous Bourguiba, il n’y a pas qu’un seul héros, en revanche, il y a bien un héros suprême qui a cherché à minorer l’importance de la contribution des autres responsables politiques.

Plaque commémorative à La Marsa dans la banlieue Nord aisée de Tunis à la mémoire d’Abderrahmane Mami © DR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DJIHÂD ET MARTYRS OUBLIÉS

Bourguiba a fait appel à une mémoire du djihâd spécifique qui a influencé sa politique édilitaire de construction des mémoriaux. Cette réécriture de l’histoire nationaliste imposée aux Tunisiens légitime son statut d’imam officieux de la République tunisienne de 1956 à 1987 et lui permet d’imposer sa conception personnelle et libérale de l’islam. Il a cherché à réinterpréter la religion par le biais de la modernité occidentale. Il faisait ainsi la distinction entre le petit djihâd (Hajji), la lutte anticoloniale essentiellement politique pour obtenir l’indépendance de la Tunisie, et le grand djihâd contre le sous-développement donnant le droit de réinterpréter à la lumière de la modernité et du contexte certaines règles coraniques. Cette interprétation spécifique de la guerre sainte influence les commémorations après 1956. Les dates des cérémonies les plus importantes sont les 20 mars et 9 avril. La première commémore l’indépendance de la Tunisie le 20 mars 1956. Bourguiba appréciait peu cette date. Elle mettait surtout en valeur le chef du gouvernement tunisien Tahar Ben Ammar, le signataire du protocole d’indépendance. La seconde est la journée des martyrs qui commémore la répression des manifestations du 9 avril 1938, organisées par le Néo-Destour, durement réprimées par les autorités françaises.

Culte patriotique mettant peu en avant la construction de la citoyenneté, la commémoration servait à consacrer l’unité symbolique entre le pouvoir central et ses associations satellites avec, en premier lieu le PSD (Parti socialiste destourien), à partir de 1964, et l’UGTT (Union générale tunisienne du travail), sans oublier les organisations de jeunesse. Contrairement à l’Algérie, conformément aux vœux de Bourguiba, les monuments aux martyrs tunisiens pour la patrie n’ont pas d’inscription avec la sourate du Coran Al Imram qui célèbre les martyrs religieux (Alcaraz). Pour Bourguiba, les martyrs étaient morts pour la patrie et non pour Dieu.

LA PREMIÈRE GÉNÉRATION

Datant des années 1960, les premiers mémoriaux imitaient les monuments coloniaux en prenant la forme de colonnes trapézoïdales. Ils se situaient surtout dans les cimetières des villes tunisiennes du Sahel tunisien, la région natale de Bourguiba qui a offert de nombreux cadres néo-destouriens au régime, mais aussi dans les régions intérieures4 de Gafsa et de Sbeitla qui ont donné le plus de mujâhidîn engagés dans la lutte armée à partir de 1952.

Les stèles pouvaient plus rarement se situer sur des places publiques ou près de bâtiments officiels, à l’instar du monument dédié aux 26 martyrs de la répression de la grève de 1947 organisée par l’UGTT à Sfax. Celui-ci se trouve près de la gare de cette ville qui avait été occupée par les grévistes pour paralyser l’économie coloniale locale reposant sur l’exportation des phosphates en provenance de Gafsa.

