Un entretien avec Daniel Randall mené par Philippe Mesnard, le 4 juillet 2024 à Londres.
Au commencement, il y a la découverte du texte de Leftrenewal (https://leftrenewal.net) que nous engageons chaque lecteur à découvrir. Si ces propos sont manifestement déclenchés par le 7 octobre et ses suites, cet événement y fait fonction de prisme pour éclairer d’une lumière critique des questions qui, évidemment, lui préexistaient : l’antisémitisme, la pensée décoloniale, le « campisme », la mise à l’écart de l’analyse en termes de classe des conflits de société, la fétichisation de certaines formes de résistance et la place centrale qu’y tient le conflit israélo-palestinien. Or, précisément, Leftrenewal est la réalisation même (d’aucuns diraient la démonstration ou la preuve) qu’une pensée critique peut être maintenue en situation de sidération par la double terreur : celle de la cruauté des attaques du 7 octobre sur les civils, majoritairement israéliens ; puis celle de la réponse militaire de l’armée israélienne sur Gaza et la Cisjordanie sans tenir compte des populations civiles palestiniennes, jusqu’à leur infliger une punition collective. Toutes ces raisons nous ont engagés à rencontrer un des trois piliers de Leftrenewal, Daniel Randall.
La version anglaise est publiée dans l’édition papier du n° 21 (novembre 2024)
Philippe Mesnard : Comment vous et vos deux partenaires êtes-vous parvenus à élaborer ce manifeste et à lancer cette réflexion critique ?
Daniel Randall : Je ne suis pas sûr d’utiliser le mot « manifeste ». Le texte a une genèse essentiellement accidentelle. Nous sommes tous les trois, Ben Gidley, Daniel Mang et moi-même, membres d’une liste électronique qui rassemble des activistes et des chercheurs travaillant sur des analyses critiques de l’antisémitisme, en particulier d’un positionnement de gauche. Dans les jours et les semaines qui ont suivi le 7 octobre, des discussions ont eu lieu sur cette liste au sujet de la nécessité d’une intervention qui critiquerait certaines des tendances dominantes à gauche, en termes d’encouragement des attaques du Hamas, et qui esquisserait une perspective alternative. Un certain nombre de personnes ont entamé un processus de rédaction collective, et moi-même, Ben et Daniel avons fini par en être les principaux coauteurs, simplement parce que nous étions ceux qui y consacraient le plus de temps.
Au cours de ce processus de rédaction, un certain nombre d’autres personnes ont participé à la révision et à la réécriture, certaines d’entre elles faisant partie des cosignataires initiaux. Nous avons publié le texte en décembre 2023. Il n’a pas été plus intentionnel que cela. Nous ne nous sommes pas réunis tous les trois dans le but de lancer un projet politique commun et ne voyons pas ce texte en ces termes ; indépendamment de quoi, il y a un certain nombre de différences politiques entre nous trois, et certainement un large éventail de points de vue divergents parmi les cosignataires.
Le texte n’a pas le degré de clarté programmatique nécessaire pour être qualifié de manifeste. Il s’agit d’une critique, d’une intervention et, nous l’espérons, d’une incitation à un débat et à une discussion plus larges. Nous voulions formuler une critique commune de ce que nous considérions comme des tendances problématiques de la gauche et au moins esquisser une alternative potentielle, pour ensuite voir où allait la discussion.
Par la suite, de nombreuses personnes se sont-elles aussi engagées dans cette discussion ?
Oui. Certainement plus que ce à quoi nous nous attendions. Je pense que nous pensions tous les trois que nous aurions peut-être une poignée de personnes qui voudraient ajouter leur nom au texte, qu’il serait diffusé sur Internet et que ce serait tout. Mais le texte a trouvé un écho auprès d’une couche d’activistes très hétérogène sur le plan politique. Des personnes issues de diverses traditions de gauche ont cosigné le texte. Le texte a également fait l’objet de critiques, bien sûr, certaines constructives et de bonne foi, d’autres moins. Nous sommes très attentifs aux critiques constructives. Nous avons publié un certain nombre de réponses critiques sur le site web et nous serions heureux d’en recevoir d’autres. Dans l’immédiat, notre principal espoir pour ce texte est qu’il continue à stimuler le débat, en premier lieu parmi la couche des militants réceptif à ce positionnement critique, afin qu’ils puissent la porter dans les mouvements et les milieux dont ils font partie.
