*Ce texte a été conçu dans le cadre des projets de recherche suivants : « Représentations contemporaines du bourreau de crimes de masse » (HAR2017-83519-P) et « D’espace du crime à lieux de mémoire : Formes de représentation » (PROMETEO/2020/059).
The practice of interviews with perpetrators of mass violence seems to have arisen both from a certain erosion of the collection of testimonies exclusively from victims and from a shady attraction on the part of the new media towards these “demiurgic” figures. Highly useful for reconstructing the mechanics of the murders from the perspective of those who planned and carried them out, they involve considerable risks and require rigorous methods to critically confront them as valuable documents. The case of Kaing Guek Eav, alias Duch, director of one of the most infamous torture centers in Democratic Kampuchea, is much revealing, as he was the first person accused before the ECCC among the Khmer Rouge for the atrocities committed between 1975 and 1979.
Peut-être la conséquence la plus inquiétante de ce que l’on a appelé le Perpetrator’s turn consiste-t-elle à accorder un crédit spécial aux paroles d’un bourreau quand celui-ci décide de s’exprimer sur ses crimes de lèse-humanité dans l’espace public. En effet, s’il n’y a pas si longtemps, la stratégie unanime des auteurs de crimes de masse consistait à nier leurs actes ou à se réfugier derrière l’argument de leur obéissance obligée, ces derniers temps, bien que ces comportements restent majoritaires, la voix de ces criminels – qu’ils aient été condamnés ou non – semble reçue par certains sans la moindre analyse critique. Ou, pour être moins radical, le soupçon envers ces paroles est sensiblement atténué. Certes, ce n’est pas le cas lorsqu’ils déposent devant des tribunaux. Cela l’est en revanche quand ils le font devant cette nouvelle scène à leur sens plus séduisante, et privée de distance critique, que sont les médias, les confidences publiques (l’oxymore est délibéré) ou lorsque les mémoires sont prises au dépourvu. Un nouveau genre est en train de se frayer un chemin en précipitant l’érosion déjà en cours dans la collecte de témoignages des victimes et en fertilisant le terrain pour une crédibilité naïve face au témoignage du bourreau, comme si les instruments de confrontation et de vérification étaient impuissants devant une étrangeté absolue mais peut-être aussi du fait d’une inavouable fascination. Le problème ne réside pas dans la conformité du récit des criminels à la vérité historique, ni même dans les raisons qui les ont poussés à raconter (narcissisme de qui se sait dépositaire d’une clef enfouie de l’histoire, soif de notoriété, honte ou remords, sans écarter l’attrait du vil métal exercé par les médias), mais dans l’impact social d’un tel phénomène et ses conséquences sur une appréciation plus rigoureuse de la valeur des témoignages, de leur construction discursive et narrative et des divers cadres dans lesquels ils sont produits (médiatiques, pénaux, plans de réconciliation et de réparation, patrimoniaux). Faire parler et écouter les auteurs de crimes implique que les protocoles préparatoires, la mise en scène de la prise de parole et sa transcription se déploient au grand jour. Plus encore, dans ce domaine pragmatique de l’exercice de la parole, le langage corporel, les objets qui déclenchent le souvenir, le toucher, le ton, l’ambiance, l’expérience vécue de la clandestinité, et même le décor ou l’entourage (familial, policier, en solitaire) agissent pour produire dans certaines occasions un agon tragique, dans d’autres, un échange ordinaire. L’objectif de ce texte consiste à réfléchir sur l’apport d’un documentaire cinématographique qui enregistre l’histoire d’un criminel racontée par lui-même. Il s’agit d’un tortionnaire et d’un maître de tortionnaires qui accomplit sa tâche – fondamentale pour la survie du régime qu’il a servi – sous les Khmers rouges, au Cambodge. Notre étude se propose d’interroger la pragmatique de la situation dans laquelle se produit l’acte de communication et de témoignage, en prenant en considération le processus de son élaboration formelle : les coupes, les élisions, la conduite de la narration et son organisation, opérées durant la phase créative du montage. Le genre du documentaire, par sa construction structurelle et la souplesse de ses modalités, est devenu un domaine qui recourt à un large éventail de procédés sémiotiques (proxémique, choix d’un environnement, accessoires). En attestent, parmi beaucoup d’autres exemples, des œuvres à succès récentes, aussi différentes que le diptyque de Joshua Oppenheimer The Act of Killing et The Look of Silence ; de même que ce genre cinématographique est à la source de la reconstitution orchestrée par Enemies of the People, film qui vise une intimité avec le bourreau construite au fil du temps et enregistre celui-ci sans son accord.
