Cet article est composé d’une sélection d’extraits du livre du professeur Paweł Machcewicz, directeur du Musée de la Seconde Guerre Mondiale de Gdańsk de 2008 à 2017. Il y fait le récit de la création de ce musée, le plus grand en Europe et le premier à s’affranchir d’un cadre national et militariste de lecture du conflit pour lui préférer une approche comparatiste transnationale centrée sur le sort des civils. Cette approche permet de mieux souligner l’extrême violence de la double occupation dont l’Europe centre-orientale a souffert. L’auteur y explique les raisons du choix de cet angle inédit et revient sur les controverses qu’il suscita auprès des historiens conservateurs, ainsi que des politiciens de Droit et Justice (PiS). Ce livre est également le carnet de bord d’un capitaine aux commandes d’un vaisseau pris dans la tourmente. Car à compter de la victoire électorale de Droit et Justice en novembre 2015, la direction du Musée fit face à des pressions politiques croissantes, exercées sans aucun égard pour son autonomie statutaire. Et si le Musée parvint malgré toutes les entrave à ouvrir ses portes au public en 2017, sa direction n’en fut pas moins congédiée peu après son ouverture. Les débats qui accompagnèrent la création de ce Musée, aussi brutale qu’en ait été l’issue, eurent toutefois le mérite de révéler les différences dans la perception du passé national et dans le rapport de franchise qu’il convient (ou non) d’entretenir à son égard dans le présent politique. Le refus d’une mobilisation intentionnellement partiale de l’histoire au nom d’une quelconque raison d’État se démarque ici comme l’un des principes fondamentaux de résistance au discours nationaliste qui, loin d’être une spécificité polonaise, prolifère actuellement en Europe et dans le monde.
L’auteur et son traducteur tiennent à souligner que ce livre n’aurait pu être traduit sans le soutien de la Chaire internationale pour l’histoire de la Seconde Guerre mondiale du Baron Velge de l’Université Libre de Bruxelles. Ils tiennent tout particulièrement à remercier le Prof. Pieter Lagrou, administrateur de cette chaire, pour son indéfectible enthousiasme et son concours à la réalisation de ce projet.
I
Les débuts
TOUT A COMMENCÉ AVEC UN ARTICLE…
Tout a commencé avec un article que j’ai publié dans « Gazeta Wyborcza », le plus grand quotidien de Pologne, en novembre 20071. J’y évoquais la façon dont les controverses historiques avaient regagné en intensité entre l’Allemagne et la Pologne au cours des dernières années. Celles-ci tournaient autour du jugement qu’il convenait de porter sur les expulsions des Allemands dans l’immédiat après-guerre. En Pologne, l’activité d’Erika Steinbach et de la Fédération des Expulsés faisaient l’objet de vives critiques ; il en était de même pour le phénomène plus ample que constituait l’intérêt exclusif d’une proportion croissante de l’opinion publique allemande pour les souffrances exclusives des Allemands pendant et juste après la guerre : les victimes des fuites devant l’Armée Rouge (entre autres histoires, celle du navire « Wilhelm Gustloff », ne serait-ce que parce qu’elle est remémorée dans le roman de Günter Grass En Crabe ou dans le téléfilm retentissant de la ZDF), les bombardements alliés ou les « expulsions » d’après-guerre. Il existait une vraie crainte que cela puisse mener à une révision de l’image de la Seconde Guerre mondiale qui consisterait à exposer les souffrances des Allemands sans rappeler leurs torts. La plus grande indignation avait trait aux « expulsions » d’après-guerre auxquelles devait être consacrée une nouvelle institution muséale à Berlin, promue par la Fédération des Expulsés. À ce sujet, il régnait en Pologne un consensus très large, englobant tous les partis et tous les milieux, fait rare dans un pays qui connaissait une polarisation rapide, tant sur le plan politique qu’idéologique.
[…]
Dans cet article, je proposais que la Pologne ne s’arrête pas à quelques protestations creuses qui, de toute façon, n’empêcheraient pas la création prévue à Berlin du centre muséo-éducatif consacré aux « expulsions ». Je faisais valoir que la meilleure solution serait de présenter notre propre récit se concentrant sur la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences. Les controverses internationales qui avaient regagné en intensité au cours des dernières années (entre Pologne et Allemagne, Pologne et Russie), à propos de l’interprétation des événements de 1939-1945 et de leurs conséquences, avaient montré avec force que la Seconde Guerre mondiale demeurait l’expérience centrale pour les nations européennes, celle sans laquelle il était impossible de comprendre les décennies suivantes, et probablement aussi notre présent. La meilleure solution serait – comme je m’efforçais de le démontrer dans ce texte – de créer en Pologne un Musée de la Seconde Guerre mondiale qui donnerait à voir à l’Europe et au monde l’expérience globale de cet événement, avec une considération particulière pour le sort de la Pologne et des autres pays d’Europe centre-orientale, de façon générale assez mal connue dans la partie occidentale du continent comme aux États-Unis. Cela aurait naturellement une incidence bien plus large que celle d’une simple intervention dans les controverses historiques germano-polonaises. Le nouveau musée serait adressé non seulement aux Polonais et aux Allemands, mais aussi à tous les Européens, et potentiellement même aux visiteurs venus d’autres