L’OUBLI DES MARTYRS YOUSSEFISTES

La mémorialisation opérée par Bourguiba est incomplète. Sur les mémoriaux, elle oublie les résistants armés tués après le discours de Carthage de Pierre Mendès France le 31 juillet 1954 accordant l’autonomie interne. Contrairement aux notabilités du Néo-Destour, ces combattants commandés par Tahar Lassoued et Lazhar Chraïti étaient souvent des ruraux déclassés et des citadins pauvres du Sahel et du Cap Bon. Ils étaient méprisés par Bourguiba qui les traitait de fellagas, de « coupeurs de route » ou de bandits. Il était réticent à les intégrer dans l’armée tunisienne. La plupart d’entre eux ne se contenta pas de l’autonomie interne et reprit les armes à la fin de l’année 1955. Le dirigeant néo-destourien Salah Ben Youssef, en conflit avec Bourguiba, devint leur chef politique. Voulant la libération de tout le Maghreb, Salah Ben Youssef vou lait poursuivre la lutte armée. Par leurs actions militaires, ces combattants ont contraint les autorités françaises à accorder l’indépendance à la Tunisie selon le témoignage d’Alain Savary, le secrétaire d’État aux Affaires tunisiennes et marocaines dans le gouvernement Guy Mollet (Aleya Sghaier). Lors de la guerre civile entre bourguibistes et yousséfistes, le Djerbien Salah Ben Youssef avait plutôt l’appui des régions intérieures, des élites traditionnelles, contrairement à Bourguiba qui avait surtout des soutiens dans les régions littorales et parmi les élites commerçantes. Assassiné à Francfort en 1961, Salah Ben Youssef a fait l’objet d’un anathème dans la mémoire nationale sous Bourguiba au même titre que les martyrs youssefistes. L’Instance de justice transitionnelle Vérité et Dignité5, créée en 2013, a révélé que Bourguiba avait fait appel au gouvernement français pour réprimer les yousséfistes à la fin de l’année 1955. Elle a auditionné la veuve de Lazhar Chraïti qui a été arrêté et exécuté suite au coup d’État contre Bourguiba en 1962. Personnage jouissant encore aujourd’hui d’un grand prestige dans le bassin minier de Gafsa6, son corps a été mis à la fosse commune.

Mémorial dans le cimetière d’Akouda au Nord- Ouest de Sousse dans le Sahel Tunisien © Mohamed Hamdane (photographie reproduite avec l’aimable autorisation de son auteur)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA SECONDE GÉNÉRATION

Une seconde génération de mémoriaux plus monumentaux se développe dans les villes dans les années 1980. En proie à des difficultés intérieures après les graves mouvements sociaux du Jeudi noir le 26 janvier 1978 et des émeutes du pain de 1984, et suite à la montée de l’islam politique avec le MTI (Mouvement de la tendance islamique) fondée en 1981, le régime a besoin de nouveaux lieux de mémoire pour opérer une recharge sacrale et se re-légitimer en s’inspirant du pouvoir algérien. Celui-ci vient d’inaugurer le monumental maqam al chahîd en 1982 à Alger juste après le mouvement social du printemps berbère en 1980.

Parmi les mémoriaux occupant une place marquante dans l’espace public tunisien, hormis Sejoumi7 à Tunis, le monument aux martyrs de Sousse à l’entrée de la medina privilégie la lutte politique.

Il représente la répression d’une manifestation le 22 janvier 1952 par les autorités françaises dans le Sahel tunisien suite à l’arrestation de Bourguiba le 18 janvier 1952. Œuvre du quasi-sculpteur officiel du régime Hedi Selmi (1934-1995), il exprime de manière figurative et sobre la compassion pour la souffrance du peuple. Dans le contexte de la contestation du régime dans les années 1980, un début de décentrement du regard de la mémoire nationale auparavant focalisée sur Bourguiba s’opère en direction du peuple.

Après le coup d’État de 1987, le nouveau président Ben Ali, ancien directeur de la Sûreté nationale, qui n’a pas pris part à la lutte de libération nationale, hérite de cette politique de la mémoire en proposant un autre traitement de l’héritage de Bourguiba.

LES AGGIORNAMENTOS DE LA MÉMOIRE NATIONALE SOUS BEN ALI

L’IMPOSSIBLE OUBLI DE BOURGUIBA

Parvenu au pouvoir après un « coup d’État médical » en 1987, Ben Ali a voulu faire cesser le culte urbain de la personnalité de son prédécesseur, conformément aux nouvelles orientations du régime. Mais, il n’a pas pu l’effacer de la mémoire nationale tunisienne. La statue équestre du « combattant suprême8 », qui se trouvait place de l’Afrique à l’entrée de l’avenue éponyme, est retirée et installée dans un endroit plus discret, à un carrefour du port de La Goulette. D’une certaine manière, sous la présidence de Ben Ali, Bourguiba fait symboliquement le trajet inverse par rapport à son entrée triomphale à Tunis, le 1er juin 1955. Les principales avenues du pays portant le nom du « combattant suprême » n’ont pas été débaptisées. Mais les images (portraits, affiches) de Bourguiba sont retirées et remplacées par celles de Ben Ali. Certaines fêtes nationales, trop liées à l’ancien président, sont supprimées à l’instar du 1er juin.