Notre objet sera, donc, l’analyse du discours – dans tous ses aspects – de celui qui a dirigé d’une main implacable le centre d’interrogation et de torture connu comme S-21 pendant le régime des Khmers rouges en Kampuchéa Démocratique ; un centre implanté dans une ancienne école et destiné à la répression de ce qui était désigné comme la dissidence intérieure, c’est-à-dire au traitement des traîtres à la révolution, en coordination avec l’Angkar, l’Organisation centrale du pouvoir qui a gouverné le pays entre le 17 avril 1975 et le 6 janvier 1979. Cependant, l’analyse de ce matériau, Duch, le maître des forges de l’enfer (Panh, 2012), est impossible si l’on ne comprend pas le profil et la biographie du personnage, ses apparitions publiques depuis sa capture en 1999 et le cours des événements qui l’ont conduit à être le premier à comparaître devant le tribunal hybride dénommé Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) bien qu’il ne s’agisse ni d’un dirigeant du Parti ni d’un des dirigeants de l’État. Il est indispensable de prendre en compte le dialogue que le film – tourné pendant que l’accusé se trouvait en détention, mais dont la sortie a eu lieu après la dernière sentence – entretient avec des livres et des mémoires de ceux qui ont été en contact avec le personnage. De même qu’en parallèle à des déclarations publiques, on doit s’intéresser au procès criminel et aux activités associées (reconstruction des faits, en particulier), aux films réalisés depuis la perspective de son avocat, François Roux, et de l’un des juges d’instruction (Le Monde, 2013), ou même au livre publié par la psychologue chargée par le tribunal de rédiger un rapport technique sur la personnalité de l’accusé (Sironi & Sunbaunat).
LE PERSONNAGE
En 1999, les Khmers Rouges ne constituaient plus une menace militaire au Cambodge. Après leur défaite en janvier 1979, les ex-gouvernants, réfugiés dans la jungle, furent reconnus comme des entités politiques par les Nations Unies (qui avaient condamné l’occupation vietnamienne) et menacèrent durant plus d’une décennie de marcher sur la capitale. Il en allait déjà autrement à la fin du XXe siècle : quelques dirigeants avaient bénéficié d’une amnistie en échange de leur désarmement. Le Frère numéro un, Pol Pot, étant décédé en détention en 1998, la menace d’un retour au passé s’était complètement évanouie. C’est alors que le photographe Nic Dunlop pénétra dans un village de la région de Samlaut et rencontra sur son passage un homme dont les traits lui étaient familiers à partir de photographies : celui-ci était vêtu d’une chemise blanche qui exhibait les initiales de l’ARC (American Refugee Committee), une ONG nord-américaine. Cependant, le photographe n’hésita pas : l’homme qui lui souriait, un chrétien converti se faisant appeler Hang Pin, était en réalité le directeur disparu du centre de détention et de torture le plus atroce du régime des Khmers Rouges (Dunlop, p. 12-13), directement responsable de la torture et de l’exécution de 17.000 à 20.000 personnes entre avril 1976 et janvier 1979. Il s’appelait Kaink Guek Eav, son nom de guerre était Duch. Un entretien ultérieur de Dunlop avec le journaliste Nate Thayer, l’homme qui avait interviewé Pol Pot dans les derniers jours de sa vie, conduisit à l’aveu et, quelques jours plus tard, à l’arrestation de Duch, qui se dit résigné à expier le mal qu’il avait causé dans le passé. La détention supposait une privation préventive de liberté, mais son statut juridique demeura incertain pendant des années car il ne comparut devant aucun tribunal jusqu’à ce que des négociations entre la communauté internationale et la justice cambodgienne mettent en marche les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), une formule de justice hybride, ratifiée par les Nations Unies mais installée – avec une composition paritaire très spéciale – au sein des tribunaux nationaux. Il a fallu attendre 2006 pour que le tribunal commence son travail et désigne les accusés, la procédure judiciaire (issue de la loi française mais également de la Common law), ainsi que les juges d’instruction, la défense, les procureurs, les juges, etc. Même lorsque l’instruction portait sur des figures de dirigeants du Kampuchéa Démocratique comme Nuon Chea, Kieu Samphan, Ieng Sary et son épouse Ieng Thirit, Duch fut le premier des accusés à comparaître devant les tribunaux, en vertu de la complexité moindre de son cas : son implication directe dans les crimes était plus claire, la documentation sur le centre qu’il avait dirigé le désignant comme décideur. Ainsi, l’« affaire Duch », dont les audiences débutèrent en 2009, fut la scène initiale au moyen de laquelle furent représentées devant la justice et le monde les atrocités commises par les Khmers Rouges1, mais aussi l’idéologie de ces derniers et sa dystopie, leur ingénierie sociale et leurs instruments de répression. Le silence qui recouvrait ce passé laissa place à l’expression publique : déclarations des parties civiles, média, audiences très fréquentées, abondance documentaire qui servit de base pour des archives constituées depuis lors en patrimoine historique national, matériel ou immatériel.