continents. C’était là le même postulat que celui que j’avais déjà formulé publiquement au cours des années précédentes : s’efforcer d’élargir la mémoire historique de la « vieille » Europe, divisée pendant des décennies par le rideau de fer, s’intéressant peu à l’histoire compliquée des nations s’étant retrouvées sous domination soviétique au sortir de la guerre, et dont l’expérience de la guerre ne rentrait pas non plus, pour les Européens occidentaux, dans les représentations classiques du plus grand conflit de l’histoire. « Le moment est venu pour une initiative polonaise à la mesure de la place que nous pourrions occuper en Europe – argumentais-je dans Gazeta Wyborcza – si nous ne nous condamnions pas nous-mêmes à une isolation en son sein, si nous ne nous repliions pas dans une forteresse assiégée. Dans ce musée, qui n’existe encore nulle part en Europe, on ménagerait une place pour exposer l’expérience complète de la guerre, dont celle des nations qui ont eu à souffrir du totalitarisme non seulement nazi, mais encore soviétique. »
« LA DÉSINTÉGRATION DE LA NATION POLONAISE »
À l’automne 2008, une grande discussion éclata concernant le programme du Musée dont la violence et l’intensité nous surprirent, moi et mes collaborateurs. Elle s’avéra être l’annonce de la guerre sans merci que le parti Droit et Justice déclara au Musée après sa prise de pouvoir en Pologne en 2015, bien qu’à cette époque je ne pusse encore rien en soupçonner. […] Nous avions évidemment conscience de ce que l’histoire suscite en Pologne, et cela depuis longtemps, de vives émotions et controverses, et certains d’entre nous – ceux qui avaient travaillé au sein de l’Institut de la Mémoire Nationale – en avaient déjà fait l’expérience par eux-mêmes. Le premier épisode de la guerre pour le Musée dura quelques mois et, à mon sens, il s’agit de l’un des débats les plus cruciaux à s’être tenu en Pologne au sujet de l’histoire au cours de ces dernières années. Il reflétait fidèlement les différentes sensibilités historiques et les visions de l’étude du passé qui s’affrontaient alors.
[…]
Le leader du parti alors d’opposition Droit et Justice Jarosław Kaczyński (ancien Premier Ministre du gouvernement jusqu’à sa dissolution au printemps 2007) s’intéressa de près au Musée, au point de critiquer sa conception à trois reprises au cours d’une même semaine dans ses déclarations publiques, lui reprochant, entre autres choses, d’être l’instrument servant à « la désintégration de la nation polonaise ». C’est au cours du débat qui se tenait à la Diète sur le bilan de la première année de gouvernance de Donald Tusk qu’il s’exprima le plus longuement, inscrivant le projet de Musée dans un contexte plus large de politique internationale et de querelles au sujet de l’histoire :
Il y a la question de ce qui se déroule pour l’instant en Allemagne et qui en réalité signifie une redéfinition du sens moral, et donc également du sens politique de la Seconde Guerre mondiale. Il y a la question, Mesdames et Messieurs, du Musée de la Seconde Guerre Mondiale. De quoi doit-il parler ? Du martyr polonais [applaudissements] ou des souffrances des Allemands ? Et bien, Mesdames et Messieurs, il devrait parler du martyr polonais [applaudissements], de l’holocauste qui a concerné les Polonais, car autrement, en considérant la chose sérieusement, nous accepterions que ces crimes aient été commis par des nazis apatrides, alors qu’en Pologne auraient existé des usines polonaises de la mort. On a écrit encore récemment à ce sujet. En pratique, cela équivaut à une acceptation de cette situation et à un retrait de la politique que nous avions adoptée en la matière, c’est un tort grave pour la Pologne [applaudissements]2.
Kaczyński conjuguait la critique du Musée de la Seconde Guerre mondiale à une appréciation négative de la politique étrangère du gouvernement Tusk. Il lui reprochait d’avoir adopté dans ses relations avec l’Allemagne la position d’un partenaire plus jeune et plus faible, et il désigna le fait d’avoir nommé Władysław Bartoszewski au poste de chargé d’affaires du Président du Conseil des ministres pour le Dialogue international (responsable, entre autres, des relations polono-allemandes) comme un retour à la « politique de la “moche demoiselle”3». Cette dernière métaphore était supposée symboliser la soumission et la vassalité de la Pologne vis-à-vis de son voisin occidental.
Au cours de ce débat à la Diète, le Premier ministre Donald Tusk a réfuté les accusations du leader de l’opposition, en s’adressant directement à Jarosław Kaczyński :
… en ce qui concerne le Musée de la Seconde Guerre mondiale, nous en avons discuté longuement avec des personnes fort intéressantes, dotées d’une grande autorité tant politique qu’historique. Peut-être ne vous souvenez-vous pas […] mais l’initiative de la construction du Musée a été pensée et est pensée comme une réponse polonaise aux tentatives de falsification de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. [Voix de la salle : Ooo ! …] Vous n’avez pas le droit de parler de la sorte de Władysław Bartoszewski ou du professeur Machcewicz, ou de tout autre personne qui s’engage dans ce projet sur son versant politique ou historique. Vous n’avez pas le droit d’accuser ces personnes de vouloir œuvrer aux intérêts d’un autre État, contre la mémoire polonaise et l’histoire polonaise, car c’est très exactement l’inverse [applaudissements]. Personne ne vous a donné le monopole du patriotisme et de la vérité4.