Le culte urbain de la personnalité de Ben Ali est séparé de la mémoire nationale de la lutte pour l’indépendance de la Tunisie. Un mémorial est édifié à Tunis en mémoire de tous les martyrs tunisiens. Inauguré en 1989, il ressemble au maqam al chahîd d’Alger, mais avec une monumentalité moindre. Il a la forme de trois palmes s’élevant vers le ciel. Installé au cœur du quartier de la Kasbah, vitrine du pouvoir, il est au centre de la place du Gouvernement, à proximité de plusieurs bâtiments régaliens. Changement par rapport à la période Bourguiba, la politique religieuse associée à une volonté de neutraliser les islamistes entraîne une réécriture de l’histoire accordant une plus grande place à l’identité arabo-musulmane dans un contexte de réislamisation de la société tunisienne (Abbassi).

Monument aux martyrs à l’entrée de la medina de Sousse, 2018 © Samy Alcaraz

AUTRES FIGURES DU MOUVEMENT NATIONALISTE

Pour sortir de la suprématie de Bourguiba dans la mémoire nationale, le régime cherche à mettre en avant d’autres personnalités de la lutte de libération nationale. En premier lieu, il mise sur Ferhat Hached (Khaled). Symbole de la lutte sociale pour l’indépendance, son mausolée a été totalement réhabilité en 2005 dans le quartier de la Kasbah de Tunis, à l’endroit même où il prononçait ses discours pour mobiliser le peuple. Situé sur la place du Gouvernement, il acquiert ainsi une plus grande visibilité, aux côtés des plus hautes autorités de l’État, grâce aux commémorations annuelles de la mort du fondateur de l’UGTT, assassiné par la Main rouge le 5 décembre 1952. Cette reconnaissance d’un syndicaliste aux orientations socia- listes par le régime très libéral, sur le plan économique, de Ben Ali, peut surprendre. Toutefois, celui-ci a souhaité faire, sans y réussir totalement, de l’UGTT un auxiliaire du pouvoir. Le but était de faire accepter par le monde du travail les politiques d’ajustement structurel préconisées par les institutions internationales de Bretton Woods et par la conférence euro-méditerranéenne de Barcelone en 1995.

Hormis Ferhat Hached, d’autres figures du mouvement nationaliste sont, de nouveau, évoquées dans la presse et dans des ouvrages autorisés. Il s’agit souvent de personnalités illustres oubliées, membres de grandes familles, plus ou moins bannies sous Bourguiba. Elles bénéficient d’un retour en grâce sous Ben Ali. En Tunisie, ces grandes familles tunisiennes (les Mestiri, les Materi) donnent souvent des hommes d’État, des ministres, des entrepreneurs, mais aussi des opposants politiques. Elles sont au cœur du pouvoir et de sa contestation au gré des alternances politiques et des changements de régime depuis 1956.

Cherchant avec plus ou moins de succès à se décentrer de Bourguiba, le régime de Ben Ali a continué d’exercer un contrôle sur la mémoire nationale tout en cherchant à se doter d’institutions mémorielles à l’instar de l’Institut supérieur du mouvement national. Créé en 1989 et rattaché à l’université de La Manouba à Tunis, ce centre de recherches9 s’est avéré incapable d’élaborer une histoire scientifique et neutre de la période coloniale. En effet, avant 2011, la direction du centre était placée sous le contrôle du ministère de l’Enseignement supérieur qui faisait et défaisait les directeurs de cette institution sans consulter les chercheurs qui y travaillaient en suivant les recommandations du ministère de l’Intérieur10.