Se pose dès lors une question importante : comment le fait qu’un criminel de bureau, qui fut le premier à comparaître devant la justice, ait une influence sur la représentation publique du passé traumatique ? Car, comme cela a été dit, Duch n’était pas un très haut dirigeant comparé à ceux qui allait lui succéder sur le banc des accusés. Tout se passait comme si le procès d’Adolf Eichmann, qui se déroula à Jérusalem en 1961, avait précédé les procès internationaux de Nuremberg de 1946 contre les grands criminels de guerre nazis. Sachant que ceux-ci préparèrent – avec documents à l’appui incluant de nombreuses références à leur responsabilité dans la déportation des Juifs – maintes charges que le ministère public israélien fit siennes, plus de quinze ans après. L’affaire Duch présentait, de surcroît, une situation exceptionnelle et inhabituelle chez les accusés de crimes contre l’humanité : la volonté explicite du condamné de collaborer avec la justice. Cela a permis de mettre en lumière des détails que personne d’autre ne pouvait connaître et de poser les bases d’une pédagogie historique et patrimoniale. Duch a demandé, à de multiples occasions, pardon aux familles des victimes et, quand bien même il y aurait des raisons de douter de sa sincérité, il a contribué à éclairer, grâce à sa prodigieuse mémoire, la mécanique de la répression d’une façon plus complète.
Les conditions particulières de ce cas dit 001 nous permettent de réfléchir sur la figure du bourreau : son discours, sa stratégie de défense, son évolution au fil du temps ; c’est-à-dire, la structure psychologique du personnage, ses échanges avec des personnes qui se sont trouvées sur son chemin et ont survécu à cette rencontre, de même que son comportement dans cette forme de mise en scène du passé, de reconnaissance des rôles et d’attribution des responsabilités que l’on appelle justice. Les procès qui suivirent, marqués par le refus des accusés de collaborer et des manœuvres dilatoires et des ruses juridiques, rendent encore plus instructives la production culturelle et médiatique de recherche et de compréhension liée à l’affaire Duch. L’ex-ministre des Affaires étrangères, Ieng Sary, décéda pendant l’examen du cas 002 ; Ieng Thirit, ministre de la Santé, fut déclarée mentalement aliénée peu avant sa mort ; les deux autres dirigeants furent condamnés pour génocide, mais Nuon Chea, décéda en juin 2019 tandis qu’il purgeait sa peine, de sorte que Kieu Shampam est le seul survivant lorsque nous écrivons ces lignes.
En revanche, Duch a contribué à un éclairage historique sur bien des aspects, et il fut aussi un déclencheur de processus mémoriels. Cependant, notre perspective ici n’est pas juridique mais culturelle et visuelle, et si nous nous reportons à des moments du procès, c’est dans le but d’apporter des aspects documentaires qui dépassent l’administration judiciaire ou qui ne relèvent pas de sa compétence. Nous nous concentrerons sur le documentaire réalisé par Rithy Panh. Duch est devenu, particulièrement pendant la période des audiences publiques des CETC, l’incarnation des crimes commis par les Khmers Rouges. De grands écrans de télévision placés dans des lieux publics retransmettaient les sessions, les bulletins d’information résumaient quotidiennement le contenu des comparutions, des journalistes internationaux interviewaient les parties civiles. On a rendu publics la présentation des preuves, les arguments juridiques et les reconstitutions.