[…]
La discussion à propos du Musée ne se limitait pas à une querelle sur l’interprétation de l’histoire, elle portait aussi sur notre rapport aux voisins de la Pologne, sur la place de celle-ci en Europe et, plus généralement, sur les représentations que l’on se faisait de ce que devraient être les relations entre les nations et les États au sein de notre continent. On peut discerner dans la fronde des milieux nationalistes et conservateurs contre la conception du Musée de la Seconde Guerre mondiale la réaction d’« eurosceptiques » qui cherchaient à défendre la particularité polonaise, son « exceptionnalité », et qui ne concevaient donc pas de traiter un projet visant à imbriquer l’expérience polonaise dans le récit plus large des destins européens et mondiaux autrement que comme une menace pour l’identité nationale. Il n’est pas fortuit que dans de nombreuses opinions, la critique de la conception du Musée se soit trouvée associée à l’incrimination de la Maison de l’Histoire européenne de Bruxelles ou à la critique des manuels transnationaux d’histoire (une édition franco-allemande avait déjà vu le jour et une édition polono-allemande était alors en préparation). Tout ce qui débordait d’une perspective étroitement nationale soulevait une objection. Depuis son commencement, le débat au sujet du Musée concernait des questions bien plus vastes et plus fondamentales que la seule Seconde Guerre mondiale. Il participait d’une querelle intellectuelle, et même civilisationnelle, qui avait gagné en intensité en Pologne au cours des dernières années ; celle-ci portait sur la façon dont il convenait de comprendre l’histoire polonaise, la place de notre pays dans ses relations avec ses voisins au sein d’une Europe en voie d’intégration et, de façon plus générale, la forme que devrait prendre le continent européen et, au sein de celui-ci, la question de la souveraineté des états nationaux. Quels qu’aient été les épisodes labiles du débat sur le Musée ou les thématiques neuves qui y firent leur apparition, au fond, il ne s’agit jamais de rien d’autre que de cette même querelle.
Dans le conflit autour du Musée il y avait par ailleurs un « second fond », moins perceptible au premier coup d’oeil. Au cours des années précédentes, les milieux conservateurs de droite avaient été les plus prompts à défendre le rôle public de l’histoire comme agent crucial dans la construction d’une communauté nationale et civique. Le gouvernement de Droit et Justice, au pouvoir de 2005 à 2007, avait fait de la « politique historique » l’un des éléments centraux de son programme, un marqueur de son opposition aux milieux libéraux et de gauche auxquels il reprochait leur manque d’égard pour l’histoire nationale et la tradition. La mise en chantier par Donald Tusk d’un projet historique aussi ambitieux que le Musée de la Seconde Guerre mondiale risquait de le priver de cet argument politique commode et de reprendre aux milieux nationalistes et conservateurs l’exclusivité de leur intérêt pour l’histoire, et même pour le patriotisme, que revendiquaient de nombreux intellectuels et politiciens de droite. On peut imaginer que c’est la raison pour laquelle ils ont très vite jugé nécessaire d’engager une vaste et longue campagne contre le projet du Musée de la Seconde Guerre mondiale qui a pu, dans certains cas, prendre des accents personnels, et se tourner contre les auteurs de son programme conceptuel. C’était une tentative d’étouffer dans l’œuf ce projet, de convaincre le Premier ministre Tusk qu’il était controversé et que sa réalisation pouvait lui apporter plus de pertes politiques que de gains. Et quand bien même ce plan ne devait pas rencontrer de succès, la campagne contre le Musée pourrait néanmoins conduire à le discréditer ne serait-ce qu’aux yeux d’une part de l’opinion publique. Ce n’est pas par hasard que l’un des historiens favorables au Musée, cité plus tôt, avait tenu à exprimer son « espoir que, autant les auteurs du projet que les personnes décidant de sa réalisation, soutiendront ce siège ».
II
Un musée
Instructions de montage
DU PROJET À L’EXPOSITION, ET TOUT CE QUI SE TROUVE EN CHEMIN
L’un de nos plus grands défis intellectuels fut de créer un récit cohérent au sujet des régimes de terreur mis en place par les occupants. Ce bloc constitue la plus grande et probablement la plus importante des sections de notre exposition. Il commence par une description minutieuse du régime de terreur déployé à l’encontre des élites polonaises (dont la Poméranie connut le déploiement le plus intense), mais y sont aussi montrées les exécutions de masse et l’éradication de localités entières : notamment les massacres de Wawer et de Bochnia, de Wola à Varsovie en août 1944, la destruction des villages polonais (à l’exemple de Michniów), ainsi que de Lidice en Bohême, d’Oradour sur Glane en France, des localités de Grèce, d’Italie et de Biélorussie. Cette forme de terreur fut pratiquée à grande échelle dans ce dernier pays. Plus loin, le visiteur pénètre dans la salle où est exposé un mouchoir sur lequel le député à la Diète, Bolesław Wnuk, consigna des adieux à sa famille avant d’être exécuté en juin 1940 lors de l’action d’extermination des élites polonaises, soulignant le parallélisme entre les régimes de terreur allemand et soviétique contre les Polonais, pour ensuite entrer dans une salle consacrée au massacre de Katyń. Le parcours de visite se poursuit à travers des salles consacrées aux déplacements forcés de populations qu’orchestrèrent les Allemands et les Soviétiques. C’est une section cruciale de l’exposition, notamment parce qu’elle montre que ce furent le IIIe Reich et l’Union soviétique qui initièrent ce programme d’ingénierie sociale prévoyant le déplacement de millions d’individus, et non les Alliés et les Polonais en 1945. Plus loin, on voit le travail forcé et les camps de concentration nazis. La scénographie de cette dernière section rappelle les baraquements des camps et donne à voir les différents aspects de la vie des prisonniers, de la violence qui les accompagnait en permanence, en passant par le travail harassant, les maladies, les expériences médicales, mais aussi la résistance, jusqu’à la mort dont le symbole était, dans l’univers du camp nazi, le crématorium. Pour traiter la question des réseaux clandestins dans les camps, nous abordons la figure du capitaine de cavalerie Witold Pilecki qui se laissa volontairement capturer lors d’une rafle de rue pour infiltrer Auschwitz et y créer un mouvement de résistance. Mais aussi celle de Helena Płotnicka, complètement inconnue du grand public jusqu’alors, qui, mère de trois enfants, habitant les environs d’Auschwitz, fournissait de la nourriture, des médicaments et du courrier aux détenus, ce qui entraîna son internement dans le camp où elle perdit la vie. Il s’agit à mon sens d’un exemple d’héroïsme de tout premier ordre, bien qu’en fin de compte il soit resté anonyme. Nous voulions restaurer le souvenir de ce genre de personnes dans le Musée.