Dans votre texte, vous utilisez le mot « réactionnaire » dans différents contextes — pour décrire l’extrême droite, mais aussi pour décrire des tendances à gauche. Pouvez-vous expliquer votre utilisation de ce terme ? Il a un sens très différent en français où il est majoritairement synonyme d’extrême droite.
Nous l’utilisons pour désigner des politiques particulières ou des perspectives que nous considérons comme contraires aux valeurs égalitaires, universalistes et démocratiques associées à la gauche et qu’elle devrait affirmer. Il est intéressant que vous souleviez l’idée que la réaction soit une propriété politique de l’extrême droite. Nous critiquons l’apologie par l’extrême gauche de forces telles que le Hamas et le Hezbollah, et je pense que l’on peut certainement considérer ces forces comme des expressions d’une politique d’extrême droite dans leurs contextes particuliers. Dans un sens, l’apologie de ces forces par la gauche, ou par la gauche en puissance, peut donc être considérée comme l’expression, au sein de la gauche, de politiques et de perspectives qui relèvent plutôt de l’extrême-droite.
Cela dit, essayer de cartographier tout cela précisément sur un spectre gauche-droite n’est pas nécessairement la manière la plus claire d’y réfléchir. Je considère certainement que de nombreuses positions promues par le stalinisme, telles que son ultra-étatisme, son militarisme dans certains contextes et souvent son nationalisme, sont « réactionnaires » et appartiennent davantage à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche. On pourrait faire valoir ce point comme une sorte d’ornement rhétorique. Mais en termes historiques, il est inutile de nier que le stalinisme a des racines, pour ainsi dire, « au sein de la gauche » et que son influence actuelle, là où elle existe, s’exerce dans les milieux de gauche.
Dans votre texte, vous critiquez la « fétichisation » d’Israël-Palestine par la gauche. Y voyez-vous comme la montée d’une nouvelle forme d’orientalisme ?
Oui, très probablement. L’utilisation du terme « orientalisme » dans le discours radical contemporain vient évidemment principalement d’Edward Said ; son travail et son héritage sont intéressants à discuter en tant que tels. Je pense qu’il y a des fils dans sa politique telle que je la lis, des fils humanistes et démocratiques, qui sont en contradiction totale avec la manière dont son travail est superficiellement utilisé par certains membres de la gauche contemporaine. Ses écrits, ou parfois simplement son nom, sont souvent invoqués et évoqués pour étayer des conclusions politiques qui me semblent aller à l’encontre de ce qu’il défendait lui-même. Said est d’ailleurs cité dans Leftrenewal. Je pense que son concept d’ « Orientalis » présente des problèmes et des limites, mais son point de vue sur Israël-Palestine était ancré dans une sorte d’humanisme démocratique qui, selon moi, a une grande valeur. Pour répondre plus directement à votre question, oui, je pense que l’on peut affirmer que la façon dont certains courants, en particulier dans la gauche occidentale, ont une vision hyperromantique de certaines luttes, comporte une sorte d’effet orientalisant.
Lorsque nous disons que la gauche « fétichise » Israël-Palestine, nous n’affirmons pas que la question soit sans importance ou qu’elle ne mérite pas l’énergie des activistes. Nous critiquons la manière dont elle est essentialisée, dissociée de ses contextes historiques et contemporains, et considérée presque comme la source de tous les maux sociaux. Elle est implicitement considérée comme globalement constitutive en soi, plutôt que comme un symptôme et un produit des tendances régionales et mondiales.
La fétichisation de la situation a également un effet déshumanisant. Elle traite les Palestiniens et les Juifs israéliens comme des avatars de forces essentialisées, plutôt que comme de réelles populations. Elle entrave les efforts de solidarité avec les luttes démocratiques réelles. Si vous considérez quelque chose comme un drame cosmique, impulsé par des forces historiquement transcendantes… c’est presque manichéen, comme un dualisme entre bien et mal, et il n’y a pas vraiment de moyen d’y échapper. Formuler les choses en ces termes peut sembler très radical et galvanisant, mais c’est en fait une perspective déresponsabilisante et, finalement, démoralisante.