Mais ce n’est pas tout : le déploiement médiatique a inspiré des films, des expositions de portée internationale, des visites touristiques formatrices pour les citoyens et les scolaires cambodgiens, d’autres pour les voyageurs internationaux. Ainsi, Duch est devenu un miroir, inversé ou déformant, pour des intellectuels, des philosophes ou des gens de lettres qui l’avaient connu et qui avaient eu l’occasion ou le besoin intime et éthique d’apporter dans l’agora leurs réflexions sur l’humain et l’inhumain dans l’homme, sur la contamination par le contact avec le mal, sur la mémoire, le trauma et l’énigme de l’iniquité. Cela fit de l’affaire Duch une étape dans la pensée et la réflexion sur le mal « absolu » ou « banal », l’invisibilisation (Honneth), la cruauté ou le modèle de l’homme-système (Sironi). Et, grâce à sa participation, un jalon de la production culturelle et médiatique.
De surcroît, Duch, étudiant brillant, professeur de mathématiques, a marqué nombre de ceux qui l’ont fréquenté durant sa vie de révolutionnaire. Je voudrais ici plus particulièrement mentionner l’exemple de François Roux2. Ce dernier a été l’avocat français chargé de la défense de Duch pour la partie internationale, qui avait aussi, grâce à la structure du tribunal, un défenseur cambodgien, Kar Savuth. Roux était un juriste mais aussi un idéaliste qui s’était spécialisé dans la défense des accusés de désobéissance civile. Adepte des postulats de Ghandi sur les protestations non-violentes contre les injustices du pouvoir, il a assuré la défense de Duch, donc en collaboration avec l’avocat cambodgien, en pariant sur une stratégie risquée : si Duch faisait un mea culpa sincère devant la société et collaborait avec le tribunal, avec la nouvelle communauté cambodgienne et, au bout du compte, avec l’humanité entière, l’avocat aurait remporté une victoire morale : ramener à la société un être qui, par ses décisions criminelles, en était sorti. La condition sine qua non qui assoirait les bases d’une guérison sociale et d’une future réconciliation, indispensable au progrès, était, à son avis, la reconnaissance par Duch de sa culpabilité. Et celui-ci avait montré qu’il y était prêt.
Telle fut la stratégie adoptée par la défense, et l’accusé s’y plia, demanda pardon, versa des larmes à plus d’une occasion, se recueillit avec une affliction profonde sur les lieux du crime. En dépit des tensions et de ses désaccords avec Kar Savuth, l’avocat cambodgien, Roux maintint sa ligne de défense tout au long du procès. Cependant, au dernier moment, Duch tourna le dos à son défenseur international, en abandonnant sa première stratégie et, embrassant celle de Savuth, demanda l’acquittement, faisant valoir sa condition de subalterne par rapport aux dirigeants du Parti et des autorités de l’État. Il renonça aussi aux services de Roux et réduisit ceux-ci à néant arguant d’une perte de confiance : la reconnaissance de sa faute pouvait donc bien être un stratagème. L’échec juridique de Roux laissait voir très clairement l’énorme fossé qui s’ouvrait entre l’éthique et la justice, la réconciliation et l’expiation, le pardon et le remords. Il ne lui serait pas du tout facile d’oublier sa confrontation avec Duch, ce dont atteste Roux, qui est filmée tout au long du procès par Bernard Mangiante pour Le Khmer rouge et le non-violent (2011).
Bien que le mécanisme psychologique du fonctionnement et le degré de manipulation délibérée soient difficiles à déterminer, Duch et son entourage surent utiliser les idées humanistes de Roux pour déployer une scénographie chargée de signes publics de contrition et de collaboration, pour ensuite prendre leurs distances, au moment décisif, en assumant leurs conséquences pénales. Ils laissaient Roux seul avec son pari audacieux sur la nécessité de la société cambodgienne et, au bout du compte, pour l’humanité entière de récupérer l’humanité en Duch afin de se préserver d’un vide absolu face au mal.
LE FILM COMME AGON ET COMME DOCUMENT
Le cinéaste Rithy Panh avait connu lui-même la condition de victime et de survivant car, alors qu’il était encore enfant, il avait été évacué de Phnom Penh avec sa famille, déporté dans un camp de travail forcé où il avait perdu presque tous ses proches. Les questions fondamentales du film de Rithy Panh sur Duch étaient donc les suivantes : étant limité par la condition de détenu de son interlocuteur et alors que planait sur leurs échanges le souvenir du rôle que celui-ci avait joué dans le passé, comment interviewer un tel personnage, devenu maître dans l’art de la ruse, de la maîtrise de l’information, jouant tour à tour sur la reconnaissance et la négation partielles de ses crimes ? Comment tirer malgré tout de lui une confession utile pour l’histoire ? De quoi ce matériau filmé serait-il le document puisqu’il ne pouvait interférer avec le procès pénal ?
