Entretien avec Tomasz Kizny, mené par Luba Jurgenson à Moscou, en octobre-novembre 2014. Publié dans le n° 1 de Mémoires en jeu, septembre 2016, p. 35-40.
Nous avons rencontré Tomasz Kizny il y a un an et demi à propos de son exposition La Grande Terreur qui s’est tenue au centre Andreï Sakharov de Moscou du 30 octobre au 23 novembre 2014, organisée conjointement par le centre de documentation photographique du Fonds Sakharov, le fonds Picture Doc de Varsovie et le Centre culturel polonais de Moscou. La Grande Terreur constitue un objet très particulier. D’une part, sa singularité tient à ce qu’elle n’a pas été perpétrée en temps de guerre – ce qui ne justifie, certes, aucunement celles qui l’ont été, mais souligne combien la Grande Terreur participe d’un processus d’anéantissement endémique et autonome. D’autre part, si l’on désigne ainsi les purges des années 1937-1938 réalisées par le NKVD sous la houlette de Iejov et qui ont fait au moins un million de victimes (fusillés et détenus), force est de reconnaître que la terreur a été le mode privilégié de gestion politique et sociale depuis 1917 et jusqu’à la mort de Staline. Les agents de cette histoire, qu’ils aient été broyés par leur propre administration ou qu’ils en aient réchappé, ne sont toujours pas présentés comme des criminels qui devraient pourtant être publiquement condamnés pour ce qu’ils ont commis. Ainsi l’actualité et la portée critiques du travail comme de la réflexion de Tomasz Kizny n’ont rie perdu de leur force.
A-t-il été difficile de montrer ces images à Moscou ?
Tomasz Kizny : La proposition est venue du Centre culturel polonais dont l’initiative ne s’est heurtée à aucun problème de censure. Le thème des répressions staliniennes n’est plus un tabou depuis plusieurs années. Mon travail n’a pas attiré pour autant l’attention des journalistes. Autrement dit, tout ce qui concerne ce thème est confiné à des cadres confidentiels comme le Centre Sakharov ou l’association Memorial. La politique mémorielle de l’État russe vise à mettre en valeur les victoires du passé, notamment la Seconde Guerre mondiale, et à marginaliser la terreur d’État. L’exposition a été très peu présentée dans les médias, essentiellement par les organisations de défense des Droits de l’Homme. Toutefois, elle a été filmée par l’équipe d’ITAR-TASS (Agence d’information de Russie), qui d’ailleurs s’appelle maintenant simplement TASS, comme à l’époque soviétique. Mais ce reportage ne sera diffusé qu’en ligne, on ne le verra pas à l’écran. En revanche, un grand article est paru dans le quotidien français Libération (7 novembre 2014).
Avez-vous tout de même l’impression que l’exposition a eu un impact à Moscou ?
T. K. : Je peux répondre de deux façons. La première sera assez brutale : aucun. Si nous parlons de création d’une société civile, de mémoire collective, d’identité historique, eh bien son impact est nul. Car elle a lieu au centre Sakharov qui reste un lieu à la marge. Au vernissage, il y avait une centaine de personnes ; au cours des deux semaines suivantes ce nombre a peut-être été porté à trois cents. La plupart de ces visiteurs connaissent parfaitement la question. L’exposition n’a donc aucune portée pédagogique. D’un autre côté, le centre Sakharov, tout comme Memorial, représente la conscience de la Russie : collaborer avec ces associations a bien sûr un sens. Je suis donc très fier d’avoir exposé au centre Sakharov, parmi les personnes qui n’ont pas peur de dire la vérité dans les conditions aussi difficiles que celles de la Russie actuelle. Quant à l’atmosphère générale, la politique sanglante de Poutine en Ukraine tout comme les violations des Droits de l’Homme à l’intérieur conduisent à une régression vers un pouvoir autoritaire, je dirais même une régression qui nous rappelle l’époque Brejnev. Il est donc important de réfléchir à la manière dont le passé stalinien agit sur le présent. L’absence d’une société civile, l’absence d’une pensée indépendante tiennent en grande partie à cet héritage. Le plus effrayant, pour moi, ce n’est pas la politique du Kremlin, c’est le soutien dont bénéficie Poutine. Sa cote de popularité est un peu retombée, mais elle avait flambé au lendemain de l’invasion de la Crimée, ce qui montre que les Russes ne se sont toujours pas affranchis de leur mentalité impériale. L’idée qui domine, c’est que la Russie se sort toujours de tous les problèmes historiques sans rien perdre de sa grandeur.