Vous avez affirmé que la gauche a des angles morts lorsqu’il s’agit de situations de violence et d’oppression dans d’autres parties du monde, auxquelles elle ne consacre pas la même attention ou n’applique pas les mêmes analyses qu’à Israël-Palestine. Est-ce l’une des conditions de ce que vous et d’autres appelez le « campisme » ?
Oui, il y a là un lien inextricable. Il existe de nombreuses luttes dans le monde que certains courants de la gauche ignorent, minimisent, voire adoptent des positions réactionnaires à leur égard, parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans les schémas binaires « impérialisme » contre « anti-impérialisme ». Selon mon analyse, le campisme, l’idée que la politique de gauche au niveau international consiste à s’aligner sur un bloc géopolitique contre un autre, est à l’origine de bon nombre des tendances que nous critiquons. Il fait partie de l’immense distorsion historique qui a été appliquée au gauchisme par le stalinisme. Il s’agit d’une expérience historique dont les effets se font encore sentir et qui n’a pas du tout été confrontée ou traitée de manière adéquate.
Le schéma campiste est encore répandu dans certaines parties de la gauche, même si ce n’est pas de manière uniforme. Certains courants de la gauche internationale qui promouvaient auparavant des perspectives campistes en sont venus à critiquer le campisme en général, et ont produit d’importantes critiques des approches campistes de la Chine, de la Russie ou de l’Iran. Mais lorsqu’il s’agit d’Israël-Palestine, ils ne semblent pas capables d’appliquer les mêmes analyses critiques et finissent par recycler les mêmes mécanismes idéologiques campistes qu’ils critiquent dans d’autres cas. Il convient de s’interroger sur le comment et le pourquoi de cette situation.
Il est important de souligner que le développement d’une analyse de gauche anti-campiste d’Israël-Palestine ne consiste pas à adopter une position de neutralité ou à dire que, parce que nous ne voulons pas reproduire les modes de pensée campistes, nous n’allons pas prendre parti. Il existe une situation matérielle d’oppression nationale et coloniale. L’État israélien la met en œuvre sous une forme spectaculairement brutale en ce moment, par le biais des massacres et des destructions à Gaza et de l’intensification de l’occupation de la Cisjordanie. Les Palestiniens sont opprimés en tant que peuple national, et toute politique émancipatrice doit être de leur côté, au sens basique du terme, en soutenant leur droit à l’autodétermination.
Mais il n’est pas nécessaire de dire ensuite que l’ensemble de la communauté nationale juive israélienne appartient au camp de l’impérialisme et constitue une illégitimité historique, et de valoriser toute forme d’opposition à Israël, quel que soit son contenu politique subjectif. C’est la position dans laquelle une grande partie de l’extrême gauche s’est retrouvée sur cette question, essentiellement en raison de la domination de la pensée campiste. Nous devons nous en affranchir et partir de principes positifs : autodétermination, démocratie cohérente, égalité des droits.
Il est évident que cela implique de prendre parti dans la situation immédiate d’oppression nationale entre l’État israélien et le peuple palestinien. Mais cela n’implique pas le type d’attitude à l’égard de la nation juive israélienne qui prévaut dans une grande partie de l’extrême gauche ; cela n’implique en rien de conférer une sorte d’essence historique à l’un ou l’autre des deux peuples, ou à n’importe quel peuple.
Cette tendance à l’essentialisation, l’idée qu’une communauté nationale particulière est transhistoriquement « bonne » ou « mauvaise », est, encore une fois, une sorte de campisme grossier. Elle n’est pas compatible avec la recherche de l’égalité et des droits universels. L’universalisme et l’humanisme sont tous deux très contestés dans une grande partie du discours et de l’activisme radicaux aujourd’hui. Pour moi, l’humanisme universaliste est un fondement « philosophique » propre au projet de gauche. Pourquoi s’opposer à l’oppression et à l’exploitation, pourquoi ne pas les accepter comme des produits inévitables de l’histoire ? Sauf à voir là une contrainte et un déni des droits fondamentaux auxquels les êtres humains devraient avoir universellement droit.