C’est ce genre de questions que s’était déjà posé le cinéaste plusieurs années auparavant pour son documentaire S-21. La machine de mort khmère rouge, sorti en 2003. Il y reconstruisait les scènes qui s’étaient déroulées dans ce centre de torture avec la participation de tortionnaires ordinaires (gardiens, interrogateurs, responsable de documentation, photographe, geôliers et responsable de transports vers les lieux d’exécution) et de deux survivants (le peintre Vann Nath et Chum Mey). Il ne manquait qu’une seule figure dans ce théâtre de la souffrance : Duch. L’autorisation demandée lui avait alors été refusée, mais en 2008, les circonstances ayant changé avec le début du procès des CETC et, grâce à la médiation de Helen Jarvis et l’accord de Duch, les entrevues furent filmées. Duch, le Maître des forges de l’enfer verra le jour en 2011, une fois prononcé le verdict définitif d’une condamnation à perpétuité.
Les choix formels impliquaient la captation de la parole et du corps de Duch, le montage de son témoignage, l’exclusion du cinéaste-interviewer qui formulait les questions, l’incorporation de sons provenant de sources historiques étrangères au présent et le recours à une série de « memory triggers » tels que photographies et autres documents présentés à l’interviewé. Tout cela impliquait deux scènes : l’une qui est demeurée visible ; l’autre, dont il reste à peine des traces, qui n’est pas accessible au spectateur. Leur combinaison aurait donné la scène réelle non recueillie par les caméras : deux personnages face à face, l’un formulant des questions, l’autre répondant, tous deux échangeant en certaines occasions des dards aiguisés, éprouvant des moments de tension, des silences et, somme toute, une forme de violence. Ce document cinématographique a été obtenu au prix d’un coût élevé sur le plan personnel. Il s’agit d’un agon qui n’a pas laissé dans le documentaire une trace intégrale, seulement partielle. Pour la lire, il faut une forme d’éveil semblable à l’attention flottante que l’on suppose chez le psychanalyste à l’écoute de son patient (Sánchez-Biosca, 2018).
Envisagé du point de vue des paramètres du genre documentaire, les questions techniques et formelles ont une grande importance. En premier lieu, tout ce que prononce Duch dans ce film renvoie à de nombreux entretiens qu’il a accordés au fil des années. Le premier et le plus significatif a été réalisé entre le 4 et le 6 mai 1999, par Christophe Peschoux, Haing Khneg Heng et Nate Thayer, deux jours avant son arrestation ; cet entretien est resté dans un tiroir pendant six ans avant d’être confié aux juges de la CTEC (Peschoux & Kheng Heng). Il permet d’évaluer ce que « Duch était disposé à raconter en 1999 sur S-21et le rôle qu’il y a joué » (ibid., p. 46). D’autres, comme celui réalisé par Sabina Sirik et Eng Kok-Thay, le 29 août 2013, dans le camp de détention, reflètent ce qu’un individu condamné à perpétuité est prêt à dire, sans conséquence pour son avenir (Chy, p. 84-109). Dans L’Élimination, un livre que l’on peut considérer comme une sorte de journal intime du tournage, Panh raconte comment sa conscience a subi l’agon avec Duch, c’est-à-dire comment la toile d’araignée que tissait autour de lui le maître des tortionnaires lui a ôté la paix et l’a poussé à introspection. Plus inquiétant encore a été l’idée d’avoir aidé Duch, par ces entretiens, à préparer sa défense : « Après des centaines d’heures de tournage, la vérité m’est apparue cruellement : j’étais devenu l’instrument de cet homme. En quelque sorte, son conseiller, son entraîneur. […]. Avec mes questions, j’avais participé à sa préparation au procès. Ainsi, j’avais survécu au régime khmer rouge, je questionnais l’énigme humaine en la personne humaine de Duch, et il se servait de moi. Cette idée m’a paru insupportable » (Panh & Bataille, p. 30-31). Tout bien considéré, ce processus de déstabilisation montre l’habileté de Duch à démolir ses opposants dans le face-à-face : en somme, c’est l’œuvre d’un interrogateur. Panh vécut une crise d’anxiété profonde. Ce dialogue, raconte le cinéaste lui-même, n’a pu être maîtrisé que grâce au travail du montage, à l’organisation du discours, la disposition en un tout de la parole de Duch.
