Le philosophe Nicolas Tertulian, de son vrai nom Nathan Veinstein, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste d’esthétique et de philosophie allemande, grand connaisseur de Hegel, Simmel, Heidegger, Nikolai Hartmann, Adorno, Bloch, et surtout Lukács dont il était un grand adepte (Tertulian, 1980, 2016 & 2019), s’est éteint le 11 septembre 2019 à Suresnes, à l’âge de 90 ans. Né en 1929 à Iasi (ou encore Jassy), en Moldavie roumaine, Tertulian a échappé, en juin 1941, au pogrom déclenché par les nationalistes et l’armée roumaine au début de la guerre1.
Au cours d’un entretien réalisé en octobre 2016, Nicolas Tertulian, avant de brosser tout un panorama des intellectuels roumains qu’il a rencontrés à Bucarest, comme Petre Solomon, Immanuel Weissglas, Alfred Kittner, ou à Paris, comme Serge Moscovici, Isac Chiva, Paul Celan, nous avait raconté quelques souvenirs liés à son enfance à Iasi et à ce pogrom.
Nicolas Tertulian : Pour ce qui est de la période de la guerre, j’avais alors 12-13 ans quand j’ai entendu dire qu’à l’Institut français il y aurait une audition musicale de l’opéra de Debussy Pelléas et Mélisande. J’ai pris le courage d’y aller, – parce qu’à l’époque, les Juifs ne fréquentaient ni l’Institut français, ni l’université roumaine. Nous étions exclus du lycée, je n’ai fait qu’une seule classe dans le lycée national, puis j’ai été transféré dans le lycée juif. Je suis donc resté dans un coin en écoutant cet opéra, dans cette ville martyrisée : Iasi, la ville où avait eu lieu, deux ans auparavant, le terrible pogrom avec la disparition de plus de 10 000 Juifs. J’ai perdu mon grand-père maternel, un oncle, et un ami de lycée, tués dans la cour de la préfecture.
Je gardais des souvenirs atroces de cette répression pratiquée par les Allemands et par l’armée roumaine et dans cette atmosphère d’oppression, écouter cette musique divine de Debussy, cela m’a laissé une impression inoubliable.
Pouvez-vous nous dire comment vous avez échappé au pogrom de Iasi ?
N.T. : Nous avons eu vraiment de la chance parce que dans notre appartement était logé un officier de la Wehrmacht, un Autrichien, un instituteur d’école qui était officier. Mes parents parlaient parfaitement l’allemand et quand une patrouille allemande est entrée chez nous, ils ont voulu emmener mes parents. Ils voulaient emmener mon père, mais ma mère a plaidé en allemand avec une telle éloquence, que visiblement le lieutenant qui dirigeait la patrouille a été impressionné…, et à lui s’est joint cet officier autrichien cantonné chez nous – c’était un dimanche, ce fameux dimanche 28 juin ! – l’officier autrichien est intervenu, il a dit que mon père allait arriver plus tard, qu’il allait se changer.
Ils ont fait une perquisition, ils ont tout chamboulé, ils ont demandé à mon père d’ouvrir la cassette où il y avait des documents, mais ils se sont retirés sans l’arrêter, en le laissant en paix. Et tous les gens de notre cour ont été sauvés grâce au fait que ce groupe d’Allemands s’est retiré sans emmener personne.
Mais du premier étage où je me trouvais, je regardais par la fenêtre et j’étais effrayé par le spectacle de la rue : il y avait des vieux Juifs avec la barbe, des religieux, qui étaient traînés littéralement, on les emmenait à la préfecture et beaucoup d’entre eux, dont mon grand-père et un oncle, ne sont jamais revenus. Donc, nous, on a eu d’une certaine façon de la chance.
J’étais récemment à Iasi et on m’a montré cette cour de la préfecture, on dit que les soldats roumains étaient postés sur le toit et qu’ils tiraient sur les gens ?
N.T. : C’est exact, oui, beaucoup de gens ont été tués par le feu des mitraillettes, postés dans différents coins de la préfecture – en roumain, on dit questura. Les gendarmes roumains et des Allemands de la division Todt étaient là et tiraient aveuglément. J’avais un parent qui, avec son père, habitait dans un autre quartier que le nôtre, mais ils ont été aussi emmenés dans cette cour, ils étaient collés au mur du fond, alors, à un certain moment, mon cousin a pris courage, il est monté sur le mur, il a sauté dans la rue et s’est glissé jusqu’à leur appartement.
Après cette période, vous êtes resté à Iasi jusqu’à la fin de la guerre, vous n’avez plus été inquiétés, vos parents non plus
N.T. : Quand les Allemands se sont retirés, en 1944, on avait peur après l’expérience de 1941, et je me rappelle qu’on était assis à l’entrée de l’abri qui s’ouvrait dans notre cour, et j’ai vu un soldat allemand qui fumait, il avait un visage décomposé, il était abîmé, il avait la tête ailleurs qu’à régler encore une fois le compte aux Juifs. ❚
1 Les circonstances et le déroulement de ce pogrom sont analysés dans Carp (p. 169-290). Curzio Malaparte a été témoin de ce pogrom (Malaparte, p. 209-220).
ŒUVRES CITÉES
Tertulian, Nicolas, 1980, Georges Lukács, étapes de sa pensée esthétique, traduit du roumain par Fernand Bloch, Paris, Le Sycomore.
Tertulian, Nicolas, 2016, Pourquoi Lukács ? , Paris, MSH.
Tertulian, Nicolas, 2019, Modernité et antihumanisme. Les combats philosophiques de Georg Lukács, Paris, Klincksieck.
Carp, Matatias, 2009, Cartea Neagra, Le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie [1946], traduit du roumain par Alexandra Laignel-Lavastine, Paris, Denoël.
Malaparte, Curzio, 1946, Kaputt, traduit de l’italien par Juliette Bertrand, Paris, Denoël.