La section suivante de l’exposition montre le meurtre des personnes handicapées ou souffrant de maladies psychiques, plusieurs centaines de milliers d’individus. C’est une catégorie de victimes dans une certaine mesure oubliée, que l’on n’a commencé à évoquer spécifiquement qu’au cours des dernières années. Rappelons que ces meurtres ont débuté à l’automne 1939, pour la plupart dans les territoires polonais incorporés au IIIe Reich, surtout en Poméranie. Ce fragment sert également d’introduction au bloc suivant, la Shoah. Le trait d’union entre ces deux crimes n’était pas seulement l’intention d’éliminer des groupes entiers d’individus, au motif qu’ils étaient considérés comme inutiles ou nuisibles, mais aussi le fait que ces centres d’extermination (munis de chambres à gaz) pour malades psychiques et handicapés furent mis en place par les personnes qui furent ensuite redirigées vers le Gouvernement général de Pologne afin d’y installer en 1942 des camps d’extermination pour les Juifs.
L’Holocauste est abordé au cours d’un prologue présentant différentes expériences et perspectives : celles des victimes, des criminels et des témoins. Il est suivi de trois parties construites suivant un ordre chronologique. La première s’ouvre sur les événements de 1941, avant tout l’extermination des Juifs à l’est par les groupes mobiles de tuerie (Einsatzgruppen). C’est ici que sont montrés les pogroms conduits par des populations locales mais inspirés dans de nombreux cas (comme à Jedwabne) par les Allemands. La seconde partie traite essentiellement de l’assassinat des Juifs polonais, c’est là aussi qu’est présenté le sort des Juifs du ghetto de Łódź. Nous avons sciemment choisi ce dernier dans la mesure où le ghetto de Varsovie fait déjà l’objet d’une description minutieuse dans le Musée de l’Histoire des Juifs polonais. La partie suivante porte sur la Shoah dans toute l’Europe occupée, réalisée pour une grande part à Auschwitz. Il y est également question du meurtre des Roms et des Sinti. Cette thématique se clôt sur une salle dédiée à la mémoire des victimes – on y voit des impressions sur verre des visages de plusieurs centaines de victimes de divers pays. Immédiatement à côté, on trouve la section consacrée aux nettoyages ethniques, notamment le massacre d’à peu près 100 000 Polonais par les nationalistes ukrainiens en Volhynie et en Galicie orientale, ainsi que l’extermination de quelques centaines de milliers de Serbes, de Juifs et de Roms par les Oustachis croates. Ce ne sont là des crimes commis ni par les Allemands, ni par les Soviets, mais ils n’auraient pas eu lieu sans les processus destructeurs que ceux-ci mirent en route, s’ils n’avaient pas donné l’exemple en procédant respectivement à l’élimination de groupes ethniques ou raciaux entiers, à la destruction de classes sociales complètes.
La nouveauté de cette section consistait à intégrer le récit de la Shoah, souvent présenté dans de nombreux musées comme thématique dominante, voire unique de l’exposition (le Musée de l’Holocauste à Washington, Yad Vashem, le Mémorial de la Shoah à Paris et bien d’autres musées de l’Holocauste moins connus), à un paysage plus large tenant compte de la totalité de la machine de terreur allemande qui a touché de nombreuses catégories de victimes (détenus, travailleurs forcés, déportés). Parmi ceux-ci, il y avait des Juifs qui, avant d’être assassinés, avaient souvent d’abord été contraints aux travaux forcés, enfermés dans des camps de concentration ou avaient été la cible des réinstallations obligatoires dans l’enceinte des ghettos. Cette vision complète nous offre une occasion exceptionnelle de montrer les interdépendances entre les divers éléments et axes de la violence nazie et du génocide, l’évolution de la politique d’occupation allemande vis-à-vis des divers groupes sociaux, nationaux et raciaux et, enfin, les différences à l’intérieur de la communauté de destin des victimes.