Mais l’universalisme et l’humanisme sont aujourd’hui souvent rejetés comme émanant d’un siècle des Lumières européen considéré comme latent, suprématiste et colonial. Je pense qu’il s’agit là d’une incompréhension ahistorique de la manière dont ces idées se sont développées, et d’une élision d’un moment intellectuel qui était en fait composé de plusieurs courants, souvent en tension ou en conflit les uns avec les autres.
La gauche contemporaine critique-t-elle également le nationalisme dans la même perspective, en le considérant comme une idée du 19e siècle ?
Il y a un certain degré de sélectivité et d’incohérence dans la manière dont l’extrême gauche contemporaine réfléchit aux questions de nation et de droits nationaux. Ainsi, par exemple, il est très en vogue dans certaines sections de l’extrême gauche d’évoquer l’histoire du Bund [l’Union générale des travailleurs juifs, un parti marxiste juif fondé en 1897 et basé sur la classe ouvrière juive d’Europe de l’Est, principalement yiddishophone], qui est considéré comme offrant une réponse non étatiste et anti-nationaliste – c’est-à-dire antisioniste – à la question du peuple juif et de la collectivité. Or, le Bund est présenté comme s’il était toujours d’actualité. De plus, souvent, les mêmes voix qui romantisent et idéalisent le bundisme adoptent par procuration des récits qui sont absolument étatistes-nationalistes lorsqu’il s’agit d’autres peuples nationaux, y compris les Palestiniens.
Indépendamment de quoi, cela ne rend pas service à l’histoire théorique du bundisme. Sa position n’était pas que les Juifs ne devaient pas s’autodéterminer au niveau d’un État-nation, mais que les autres peuples devaient le faire ; ils avaient une théorie sophistiquée de la nation, influencée de manière significative par les « austro-marxistes » de la Deuxième Internationale, qui préconisait l’autonomie culturelle des groupes nationaux au sein d’unités territoriales multinationales, plutôt que l’autodétermination nationale sous la forme d’États séparés, préconisée par Lénine et d’autres membres du mouvement.
Je considère que l’autodétermination nationale, qui peut aller jusqu’à la création d’un État indépendant, est une revendication démocratique légitime aujourd’hui et qu’elle reste importante dans les cas d’oppression nationale actuels, comme en Palestine, au Sahara occidental, au Kurdistan, en Papouasie occidentale et ailleurs. Mais je pense également qu’il est important pour la gauche de développer une critique universaliste du nationalisme et, ce faisant, de la nation en tant que construction sociale qui est en fin de compte un obstacle à la politique de classe. Cela a beaucoup de valeur, en particulier dans un monde où les tendances à la mondialisation du capitalisme ont connecté les travailleurs de différentes nationalités d’une manière jusqu’alors inconnue et peut-être même inimaginable. Le capital est profondément mondial et la résistance qu’on lui oppose doit être tout aussi transnationale. Mon aspiration politique est de voir les frontières s’ouvrir davantage dans le monde entier et, à terme, de ne plus avoir de frontières. Le développement d’une politique de classe capable de dépasser les frontières nationales nécessite une critique du nationalisme et de la nation. Mais cette critique doit être appliquée de manière cohérente au nationalisme en tant que tel.
La justification habituelle de la sélectivité et de l’incohérence est la distinction entre le « nationalisme des opprimés » et le « nationalisme de l’oppresseur ». Mais cette distinction a ses limites. Je ne voudrais pas trop insister ici sur ces questions, mais il est évident que le nationalisme d’un peuple opprimé ou colonisé a des implications politiques immédiates différentes de celles du nationalisme du peuple d’un État colonisateur. Mais l’histoire nous montre que les catégories « nationalisme de l’opprimé » et « nationalisme de l’oppresseur » sont poreuses. Le sionisme lui-même est indéniablement apparu comme la réponse d’une partie d’un peuple opprimé à son oppression, mais ces origines ne l’ont pas empêché d’avoir un impact matériel oppressif sur un autre peuple lorsqu’il a été mis en œuvre dans le cadre d’un processus de fondation d’un État. Le fait qu’une idéologie ou un mouvement émerge d’un peuple opprimé, ou soit basé sur lui, et représente une réponse à son oppression, ne garantit pas que son contenu politique subjectif sera progressiste.