MÉMOIRE NATIONALE ET POLITIQUE DEPUIS 2011

En 2011, La révolution change la donne en Tunisie en faisant cesser le monopole du pouvoir en matière de gestion de la mémoire nationale. La notion de martyr de la patrie ne se limite plus à la lutte anticoloniale, mais englobe les victimes de la répression des régimes de Bourguiba et de Ben Ali. Dans le premier cas, les principaux concernés sont les martyrs yousséfistes et les citoyens tués lors de la répression du Jeudi noir en 1978 et des émeutes du pain en 1984. Dans le second, les islamistes sont surtout les principales victimes avec les citoyens tués au moment de la révolution de 2011. Après 2011, la répression de mouvements sociaux a continué à faire des victimes sans oublier les membres des forces de sécurité et les hommes politiques souvent de sensibilité progressiste comme Chokri Belaïd et Mohammed Brahmi, assassinés par les terroristes en 2013. La notion de « mémoriaux aux martyrs » s’en trouve perturbée. Désormais, contrairement à l’époque de la dictature, les pouvoirs publics n’ont plus le monopole de la gestion de la mémoire des martyrs dans l’espace public et sont soumis à la concurrence mémorielle d’autres acteurs politiques et sociaux à l’instar des islamistes, des gauches radicales et panarabes tunisiennes, mais aussi des militants des droits humains sans oublier des intellectuels ayant une capacité d’expression plus libre à l’instar de Kmar Bendana11. Au centre de ces débats, on retrouve néanmoins l’héritage de Bourguiba.

 Plaque commémorative à La Marsa en l’honneur du Bey Plaque commémorative à La Marsa en l’honneur du Bey nationaliste Moncef (1881-1948) déposée par les Français en 1943, inaugurée par le président Marzouki le 1er septembre 2012 © Amèle Solse

BOURGUIBA, HORIZON INDÉPASSABLE DE LA MÉMOIRE NATIONALE ?

La révolution de 2011 semble, dans une première lecture, être le triomphe posthume du « combattant suprême » sur le régime de Ben Ali. Le 15 octobre 2011, la fête de l’évacuation de la base de Bizerte, qui n’était plus un jour férié sous Ben Ali, le redevient en remplacement du 7 novembre qui célébrait le coup d’État de Ben Ali. Si Bourguiba avait perdu militairement la bataille de Bizerte du 19 au 23 juillet 1961, avec plusieurs centaines de militaires et de civils tués, il l’a emporté, sur le plan politique, en remportant la bataille diplomatique, qui lui a permis de récupérer le 15 octobre 1963 la base militaire occupée par les Français. L’élection en 2014 d’un membre des élites néo-destouriennes, proche de Bourguiba, le président Beji Caïd Essebsi, semble confirmer cette victoire posthume. Celui-ci a été son ministre des affaires étrangères, mais aussi un technicien de la répression en tant que directeur de la Sûreté nationale et ministre de l’Intérieur (1965-1969). En 2016, les statues à l’effigie du « combattant suprême » font leur grand retour dans les espaces publics centraux des villes tunisiennes. La plus célèbre d’entre elles, exilée à La Goulette, refait une nouvelle fois son entrée triomphale12 à Tunis, sur l’avenue portant le nom du « combattant suprême ». Ce triomphe n’est en fait qu’apparent. Si Bourguiba a encore des nostalgiques dans la société tunisienne en 2018, il a aussi de farouches contestataires qui ne veulent pas qu’il soit l’horizon indépassable de la mémoire nationale tunisienne.

Sous la Troïka formée par une coalition de partis politiques au pouvoir de 2011 à 2014, réunissant les islamistes d’Ennahda et deux partis de centre-gauche, le CPR (Congrès pour la République) et Ettakatol13, des personnalités oubliées du mouvement nationaliste ayant subi une damnatio memoriae sous Bourguiba sont redécouvertes. Moncef Bey (1881-1948), souverain nationaliste déposé par les Français en 1943, a fait l’objet d’une reconnaissance officielle de la part du président Marzouki (2011-2014). En 2013, il a également réhabilité des militants yousséfistes à titre posthume.