Un wagon placé au cœur du bloc consacré à la terreur fait office de symbole de cette communauté de destin. C’est depuis ce wagon que l’on pénètre dans toutes les sections mentionnées ci-dessus. Cet objet a une histoire extraordinaire qui mérite d’être racontée ici. Produit en Allemagne au cours de la Première Guerre mondiale, il fut réquisitionné après cette guerre par l’État polonais fraîchement ressuscité, puis, en septembre 1939 par les Soviétiques. En 1941, après l’attaque de l’URSS par le IIIe Reich, il passa aux mains des Allemands qui l’utilisèrent jusqu’à la fin de la guerre, moment où il fut récupéré par les Chemins de fer de l’État polonais. C’est dans de tels wagons que les Soviétiques convoyèrent à l’Est des centaines de milliers de citoyens polonais, alors que les Allemands y avaient transporté les déportés, les travailleurs forcés et les détenus vers les camps de concentration, de même que les Juifs vers les camps d’extermination. Le wagon est aussi une illustration en soi de l’énorme puissance d’un objet dans une exposition, son histoire nous parle non seulement de la terreur de l’occupation et de l’Holocauste, mais encore de la création et du délitement des États en Europe centrale et orientale au XXe siècle, de la modification de ses frontières. Nota bene, dans le Musée de l’Holocauste à Washington ainsi qu’à Yad Vashem, un même wagon symbolise uniquement le sort des Juifs ; nous avons sciemment décidé de le montrer sous un jour plus universel, sans pour autant mettre un signe d’égalité entre les victimes dont le sort ne fut évidemment pas identique.
[…]
Je me référerais plus volontiers à la réflexion sur le rôle des musées, devenue aujourd’hui classique, que formula au début des 1970 le muséologue canadien Duncan F. Cameron. Dans son texte célèbre, « Le musée, un temple ou le forum », il contestait le modèle de musée qui s’était cristallisé au cours du XIXe siècle et était encore bien vivant. Ce modèle supposait que l’on transmette une vérité établie et codifiée au sujet de l’art, de l’histoire ou de toute autre discipline, que le visiteur devait réceptionner et intégrer sans jamais la mettre en doute ni l’interroger. C’était un modèle de communication à sens unique, avec des visiteurs cantonnés à la passivité. Le musée était alors un « temple » assurant la transmission d’une vérité révélée qui excluait le débat. Selon Cameron, si les musées voulaient être des lieux vivants attirant de larges publics, ils devaient devenir dans une plus large mesure des forums, des espaces de discussion, de confrontation d’opinions contradictoires5.
Cette vision du musée m’était plus proche, bien qu’encore une fois la spécificité du musée historique narratif supposât que le visiteur soit mis en présence d’un récit préétabli. Il était pourtant crucial que ce récit laisse de la place à des interprétations diverses, qu’il montre toute la variété des attitudes, comme des choix et des dilemmes qui s’y rapportent et qui n’étaient pas toujours évidents, ni « noirs et blancs ». Cela concernait aussi la langue que nous employions dans les textes – nous nous sommes efforcés de ne pas lester ceux-ci avec des formulations péremptoires qui pourraient adopter des tonalités de jugements. Le visiteur a le droit de tirer seul les conclusions de ce qu’il a vu, et il y parvient très bien. Nos adversaires de droite avaient une vision complètement différente du musée : celle d’un vecteur de transmission de vérités univoques ou, à vrai dire, d’un outil de propagande dont la fonction serait de modeler les esprits suivant une vision construite par une instance supérieure, au sein de laquelle il ne peut y avoir de place ni pour les questions, ni pour les doutes, et encore moins pour une lecture indépendante. Et donc résolument celle d’un « temple », et en aucun cas d’un « forum » ou espace de débat.
III
La guerre
LA VISITE NOCTURNE DU MINISTRE GLINSKI
Le 15 avril 2016 (c’était un vendredi), je revins comme d’habitude à Varsovie au terme de ma semaine de travail à Gdańsk. Quelques minutes après vingt-trois heures, alors que je m’apprêtais à aller dormir, je remarquai en éteignant ma lampe de chevet que j’avais reçu un SMS de Janusz Marszalec me demandant d’immédiatement le contacter. Je craignais le pire depuis de nombreux mois et pourtant la nouvelle que j’appris fut pour moi une authentique surprise. L’une des connaissances de Marszalec avait repéré un communiqué paru en fin de soirée sur le site internet du ministère de la Culture. Cet avis du ministre de la Culture et du Patrimoine national annonçait la liquidation du Musée de la Seconde Guerre Mondiale. La voie pour parvenir à cette fin était de le fusionner avec le Musée de Westerplatte et de la Guerre de 1939 en vertu de quoi une nouvelle institution devait voir le jour, rebaptisée de ce dernier nom pour la cause. La décision était motivée de la façon suivante :
Cette fusion est guidée par la volonté de garantir l’efficacité renforcée des actions de soutien et de promotion de la tradition nationale et étatique, en particulier en ce qui concerne l’histoire de la Pologne à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, qui comprend la guerre défensive de l’année 1939. De même cette fusion est guidée par la volonté d’honorer convenablement le lieu symbolique qu’est le champ de bataille de Westerplatte ainsi que d’assurer une supervision rationnelle des musées dont le ministre de la Culture et du Patrimoine national a la charge par l’exploitation optimale du potentiel d’institutions présentant un profil d’activité proche et localisées à Gdańsk, ce qui permettra de procéder à une rationalisation de la dépense des moyens financiers issus du budget de l’État6.
Le nom même de Musée de la Seconde Guerre mondiale devait disparaître. Il devait être absorbé par un autre musée qui, au lieu de traiter du conflit global, devait couvrir les sept jours de défense du Dépôt militaire de transit à Westerplatte, ainsi que les combats de 1939. L’un et l’autre étaient déjà largement abordés dans notre exposition, mais 90% de son contenu ne pouvait pas s’inscrire dans ce cadre très étroit. Que faire de cette partie restante ? Est-ce que cela signifiait que nous devrions jeter aux rebuts les huit années de travail des historiens et des scénographes, et que ce gigantesque bâtiment en passe d’être terminé devait être consacré à un et un seul mois de la guerre qui, même au vu du sort des Polonais au cours des années 1939-1945, était un fragment important, mais un fragment tout de même ? Quoi qu’il en soit, c’était là un plan de revanche totale – l’éradication d’un musée haï dont rien ne devait subsister, pas même le nom.