Les entretiens recueillis dans le film sont encadrés par deux séquences, d’ouverture et de fermeture. Dans la première, on voit le corps décharné de Duch dans son train-train routinier tandis qu’on entend, en fond sonore, l’un des discours les plus célèbres de Pol Pot, suivi de l’hymne du Kampuchéa Démocratique. Des extraits d’un film de propagande khmère rouge associent le protagoniste au régime et au Parti qu’il a servis si fidèlement. La dernière séquence abandonne le petit homme en train de prier dans sa cellule. Entre les deux, le film organise les diverses interventions de Duch en réponse à des questions formulées par Rithy Panh qui manipule, de son côté, une caméra pour des plans de coupe – ce qui n’est pas montré non plus. Il n’y a que la voix et le corps de Duch réfléchissant sur son rôle au sein du régime khmer rouge. Pour le filmage, Rithy Panh a choisi un dispositif simple : assis en face d’un bureau, Duch répond en étant placé dans deux salles cédées par les responsables de la prison. Pour lancer le témoignage, Panh a recours, comme signalé plus haut, à des « memory triggers » : confessions, documents et surtout photographies anthropométriques de détenus faites en prison à leur arrivée qui réglaient leur sort. En d’autres termes, Duch est présenté dans la fonction d’administrateur qu’il assurait à S-21 : il examine scrupuleusement les documents, fixe son attention sur chaque détail, tourne des pages de ses fins doigts de bureaucrate qui contrastent avec les mains robustes des tortionnaires interviewés dans S-21. La machine de mort khmère rouge. C’est comme si, en 2008, Rithy Panh lui avait assigné pour son film cette tâche qu’il avait cessé d’exercer, contraint et forcé, en 1979, et le confrontait aux documents de l’époque ; rôle qu’il retrouverait plus tard en répondant face au tribunal.
Sur ce bureau sont disposés les documents qui stimulent ses réactions mémorielles, narratives et même performatives : il doit lire des slogans khmers rouges et les expliquer, identifier ses commentaires écrits sur la transcription d’une confession faite sous la torture à côté d’instructions données pour la poursuivre, reconnaître sa signature sur un ordre d’exécution, nommer ses subalternes sur une photo de groupe. De son côté, le cinéaste cherchera – par le montage et sans manquer de respect à son interviewé – à confronter son récit aux peintures du survivant Vann Nath, qui donnent forme aux tortures exercées dans le camp S-21. L’une des présences les plus obsessionnelles à cette table du souvenir est la figure (le mug shot) de Bophana, une victime dont l’histoire a été racontée par le cinéaste dans un film précédent, Bophana, une tragédie cambodgienne (1996) et dont l’histoire d’amour avait été relatée par la journaliste nord-américaine Elizabeth Becker (Becker, 1986). Ainsi, une étude attentive des documents éparpillés sur le bureau de Duch révèle que ceux qui se réfèrent au drame de Bophana et, plus particulièrement, sa photo agrandie, s’imposent comme si le regard de cette victime « ripostait » à son assassin3. Dans son montage, Rithy Panh raccourcit la distance entre le bourreau et sa victime jusqu’à suggérer un frôlement qui en paraît obscène, lorsque Duch passe son doigt sur la signature de la jeune fille lors de sa dernière confession, celle qui avait conduit à son assassinat.
LA MÉMOIRE DU CORPS
Dans les régimes totalitaires, et plus particulièrement celui des Khmers Rouges, le corps est soumis à une discipline inconsciente qui, comme une liturgie quotidienne, exprime la soumission au Parti à travers des mouvements, des expressions, des uniformes, la récitation de slogans et un langage hypercodifié ; ce sont tous des traits qui mettent en évidence l’assujettissement à une idéologie qui dépasse la volonté explicite. L’imprégnation de la société cambodgienne par l’idéologie hypermaoïste des Khmers Rouges, par leur conception d’une société réduite à deux classes et leur projet de révolution ruraliste appelée à ressusciter les gloires médiévales de la civilisation d’Angkor ont produit une imagerie semblable à celle des films de propagande chinois : d’incessants applaudissements, des corps vêtus de ce que l’on identifie comme des « pyjamas », des pantalons et des blouses noirs, avec des sandales en caoutchouc et le krama traditionnel autour du cou, des chorégraphies de masse (danses, défilés etc.).