LA JUSTICE TRANSITIONNELLE ET L’HÉRITAGE DE BOURGUIBA

L’Instance de justice transitionnelle Vérité et Dignité, créée en 2013 à l’époque de la Troïka, est l’institution officielle qui est allée la plus loin dans la critique de Bourguiba. Sa présidente Sihem Ben Sidrine, nièce du yousséfiste Ridha Ben Ammar, est une militante des droits de l’Homme proche de la gauche réformiste. Vérité et Dignité a auditionné publiquement des militants yousséfistes qui ont subi la répression. Ce faisant, l’Instance de justice transitionnelle a écorné le mythe de Bourguiba, despote éclairé, qui bénéficiait de la complaisance française tout comme le dictateur Ben Ali pour le statut des femmes et son islam tolérant (Dakhlia). Cette prise de position a entraîné une polémique entre des historiens critiques à l’égard de Bourguiba comme Abdeljelil Temimi14 ou encore Amira Aleya Sghaïer et d’autres plutôt dans le camp de ses thuriféraires à l’instar de Nourredine Dougui15. Ce dernier reproche à l’IVD d’avoir outrepassé son mandat en s’érigeant en tribunal de l’État tunisien, falsifiant les faits avec pour but d’élaborer une contre-histoire mythique qui est une « exaspération contre le régime de Bourguiba16 ». Toutefois, l’influence de l’IVD sur la société demeure limitée, sa présidente subissant des attaques de la part d’autres militants des droits de l’Homme ou des gauches tunisiennes qui lui reprochent un supposé compromis avec les islamistes sous la Troïka, un manque de transparence, des orientations jugées réformistes et un certain autoritarisme17 dans la gestion de la justice transitionnelle.

Janus au double visage, Bourguiba est autant une figure de la modernité que de la répression politique. La Révolution de 2011 a permis une sortie du monisme mémoriel faisant du « combattant suprême » l’horizon indépassable du roman national tunisien. Dans cette société encore néo-patriarcale, le bourguibisme a encore ses nostalgiques qui refusent de voir que les apports de Bourguiba à la société sont en fait ceux d’une génération de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle qui a baigné dans une culture politique réformiste héritée de certains beys18 (Moumni), de leur entourage (Kheirredine Pacha), du collège Sadiki, de Tahar Haddad (1899-1935) engagé en faveur de l’émancipation des femmes, mais aussi de la France des Lumières, antithèse de la France coloniale.

Signe d’une redéfinition de la notion de martyr après 2011, les chuhadâ tunisiens ne sont plus seulement morts dans la mémoire nationale pour la dignité nationale, mais pour reconquérir une dignité individuelle souvent niée par la dictature policière, dans la Tunisie d’après 2011. Elle demeure une société très pauvre et fortement inégalitaire sans réelle protection pour les humbles. Sans véritable transition économique et sociale et en l’absence de révolution fiscale, l’expérience tunisienne risque de déboucher sur une démocratie dégradée menacée à la fois par l’islam radical et par les adeptes d’une solution autoritaire modernisatrice en apparence. ❚

ŒUVRES CITÉES

Abbassi, Driss, 2005, Entre Bourguiba et Hannibal ; identité tunisienne et histoire depuis l’indépendance, préface de Robert Ibert, Paris, Aix-en- Provence, Karthala, IREMAM.

Alcaraz, Emmanuel, 2017, Les Lieux de mémoire de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Karthala.

Aleya Sghaier, Amira, 2007, Les yousséfistes et la libération du Maghreb, Tunis, MIPE.

Bendana, Kmar, 2005, « Relire les biographies de Bourguiba. Vie d’un homme ou naissance d’une nation ? », Alfa Maghreb et sciences sociales : « Biographie et récits de vie », Paris, IRMC, p. 107-118.

Bessis, Juliette & Belhassen, Souhayr, 2012, Bourguiba [1988-1989], Tunis, Elyzad.

Camau, Michel, 2018, L’exception tunisienne : variations sur un mythe, Tunis, Paris, IRMC, Karthala.

Dakhlia, Jocelyne, 2011, Tunisie, le pays sans bruit, Arles, Actes Sud.

Dougui, Noureddine, 2017, Mongi Slim. L’Homme des missions difficiles, Tunis, Institut supérieur d’Histoire de la Tunisie contemporaine.

Geisser, Vincent & Allal, Amin (dir.), 2018, Tunisie : une démocratisation  au-dessus de tout soupçon ? , Paris, CNRS Éditions.

Grandjean, Geoffrey & Jamin, Jérôme (dir.), 2011, La Concurrence mémorielle, préface de Georges Bensoussan, postface de Pierre Pétry, Paris, Armand Colin.

Hajji, Lotfi, 2011, Bourguiba et l’Islam : le politique et le religieux, traduit de l’arabe par Sihem Bouzgarou-Ben Chachem,Tunis, Sud Éditions.