Y a-t-il eu des réactions inattendues ?
T. K. : L’exposition présentait des interviews avec des témoins, enfants de fusillés. Ce sont des écrans interactifs présentant des vidéos. Dans une de ces interviews, une femme, Nelly Konstantinovna Kalinina, fille d’un célèbre constructeur d’avions fusillé en 1938, a évoqué de manière très touchante son père et la blessure qu’elle portera toute sa vie. D’origine polonaise, elle disait qu’elle ne pouvait pas pardonner la mort de son père à la Russie, qu’il s’agissait d’un pays criminel. Imaginez donc que lors de l’exposition, des visiteurs, des Russes, m’ont demandé ses coordonnées, car ils voulaient la rencontrer ou lui téléphoner pour lui présenter des excuses au nom de la Russie. C’est un peu pathétique et exagéré, mais il s’agit sans doute d’une réaction sincère. Il faut dire que la mémoire des victimes n’est pas dangereuse. On a le droit de se souvenir des victimes. Personne ne s’y oppose. En revanche, on n’a pas le droit de se souvenir des crimes, de nommer les criminels. Car il s’agit d’une terreur d’État. C’est peut-être ce que l’Occident a du mal à comprendre. Dans les manuels scolaires actuels, on trouve l’interprétation suivante : le stalinisme est un phénomène qui était historiquement inévitable, il n’existait pas d’autre voie. Il ne s’agit pas d’une idéalisation ni d’une réhabilitation de Staline. L’objectif est différent. Il s’agit de montrer que l’État a toujours raison, qu’il est au-dessus de tout jugement moral ou juridique. La popularité de Staline lequel, on le sait, est présenté comme un « manager efficace », n’est qu’une conséquence de cette volonté de ne jamais remettre en cause l’État, une instance qui ne se trompe jamais.
Que montre l’exposition ?
T. K. : Elle est composée de trois parties. D’abord, ce que j’appelle la « Nécropole de la Terreur », c’est-à-dire, les photographies de plus de trente lieux d’inhumation collective et de polygones d’exécution dans toute la Russie, à travers les douze fuseaux horaires, depuis Sakhaline jusqu’à Vorkouta. Ensuite, les photographies provenant des prisons du NKVD. Ce sont là les documents photographiques les plus expressifs et les plus dramatiques de l’époque stalinienne : des visages qui, au bout de tant d’années, émergent et nous regardent. La troisième partie est constituée de témoignages : photographies ou vidéo-interviews avec des enfants de fusillés. Ce sont des personnes déjà très âgées, quatre d’entre elles sont décédées depuis que je les ai interviewées. Il s’agit de saisir le moment où la mémoire vivante est sur le point de devenir de l’histoire. Emotionnellement, pour moi, c’est la partie la plus forte. Ces personnes racontent comment on est venu chercher leurs proches la nuit, comment, pendant des dizaines d’années, elles ont ignoré leur sort. Ce n’est pas là une spécificité de la terreur stalinienne, c’est une caractéristique de tous les crimes contre l’humanité : on ne sait pas ce qui est advenu du corps des victimes. L’impossibilité de donner sépulture à un proche est une torture d’un genre particulier. On ne peut faire son deuil dans ces conditions. Dans les lieux récemment découverts, comme à