Pour ce qui concerne Duch, cet homme à l’éducation raffinée n’a pas été une exception mais plutôt un modèle d’obéissance. Dans l’une des séquences du film, il évoque l’acte fondateur de son engagement dans le Parti, vécu comme un sacrement. Lorsqu’il en parle, son corps se tend et s’étire, il regarde fixement devant lui, avec gravité, son bras droit, avec son poing serré, touche légèrement sa tempe, puis il reste pétrifié comme une statue. Rithy Panh le filme en plan moyen et ajoute ensuite des images d’archive en noir et blanc où le même geste est répété par une multitude de paysans guérilleros vêtus à la manière de l’époque, avec leurs kramas, le visage exprimant la colère, moteur de la haine révolutionnaire. Duch ne se rend pas compte que sa mise en scène semble contredire la distance critique qu’il prétend avoir atteinte par rapport à son passé criminel. Le cinéaste maintient la caméra et filme en continu, en faisant voir comment le récit entraîne le corps et comment celui-ci se plie à la représentation mentale sublime de l’esclave fervent de la révolution. La caméra capte son expression et, d’une certaine façon, en demeure captive. Cette mémoire du corps est beaucoup plus éloquente que la parole pour signifier quelque chose qui, en Duch, reste ancré dans le passé : son corps est devenu une scène où nous voyons le fervent Khmer rouge qui s’est progressivement emparé du vieillard inoffensif qu’il semble être actuellement. En cet instant, une identité se refonde : celle de la dévotion au Parti.
Duch a évoqué ce même événement de sa biographie pendant le quatrième jour d’audiences comme s’il en avait déjà fait l’essai lors du tournage, et de nombreux chroniqueurs du procès le rappellent comme un geste revêtu d’une gravité particulière. L’anthropologue Alex Hinton perçoit la transcendance du moment : « Même brièvement, ceux qui se trouvaient dans le public ont perçu un éclat de sa ferveur révolutionnaire. C’était inquiétant car, quatre décennies plus tard, non seulement il semblait se souvenir de son engagement dans le Parti, mais il revivait la passion qui l’avait dominé, une ardeur qui l’avait projeté vers M-13 puis vers S-21… » (Hinton 2016, p. 72-73 ; Cruvellier, p. 15). Malgré tout, le sens de ces deux gestes n’est pas identique : la proximité presque tactile de la caméra de Rithy Panh permet de capter l’instant où les yeux de Duch s’élèvent jusqu’à se perdre dans un horizon plus symbolique que physique, la silhouette menue et fragile du vieillard possédé par la dévotion qui le tenaille encore, confirmant ce que ne pourrait jamais traduire la pauvre prise de vue à distance, en continu et pleine de pauses pour les traductions, à savoir que le corps de Duch est encore l’un d’eux, à ce moment précis. Le Khmer Rouge s’est incarné pour, sans doute, disparaître aussitôt, l’instant d’après.
LE RIRE DANS LE CRIME
Tous les témoignages de ceux qui ont côtoyé Duch rappellent, pétrifiés d’horreur, son rire, ses éclats de rire. « Lorsqu’il interrogeait ses victimes, il riait toujours à gorge déployée. Il riait ouvertement. Alors personne n’osait plus le regarder en face », rappelle le témoin Chan Voeun (Sur, p. 52). Le photographe Nhem En se réfère aussi au rire de cet homme lorsqu’il se mettait en colère. Le peintre Vann Nath l’évoque à un moment où il allait décider de la vie d’un prisonnier (Nath, p. 69). Rithy Panh le pense en termes presque artistiques, comme un étrange collage :
Le rire de Duch. On m’en avait souvent parlé. Un survivant de M13, que j’ai filmé trois fois avant sa mort, en gardait un souvenir indélébile. Il l’avait même imité. J’y croyais à peine : c’était trop beau, trop facile, l’irruption du rire dans le crime de masse.
Duch rit « à gorge déployée », je ne vois pas d’autres mots. La première fois, je sursaute. Il se reprend. Comment ? Il a torturé ; formé à la torture ; endoctriné ; organisé l’extermination ; il a disparu pendant des années ; a enseigné en Chine ; a changé d’identité ; a travaillé pour une association humanitaire évangélique, et s’est converti ; a finalement été reconnu, arrêté ; après dix ans de prison préventive, il va être jugé par un tribunal pénal, et… il rit encore ? Oui, ce diable rit de ce qu’il appelle les « mensonges » des autres – les interrogateurs et gardiens qui, eux, reconnaissent la torture. Il rit comme un enfant. Non, vraiment, il n’a pas entendu qu’on électrocutait un homme sanglé à un lit de métal. Il travaillait. Il a passé quatre ans dans un monde tapissé de dossiers (Panh & Bataille, p. 170-171).