Kazdaghli, Habib, 2008, « Rétrospective des politiques mémorielles en Tunisie à travers l’histoire des statues et des monuments (XIXe-XXe siècles) », in Bogumil Jewsiewicki, Erika Nimis (dir.), Expériences et mémoire : partager en français la diversité du monde, actes de colloque, préface de Christian Preda, Paris, L’Harmattan, p. 141-161.

Khaled, Ahmed, 2007, Farhat Hached : héros de la lutte sociale et nationale, martyr de la liberté. Itinéraire, combat, pensée et écrits, Tunis, Éditions Zakharef.

Masri, Safwan Malek, 2017, Tunisia ; an Arab anomaly, préface de Lisa Anderson, New York, Columbia University Press.

Moumni, Ridha (dir.), 2016, L’Éveil d’une nation, catalogue d’exposition, Tunis, Officina Libraria.

1 Al mujâhid est le combattant qui participe à un djihâd, à une guerre sainte.

2 Issu d’une scission avec le vieux Destour, un parti de notables, le Néo-Destour est un parti nationaliste tunisien plus radical, fondé en 1934 par Mahmoud El Materi, Habib Bourguiba, Bahri Guiga et Tahar Sfar. Il réclame la fin du protectorat français en Tunisie. En 1964, le Néo-Destour prend le nom de Parti socialiste destourien.

3 La Main rouge est une organisation d’activistes européens qui militait pour le maintien du protectorat français en Tunisie en n’hésitant pas à employer le sabotage, le terrorisme et l’assassinat. Elle aurait entretenu des liens avec les services secrets français.

4 Discours de Habib Bourguiba à El Guettar, le 6 novembre 1968. Cf. Discours de Habib Bourguiba, tome XX (1968-1969), Tunis, Publications du ministère de l’Information, 1981, p 9.

5 http://www.ivd.tn/auditions-publiques-le-temoignage-accablant-de-hammadi-ghares/?lang=fr (30/09/2018).

6 Entretien avec Djemaa Chraïti, fille de Lazhar Chraïti, Tunis, 14 juin 2018.

7 Le mémorial de Sejoumi, situé dans le cimetière d’un quartier très pauvre de Tunis, commémore la répression de la manifestation du 9 avril 1938 organisée par le Néo-Destour et durement réprimée par les autorités coloniales. Depuis les années 1980, les dirigeants tunisiens l’utilisent pour commémorer la fête
en l’honneur des martyrs morts pour l’indépendance de la Tunisie depuis les manifestations nationalistes de 1911, tous les 9 avril. En 2001, le régime de Ben Ali a inauguré en ce lieu un musée de la mémoire nationale géré par le ministère de la Défense.

8 Entretien avec Hechmi Marzouk, sculpteur de la statue de Bourguiba re-déplacée à l’entrée de l’avenue Bourguiba en 2016.

9 Kmar Bendana, « À quoi sert l’Institut Supérieur d’Histoire du Mouvement National ? », Histoire et culture de la Tunisie contemporaine, carnet de recherche Hypothèses. Cf. https://hctc.hypotheses.org/35 (27/09/2018).

10 Entretien avec Habib Kazdaghli, professeur à l’université de la Manouba, Tunis, 21 janvier 2018. Ce n’est que depuis 2018 que le directeur de cet institut est élu par les chercheurs. De 2011 à 2018, le contrôle du ministère de l’Intérieur avait toutefois cessé.

11 https://www.lhistoire.fr/portrait/kmar-bendana-la-blogueuse-de-tunis (21/01/2019).

12 Hichem Ben Ammar, Bourguiba, le retour, documentaire, 2017.

13 Ettakatol est un parti de centre-gauche fondé par Mustapha Ben Jaafar qui a été le président de l’Assemblée constituante.

14 https://nawaat.org/portail/2018/03/22/cadavres-dans-le-placard-de-lindependance-tunisienne (28/09/2018).

15 http://www.leaders.com.tn/article/24273-noureddine-dougui-la-republique-en-proces ;

Noureddine Dougui: Les faux postulats de Mme Ben Sedrine

(27/09/2018).

16 Idem.

17 Entretien avec Mohammed Salah Fliss, ancien maire de Bizerte (2011-2012) et militant des droits de l’Homme, Bizerte, le 26 septembre 2018.

18 On peut citer Ahmed Bey, Muhammed Bey et Sadok Bey.