En fin de compte, les droits démocratiques n’ont de sens que s’ils sont universellement applicables et accessibles. Défendre le droit à l’autodétermination nationale pour certains peuples nationaux et pas pour d’autres n’est pas conciliable avec une politique égalitaire. La gauche doit être cohérente, c’est pourquoi nous avons donné à notre texte le sous-titre « pour une gauche démocratique et internationaliste cohérente ».
Précisément, dans votre texte, vous déplorez l’abandon de l’analyse et de la politique de classe. Pouvez-vous développer ce point ?
Encore une fois, c’est pour moi fondamental. C’est peut-être aussi l’un des points de discorde entre moi et mes deux co-auteurs ; je suis probablement le plus « fondamentaliste de classe » de nous trois. Sans être, je l’espère, un « réductionniste de classe » qui croirait que chaque problème est réductible à la classe, que toutes les autres oppressions disparaîtraient simplement dans le sillage de la lutte des classes. Mais je considère que la classe, et en particulier la relation salariale, est absolument fondamentale, d’un point de vue structurel, pour ce qu’est le capitalisme. Je pense que cela confère à la classe un certain privilège structurel en tant que base de l’organisation et de la lutte.
L’un des autres effets de la déformation des politiques de gauche par le stalinisme a été de détacher le projet socialiste de l’action de la classe ouvrière. Alors que c’est l’un des éléments qui lui confère son universalisme, car la classe ouvrière mondiale est un agent potentiellement universel. J’insiste sur le mot « potentiellement ». Je ne crois pas qu’il soit inévitable que le prolétariat remplisse sa mission historique. Son rôle d’agent d’émancipation universelle, qui peut non seulement instituer sa propre règle de classe mais aussi abolir la société de classes, existe en tant que potentiel reposant sur l’application subjective de la volonté humaine, laquelle repose à son tour sur le développement de la conscience. Mais ce rôle potentiel est fonction des réalités matérielles et structurelles.
Comment cela s’accorde-t-il avec la situation actuelle en France où de nombreux membres de la classe ouvrière votent pour l’extrême droite ?
Je ne fais pas de morale ici, je ne vois pas l’action de la classe ouvrière en termes moralisateurs. Pour moi, l’agentivité, l’agency, la capacité de résistance de la classe ouvrière concerne la position de la classe ouvrière en tant que collectif social sous le capitalisme, en termes de relation à la production. Mais je ne pense pas que le fait d’avoir une relation particulière avec la production vous imprègne nécessairement d’une moralité plus élevée, au niveau individuel. L’actualisation d’un potentiel d’action nécessite une conscience. Il faut se battre pour cela ; la bataille des idées est un terrain de lutte essentiel.
Le stalinisme a remplacé l’action de la classe ouvrière par l’action des États staliniens, le bloc dirigé par Moscou, en tant que vecteurs de la création du socialisme. Dans la version dégradée du campisme poststalinien d’aujourd’hui, l’horizon du socialisme n’apparaît souvent même pas. L’ambition politique maximale est la « multipolarité » qui consiste simplement à renforcer la puissance de certains États capitalistes par rapport à d’autres. Dans ce cas, l’action de la classe ouvrière est écartée au profit de l’action de groupes d’États et d’acteurs paramilitaires non étatiques qui leur sont alliés, tels que le Hamas et le Hezbollah, et qui s’opposent à l’hégémonie des États-Unis. Ces forces ne peuvent nécessairement pas être des agents universels, car leurs projets politiques subjectifs sont particularistes et chauvins.
Et soutenus par l’Iran.
Oui, en effet. L’une des nombreuses ironies ici est que les courants de gauche qui se considèrent comme irréprochablement « anti-impérialistes » font souvent l’apologie d’un camp dans une rivalité entre impérialismes, en encourageant l’impérialisme régional iranien contre l’impérialisme régional israélien, ou en affirmant que l’impérialisme russe ou chinois représente des remparts progressistes contre la domination américaine. À ce titre, j’estime que l’abandon de l’action de la classe ouvrière a pour conséquence presque inévitable que l’on finisse par lui substituer ces agences réactionnaires.