COURSE CONTRE LA MONTRE
La tempête médiatique, les marques d’indignation pleuvant de toutes parts et la promesse du maire Adamowicz de rétracter la cessation du terrain de la ville laissèrent peu de doutes au ministre Gliński : le dossier du Musée ne pourrait pas être réglé en toute discrétion, ni sans entacher l’image de ses « liquidateurs ». Aussi, dès le dimanche 16 avril, je reçus un coup de téléphone du ministère de la Culture avec une invitation de la part du vice-premier ministre à participer le lendemain à une réunion. Notre conversation, dans le cabinet du ministre Gliński, dura une heure. Ce dernier était excessivement poli, il s’excusa des modalités « peu communes » de son action, autrement dit de ne m’avoir informé en aucune façon de sa décision de liquider l’institution dont j’avais la charge. Notre conversation abondait malgré tout en éléments surréalistes. Le vice-premier ministre s’adressait à moi comme à un représentant de l’ancien régime*7 auquel on présenterait tous les reproches dont se serait rendu coupable le pouvoir précédent, le principal étant qu’aucun Musée de l’histoire de la Pologne n’ait encore vu le jour. J’expliquais que ces reproches pouvaient être adressés aux Premiers ministres et ministres de la Culture des précédents gouvernements mais qu’en ce qui me concerne, on m’avait chargé de créer un Musée de la Seconde Guerre Mondiale, et c’était donc de cette institution que j’étais venu discuter. J’expliquais en outre diligemment au vice-premier ministre que limiter l’exposition à la seule année 1939 – puisque c’était là la conséquence logique de sa décision de liquider notre Musée – n’avait pas le moindre sens, et cela même au regard des objectifs déclarés de son gouvernement. Tout cela me laissait un arrière-goût d’absurdité consommée, dans la mesure où je devais énoncer des évidences avec une mine impassible, comme le fait que l’exposition qui naîtrait de la « fusion » des deux musées laisserait inévitablement de côté des thématiques à la signification fondamentale pour l’entièreté du vécu polonais de la guerre : les régimes de terreur des deux occupants (et donc aussi bien Auschwitz que Katyń), l’État polonais clandestin, le mouvement polonais de résistance et l’insurrection de Varsovie, la Shoah. Je lui rappelais encore les vraies formes de notre exposition, en prenant soin de souligner que la plupart des critiques à notre encontre avaient été formulées par des personnes qui n’en savaient rien et ne voulaient rien en savoir. « Dans sa réponse, le ministre Gliński déclara que si c’étaient effectivement là les formes de l’exposition du Musée, celles-ci fournissaient une bonne base pour de futures discussions », notais-je dans le compte rendu de cette conversation que je publiais le lendemain sur la page internet du Musée.
STALINGRAD AU LIEU DU BLITZKRIEG
L’avis modifié du ministre de la Culture sur la « fusion » des musées (avec le maintien du nom de Musée de la Seconde Guerre mondiale) fut publié le 6 mai 2016. Notre musée pouvait donc être liquidé le 5 août, après un délai de trois mois. À mesure que cette échéance approchait, la tension grimpait. Nous n’avions pas la moindre information du ministère de la Culture sur ce qui allait exactement se passer. Les ministres Gliński et Sellin ne répondaient par principe à aucun de mes courriers, et le vice-premier ministre ne donna pas suite aux questions que je lui avais adressées lors de la session de juin de la commission de la Diète quant au futur du Musée et à ce qu’il adviendrait de ses travailleurs. J’avais empaqueté toutes mes affaires avant le 5 août afin d’être prêt à quitter le Musée au moment où tomberait le couperet. Le jour fatidique, je me trouvais assis dans mon bureau vide à attendre la décision du ministère de la Culture et à répondre à des dizaines d’appels de journalistes déjà dans les starting blocks, prêts à relater les derniers instants du Musée de la Seconde Guerre Mondiale. Je sentais que les employés du Musée me sondaient du regard lorsqu’ils venaient me consulter pour un dossier ou que nous nous croisions dans les couloirs. En attente de la moindre information, ils étaient probablement curieux de voir comment je résistais à la pression croissante et comment je me comporterais au moment critique. Pourtant rien ne se produisit le 5 août, ni les jours suivants. Il n’y avait pas plus d’information de Varsovie. Les journalistes commencèrent d’eux-mêmes à assiéger le ministère qui, pour toute réponse, publia un communiqué énigmatique selon lequel les règles n’imposent pas l’obligation d’émettre un acte sur la fusion de ces institutions muséales immédiatement au terme des 3 mois de délai entamé avec la publication de l’avis d’une intention de fusion […] au terme de trois mois, le ministère de la Culture et du Patrimoine national peut prendre des mesures conduisant à la fusion des musées, notamment en définir la date. Actuellement le ministre de la Culture et du Patrimoine national se prépare à émettre l’acte adéquat.
Et c’était là tout ce que nous savions de notre avenir. Il ne nous restait donc qu’à continuer le travail, à prendre des décisions relatives à l’affectation de dizaines de millions de zlotys, à en assumer les responsabilités et à attendre qu’à tout instant, potentiellement à la seconde la moins opportune, ce travail soit interrompu. C’est précisément en août. que commença le montage de l’exposition dans le bâtiment du musée, lequel constituait l’une des étapes les plus importantes du projet. Je ne pense pas qu’un quelconque investissement public, se trouvant en plus à un moment névralgique de sa réalisation, ait jamais été traité de la sorte par le gouvernement de son pays, et pas uniquement en Pologne mais dans toute l’Union Européenne.