Levachovo, les gens viennent accrocher des plaques sur les arbres, poser des croix par terre. À Levachovo, il y a plus de sept cents signes mémoriels. Nous nous souvenons des chiffres de la Grande Terreur : environ 750 000 fusillés en 15 mois. Ce qui nous donne 50 000 par mois, 1 600 par jour, enfin, une exécution par minute. Il s’agit d’un des plus grands crimes contre l’humanité en temps de paix. Toutefois il ne faut pas négliger la souffrance des enfants. J’ai donc essayé, dans mon livre comme dans l’exposition, de créer une image plus générale de la Grande Terreur. Je dis image, car je travaille dans le domaine du visuel. Sites, visages et témoins, dépositaires de cette mémoire. Dans mon livre, je cite le très bel essai de Georges Didi-Huberman qui est ma Bible en matière de photographie documentaire, il s’agit de Images malgré tout, où il dit que pour comprendre, il faut imaginer. Dans « imaginer », il y a « image », dans toutes les langues, créer l’image de quelque chose d’inconnu. Tout le travail que je fais avec Dominique Roynette consiste à apporter des prétextes, des impulsions pour imaginer. Bien sûr, la question que pose le livre de Didi-Huberman est la suivante : est-ce imaginable ? Mais si nous disons, par exemple, qu’Auschwitz est inimaginable, nous nous libérons du devoir d’en parler. C’est une question absolument vivante pour moi et, dans sa polémique avec Lanzmann, je suis du côté de Didi Huberman, je pense qu’il faut essayer d’imaginer l’inimaginable. Je prends comme exemple les photographies que j’ai réalisées sur les lieux d’exécutions. J’arrive, mettons, à Irkoutsk, l’endroit est connu, repéré, je loue une voiture et j’y vais. Je découvre le paysage et je suis frappé par sa banalité. Je suis photographe, je dois donc prendre des photos. Mais il n’y a rien à voir. Pourtant, il y a dans ces lieux un silence tout particulier. Enfin, on s’en rend compte si l’on sait ce qui s’est passé là. Ce n’est pas une absence totale de bruits, on entend des aboiements de chiens, mais c’est un silence qui vient envahir votre espace intérieur. Alors, essayer d’imaginer, cela réclame une grande tension. Il se passe bien quelque chose en vous, mais d’un autre côté, on se dit, non, c’est impossible, je me heurte à un mur. Je connais beaucoup de choses, beaucoup de détails concernant les exécutions. Et chaque fois que je me trouvais dans ces lieux, j’essayais d’imaginer l’inimaginable, et surtout, de le photographier.
Comment fait-on pour photographier l’inimaginable ?
T. K. : C’est bien sûr impossible. Quand on me pose cette question, je réponds que j’essaie de photographier ce silence. Évidemment, il s’agit là d’un discours sur mon propre travail. Mais voilà, après bien des discussions avec Dominique Roynette, lorsqu’il est devenu clair que le projet allait se réaliser, j’ai commencé à faire des essais. J’ai tenté de photographier comme si je n’étais pas là. De faire abstraction de mes idées, d’essayer de rendre la banalité des lieux, des paysages, dont seule l’histoire révèle le terrible passé.
On sent une évolution depuis votre premier livre, Goulag ; aujourd’hui vous semblez vouloir davantage saisir le « rien ».