On m’a dit que cet argument était un peu superficiel, parce que si vous observez la gauche dans de nombreux pays occidentaux, vous trouverez des gens qui sont des partisans très engagés, enthousiastes et sincères de la lutte des travailleurs dans leur contexte national, tout en faisant l’apologie de Poutine ou du Hamas. Bien sûr, c’est vrai. Mais être un défenseur de la lutte des travailleurs dans sa propre sphère domestique n’est pas la même chose qu’avoir une vision du monde cohérente qui est enracinée dans la politique indépendante de la classe ouvrière au niveau international, dans l’idée de la classe ouvrière mondiale en tant qu’agent universel.
Ma dernière question porte sur votre critique acerbe de la pensée « décoloniale » contemporaine. Vous la critiquez du point de vue de l’analyse marxiste. Or, il y a là un paradoxe apparent, car de nombreux penseurs décoloniaux viennent d’un milieu marxiste. Mais il semble qu’il y ait eu une évolution dans des directions très différentes, et une scission potentielle entre le marxisme et la « décolonialité ».
Je dois préciser que je ne suis pas ni universitaire, ni même chercheur au sens le plus amateur soit-il, je ne suis donc pas bien au fait de toutes les tendances dans les universités, là où se joue une grande partie de ce discours. Mais, dans ma compréhension peut-être limitée, je vois un entrecroisement de beaucoup de fils différents. Une partie de la pensée décoloniale contemporaine a été précédée par le postmodernisme ou entretient une certaine relation intellectuelle avec lui. De nombreux auteurs du postmodernisme sont également issus des traditions marxistes, mais se sont développés dans une direction tout à fait différente.
Bien entendu, le marxisme ne doit pas être considéré comme un corps de pensée ou d’analyse hermétique et canonique qui ne peut être révisé, développé ou amélioré. Une partie de l’impulsion qui sous-tend le large éventail de recherches théoriques à partir desquelles émerge au moins une partie de la pensée décoloniale est un effort pour répondre à ce qui était considéré comme les limites du marxisme sur les questions de race ou d’oppression coloniale. Il s’agit d’une impulsion légitime, même si je ne suis pas d’accord avec la manière dont les limites sont identifiées, ou avec les déficiences perçues.
Mais je pense qu’il existe une forme particulière d’analyse décoloniale, aujourd’hui assez dominante dans certains cercles activistes radicaux, qui revient à une forme de campisme. Elle présente le colonisateur/colonisé, ou le colon/indigène, comme le binaire constitutif mondial. Elle essentialise les catégories mêmes qu’elle prétend critiquer et crée des blocs dans lesquels non seulement les États, mais aussi des peuples entiers, peuvent être catégorisés.
D’une part, cela élimine tout potentiel progressiste pour la classe ouvrière des nations dites « colonisatrices », puisque ces nations dans leur ensemble sont considérées comme définies de manière fondamentale et immuable par leur privilège colonial, avec leurs classes ouvrières achetées et complices. Cela rejette alors toute possibilité d’action spécifique pour la classe ouvrière des nations « colonisées » en estompant les distinctions de classe et, en fait, l’oppression de genre, etc. au sein de ces sociétés, au nom d’un particularisme national ou communautaire, généralement par procuration. La politique de classe n’est donc pas à l’ordre du jour.
Il y a également des réactions négatives et des critiques, y compris au sein du monde universitaire. Le livre du philosophe nigérian Olúfẹ́mi Táíwò, Against Decolonisation: Taking African Agency Seriously, présente une critique très incisive de certaines de ces tendances appliquées à l’Afrique. L’universitaire sud-africaine Zine Magubane a rédigé des critiques universalistes de certaines pensées antiracistes et décoloniales contemporaines. Elle parle de la nécessité de réaffirmer la classe comme « catégorie analytique universelle ». Des universitaires et des écrivains comme Kavish Chetty, Camila Bassi et Kenan Malik ont également critiqué la théorie « décoloniale » d’un point de vue largement universaliste. Workers’ Liberty, le groupe socialiste révolutionnaire dont je fais partie, a récemment publié un court pamphlet, Critical Notes on Postcolonial Theory, qui tente d’élucider une critique marxiste, basée sur la classe, de certaines de ces tendances. Ces débats, autour, par exemple, de l’universalisme contre le particularisme, font partie du discours dans lequel le texte de Leftrenewal cherche à intervenir.