LE FINAL
Les derniers jours furent complètement fous, tant pour le producteur de l’exposition qui poursuivait ses travaux de montage à une cadence inhumaine que pour les employés du Musée. Nous installions encore des objets dans leurs vitrines dans la nuit du 22 au 23 janvier. Lorsque les premiers invités entrèrent dans le bâtiment, nous estimions qu’ils pouvaient voir 70% de l’ensemble, et un peu plus quelques jours après, au cours des journées portes ouvertes. « “Bonjour, je m’appelle Paweł Machcewicz, je suis le directeur du Musée de la Seconde Guerre Mondiale”. À ces mots, plusieurs centaines de personnes se levèrent pour l’ovationner. C’était un témoignage de leur soutien aux efforts de Machcewicz pour maintenir l’indépendance de son institution. » C’est ainsi que s’ouvre l’article de Gazeta Wyborcza à propos de cette journée au Musée8. Pour moi, ce fut un instant d’énorme satisfaction et de triomphe personnel, l’un des plus importants de ma vie. Je ne pensais pas qu’il serait possible de tenir jusqu’au moment où nous pourrions montrer notre exposition, même inachevée, au public. Les réactions étaient en général enthousiastes et cela tant de la part des personnes « ordinaires », des anciens combattants et des donateurs, que des plus éminents historiens et muséologues au monde. Leur débat, au terme de leur visite, prit la forme d’un premier essai d’appréciation.
Il y a beaucoup de musées traitant de la Seconde Guerre Mondiale, mais le récit de l’exposition de Gdańsk change complètement le mode de perception de la guerre, un musée pareil c’est un exploit de civilisation – disait Timothy Snyder. L’exposition est très universelle puisqu’elle raconte le sort des populations civiles sur toute la planète, mais elle est en même temps très polonaise puisque rien n’y manque des événements liés à l’histoire martiale de la Pologne. Les politiciens et les chercheurs polonais se plaignent souvent de ce que le monde ne les comprend pas. Si c’est effectivement le cas, alors l’exposition du Musée de la Seconde Guerre mondiale est une chance pour eux d’être finalement compris. Chaque modification au sein de celle-ci résultera en une destruction de la cohérence de sa narration. Le Musée de la Seconde Guerre mondiale ne pourrait pas être ni plus militaire, ni plus prolixe sur la guerre de 1939, ni plus focalisé sur le sort des Polonais. Et c’est parce que l’exposition appréhende la guerre de façon globale qu’elle peut placer la Pologne et Gdańsk au centre du débat sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.9
[…]
Enfin, le 23 mars 2017, vint le jour qui devait couronner de nombreuses années de mon travail et de celui de centaines d’autres personnes. J’invitai à l’inauguration les anciens combattants, les rescapés des camps de concentration et les donateurs. J’invitai aussi le ministre de la Culture mais je savais pertinemment qu’il ne viendrait pas au Musée tant que j’y serais. En conséquence de quoi, je renonçai à inviter d’autres hommes politiques, ayant conscience que
seuls ceux liés à l’opposition viendraient et que l’inauguration prendrait alors un tour politique, ce que je voulais éviter. J’ouvris le Musée en menant par le bras à travers son exposition, en qualité de visiteuse inaugurale, la professeur Joanna Muszkowska-Penson, âgée de 96 ans, officière de liaison de l’Union de la Lutte Armée, internée à Pawiak et à Ravensbrück, puis activiste de « Solidarność » et docteur venant en aide aux opposants clandestins lors de la loi martiale. Elle nous avait confié ses lettres du camp. Elle était devenue, au cours des ans, l’ange gardien et même le symbole du Musée, se tenant invariablement à nos côtés dans les moments les plus difficiles.
Ce qui frappait, c’était le caractère presque intime de cette inauguration, complètement différent de celles du Musée de l’histoire des Juifs polonais ou du Centre Européen Solidarność inaugurés quelques années plus tôt. Il n’y avait pas de dignitaires d’État, pas de discours officiels. Tout le monde comprenait parfaitement que cela reflétait notre situation – celle d’un musée inauguré malgré que les autorités de son propre pays aient cherché à empêcher, à tout prix, que ce moment n’advienne, à contrecarrer par tous les moyens possibles nos efforts pour mener nos travaux à terme et présenter cette exposition à l’opinion publique. Les vétérans, les anciens détenus et les donateurs, véritables héros de cette journée, faisaient partie du mouvement populaire qui avait défendu le Musée. Ils en étaient aussi les co-créateurs, leurs souvenirs de famille étant devenus une part intégrante de notre récit sur la guerre. Le jour de l’inauguration, les journalistes discutaient avec nos invités, en majorité des personnes d’un âge déjà avancé, qui ne cachaient rien de leur satisfaction et de leur émotion. Pour eux, l’exposition était le reflet de leur vie.