Il est certain que ce rire, qui donne même son titre à un livre qui lui est consacré, The Criminal Laughs, outre qu’il est énigmatique, est ambigu. Rithy Panh le filme comme si c’était une forme extrême de langage corporel, d’interruption du langage que le cinéma est capable d’enregistrer dans sa double dimension visuelle et auditive. En dépit des mécanismes dont dispose Duch pour protéger son discours (la patience, une magistrale utilisation des silences et de l’intonation), à certains moments, il donne l’impression d’être mal à l’aise : par exemple, lorsqu’on lui présente comme contre-preuve un témoignage direct de ses subalternes affirmant l’avoir vu en train de torturer, et que le cinéaste le montre dans une séquence qu’il avait tournée à une autre occasion. La colère de Duch s’exprime alors par un éclat de rire. Besoin de reprendre sa respiration et le contrôle d’une situation qui semble lui avoir échappé ? Il ne fait pas de doute que, dans ces moments-là, il y a quelque chose en Duch qui demeure imperturbable : l’indifférence envers la douleur humaine.
On pourrait supposer que, techniquement et psychologiquement, le rire de Duch se présente comme une expression extrême du détachement du corps par rapport à la parole, une manifestation de l’automatisme, qui amène sur la scène un moment de vérité. Quoi qu’il en soit, cette alexithymie et ce manque d’empathie soulignés dans le long rapport des psychologues et que Françoise Sironi a développés plus tard dans son livre (2017, p. 80), résistent à l’interprétation. Il est certain qu’un document cinématographique n’a pas la capacité de creuser jusqu’à la racine psychologique du crime. Cependant, quelque chose est réellement en son pouvoir : radiographier les expressions du criminel, ses paroles, son corps, sa réaction aux signes qui lui sont présentés, l’attente silencieuse de ses explosions de plaisir ou son malaise naturel. C’est seulement ainsi que nous pourrons tirer une conclusion évidente : filmer le bourreau avec rigueur – ce qui suppose aussi le respecter dans sa pragmatique discursive sans trahir sa parole –, c’est en faire un document d’une très grande valeur pour le futur. Le 2 décembre 2020, ce corps a cessé d’exister. Sans aucun doute, le document de Rithy Panh, parmi d’autres tels que les enregistrements du procès, garde toute son actualité grâce à sa rigueur, sa finesse dans la capture du corps, du langage, de la narration et de l’interaction. ❚
Traduit de l’espagnol par Renée Clémentine Lucien
OEUVRES CITÉES
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FILMOGRAPHIE
Comrade Duch: the Bookkeeper of Death (Comrade Duch. Bienvenu en enfer, Adrian Maben, 2011).
Derrière le portail (Jean Baronnet, 2004).
S-21 – La machine de mort khmère rouge (Rithy Panh, 2003).
Duch, le maître des forges de l’enfer (Rithy Panh, 2011).
Le Khmer rouge et le non-violent (Bernard Mangiante 2011).
The Act of Killing (Joshua Oppenheimer, 2012).
The Look of Silence (Joshua Oppenheimer, 2014).
Enemies of the People (Thet Sambat & Rob Lemkin, 2010).
* Ce texte a été conçu dans le cadre des projets de recherche suivants : « Représentations contemporaines du bourreau de crimes de masse » (HAR2017-83519-P) et « D’espace du crime à lieux de mémoire : Formes de représentation » (PROMETEO/2020/059).
1 En réalité, le premier procès pour génocide de l’histoire eut lieu à Phnom Penh entre le 16 et le 19 août 1979 et fut orchestré in absentia par les autorités victorieuses contre les Khmers Rouges Pol Pot et Ieng Sary. Bien entendu, le procès fut considéré comme un « show trial » par la communauté internationale étrangère au bloc soviétique, mais il apporta une information d’une très grande valeur pour le futur (voir De Nike et al., 2000).
2 Dans la version longue de ce texte, le cas de François Bizot est également présenté.
3 Étant donné les caractéristiques de S-21 et l’inexistence d’institutions judiciaires au Kampuchéa Démocratique, la prise de la photo conduisait à une mort certaine et supposait évidemment un hiatus que seuls les interrogatoires pouvaient combler. Nic Dunlop avait toutes les raisons de qualifier la prise de la photo de « trial by camera » (2006, p. 148).