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Dès les premières heures de l’ouverture, des foules envahirent le musée alors même que nous étions encore bien loin de la saison touristique. Le premier week-end, nous eûmes affaire à un véritable siège. De nombreuses personnes ne purent pas entrer, même parmi celles qui étaient spécialement venues d’autres villes pour l’occasion, tant les billets vinrent à manquer (pour des raisons de sécurité, le musée ne pouvait accueillir plus de 700 personnes à la fois). Près de 20 000 personnes visitèrent l’exposition au cours des deux premières semaines. Le personnel aux caisses avait du mal à suivre. Nous n’avions pas la possibilité d’employer de personnel supplémentaire et donc de prolonger nos heures d’ouverture, ce qui au vu de l’afflux de demandeurs aurait été un geste naturel, et même indispensable. Au cours de ces deux semaines, entre l’inauguration du Musée et mon limogeage, je passais chaque jour plusieurs heures dans l’exposition à guider des historiens, des muséologues, des journalistes et, quelques fois même, des « personnalités » comme Lech Wałęsa. Donald Tusk visita le Musée en avril, alors que je n’y étais déjà plus. Je pouvais, par la même occasion, observer les réactions des autres visiteurs, quelques-uns venaient me trouver d’eux-mêmes pour me remercier d’avoir tenu bon jusqu’à l’ouverture malgré toutes les contrariétés. À ces moments-là, j’avais le sentiment que tout ce que nous avions fait en valait la peine.
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Jarosław Kaczyński, qui avait pour habitude de régulièrement poser des balises stratégiques pour son propre camp, revint sur la question du musée en juillet 2017. Il choisit un moment assez dramatique pour s’exprimer, au lendemain de la vague de manifestations pour la défense de l’indépendance des tribunaux. Le meneur de Droit et Justice débuta en déclarant que les Allemands n’avaient jamais honoré leurs obligations vis-à-vis de la Pologne et qu’ils lui imposaient leur politique historique. Il affirmait que « le Musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk, par exemple, cet espèce de cadeau de Donald Tusk à Angela Merkel, il ne fait rien d’autre que de s’inscrire dans la politique historique allemande. […] Quand nous voulons le changer et quand le ministre de la Culture le change, alors l’Ombudsman porte plainte auprès des tribunaux et les tribunaux nous ordonnent que ces changements soient retirés », rappelait le meneur de Droit et Justice. « Voilà la situation que nous avons en Pologne et voilà d’où vient cette réforme (de la justice) à laquelle nous revenons sans cesse10 ».
Et voici comment toutes les trames furent enfin nouées : les musées, les phobies à l’égard des autres nations, la politique historique et les tribunaux. Si ceux-ci avaient déjà été subordonnés plus tôt au parti au pouvoir, nous n’aurions pas eu la moindre chance d’aboutir à l’ouverture du Musée et à la présentation de son exposition au public. Tant que celle-ci restera ouverte et qu’elle n’aura pas été fondamentalement modifiée, aucun mensonge ne pourra lui nuire. Et il y aura encore des foules denses au Musée et pas assez de billets pour tous ceux qui souhaitent le visiter. En l’espace d’à peine deux mois à compter de son inauguration, soit jusqu’au 17 mai, 100 000 personnes l’ont visité, 300 000 au terme de six mois. Au moment où ce livre parvient à son lecteur, ce nombre aura encore augmenté. C’est pour tous ces gens que le Musée de la Seconde Guerre mondiale a été créé et c’est désormais à eux qu’il appartient de le juger. ❚
1 Paweł Machcewicz, « Muzeum zamiast zasieków » [Un musée plutôt que de vaines querelles], Gazeta Wyborcza, 8 novembre 2007.
2 29e séance de la Diète du 20 novembre 2008. Information du Président du Conseil des ministres quant à la réalisation du programme d’action du gouvernement un an après sa constitution, http://orka2.sejm.gov.pl/StenoInter6.nsf/0/535759F621D11EB3C1257508004B8E2A/$file/29_b_ksiazka.pdf, p. 170.
3 Idem, p. 171.
4 Idem, p. 172.
5 Duncan F. Cameron, «The Museum, a Temple or the Forum» [Le Musée, un temple ou le forum], in Gail Anderson (dir.), Reinventing the Museum. Historical and Contemporary Perspectives on the Paradigm Shift [Réinventer le musée. Perspectives historiques et contemporaines sur le basculement paradigmatique], rééd. Gail Anderson, Walnut Creek, Altamira Press, 2004, p. 61–73.
6 Avis du ministre de la Culture et du Patrimoine national du 15 avril 2016 sur son intention et ses motifs de fusion des institutions culturelles étatiques du Musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdansk ainsi que du Musée de Westerplatte et de la guerre de 1939, Journal Officiel du ministère de la Culture et du Patrimoine national, position 18, www.mkidn.gov.pl.
7 En français dans le texte.
8 Krzysztof Katka, Emilia Stawikowska, « Bitwa o druga wojne. Muzeum w Gdansku pokazało wystawe, nikt z PiS nie przyszedł » [La bataille pour la seconde guerre. Le Musée de Gdansk a ouvert son exposition, aucun membre de Droit et Justice n’était présent], Gazeta Wyborcza, 24 septembre 2017.
9 Emilia Stawikowska, « Wrazenia gosci po wizycie w Muzeum II Wojny. Timothy Snyder: “To osiagniecie cywilizacyjne”» [Les impressions des invités après leur visite du Musée de la Deuxième Guerre mondiale. Timothy Snyder: « C’est un exploit de civilisation »], Gazeta Wyborcza, 24 janvier 2017.
10 Polska Agencja Prasowa, Jarosław Kaczynski: « Muzeum II WS w Gdansku wpisuje sie w niemiecka polityke historyczna » [Le Musée de la Seconde Guerre mondiale à Gdansk s’inscrit dans la politique historique allemande], 28 juillet 2017.