T. K. : Les photographies de Goulag ont été réalisées au cours des années 1990, le livre est sorti en 2003. Aujourd’hui, il me semble un peu vieilli et même un peu naïf. L’objectif était le même, mais… Dominique et moi terminons en ce moment l’édition polonaise de Goulag, ce ne sera plus le même livre. Il sera différent dans le choix des photos et dans les textes, un livre plus adulte. Je ne me considère pas comme artiste, mais comme photographe documentaliste. La Grande Terreur est un livre de photographies documentaires, que ce soit des images d’archives ou les miennes. J’ai l’impression aujourd’hui d’être allé jusqu’au bout de ce que le document pouvait atteindre. Je suis bien sûr tenté de faire un pas au-delà, de commencer à faire des photographies « conceptuelles » comme on dit. Le concept, ce serait l’impossibilité de montrer. Comment photographier l’impossible ? On peut inventer toutes sortes de techniques, qui ne seront pas forcément bêtes. Mais j’hésite à franchir ce pas, cela me semblerait inapproprié, par respect pour les victimes. Je crains que si je commence à vouloir donner à voir l’impossibilité de montrer, je ne parlerai plus de ces gens dont j’ai envie de parler, je parlerai de moi-même, de mes propres conceptions artistiques. Quand j’ai su que j’avais obtenu le financement pour ce projet, j’étais à Saint-Pétersbourg, et je me suis rendu au site d’inhumation de Levachovo. Il y a là-bas ces signes mémoriels… Je me suis éloigné dans la forêt et je me suis demandé comment photographier cela. Je me suis dit, il n’y a rien à photographier, cela n’a aucun intérêt en soi. Puis, l’idée m’est venue que peu importe ce qu’on prend en photo, l’essentiel, c’est l’acte photographique lui-même. La photographie comme événement, comme performance. J’irais à Sakhaline, à Vladivostok, à Irkoutsk, et peu importe quelles images je fixerais, l’essentiel, c’était de m’y rendre et de prendre des photos. Une sorte de pèlerinage, non pas au sens religieux bien sûr, mais pour ne pas oublier. J’ai donc fait une expérience à Levachovo, en 2007. Après avoir réglé mon appareil, j’ai commencé à prendre des photos autour de moi sans regarder dans l’objectif, en fermant les yeux et en tournant sur moi-même. Rentré à l’hôtel, j’ai transféré les images sur mon ordinateur. Elles étaient intéressantes. Il y avait des branches avec des gouttes d’eau, car c’était un jour de dégel. Sur le moment, j’ai été enthousiasmé, mais par la suite j’ai renoncé à cette idée. Parce que j’étais trop présent, il y avait trop de prétention artistique, cela m’a semblé déplacé. J’ai donc continué de travailler sur la banalité. On me demande parfois pourquoi j’ai utilisé la couleur, d’habitude ce genre d’images sont en noir et blanc. Or, le noir et blanc a pour effet de dramatiser, naturellement. Évidemment, cette dramatisation va avec le thème du Goulag ou de l’Holocauste, mais moi j’ai pris le chemin inverse, je suis allé du côté de la banalité. Et puis, il n’y a pas ce jeu sur le passé qu’on a avec le noir et blanc. Pour ce projet, je me suis acheté une caméra studio qui déforme au minimum l’image. Son potentiel correcteur est tel qu’on obtient l’image telle qu’on la voit, une représentation hyperréaliste du paysage. Peut-être que dans le livre, cela ne se voit pas tellement, mais si l’on agrandit un tel cliché, on voit une sorte d’hyperréalité du banal.
On a aussi l’impression que le type de traces qui vous intéresse aujourd’hui a changé, dans le sens d’une moins grande matérialité.
T. K. : Il faut dire que les traces disparaissent. Lorsque je reviens sur les lieux des camps, j’ai l’impression que « la tribu des zeks », pour reprendre l’expression de Soljenitsyne, a disparu sans laisser beaucoup de traces. Il n’y a pas tellement de traces auxquelles s’accrocher pour imaginer. Les rares vestiges qui restent sont étranges, ambivalents, il faut faire un effort pour les comprendre. Il reste bien davantage de traces de l’Holocauste : il existe des lieux où l’on peut aller, ils sont conservés. En Russie, actuellement, il n’existe pas de monument érigé par l’État aux victimes de la terreur d’État. Certes, on trouve un grand nombre de signes commémoratifs, de croix. Tous ces signes sont dédiés aux victimes, on lit en général : à la mémoire des victimes des répressions politiques. Mais on n’indique jamais d’où viennent ces victimes. Nous avons toujours la même configuration : il y a des victimes, mais les criminels n’ont aucune visibilité. Comme s’il s’agissait d’une catastrophe naturelle. Il est évident que cette situation est bien différente de celle de l’Allemagne, et c’est normal, car l’Allemagne a perdu la guerre. À la libération des camps nazis, on a fait des photographies que nous avons tous devant nos yeux et qui ont aidé à prendre conscience de la réalité de ces lieux. Il n’existe pas de clichés de cette sorte pour l’URSS. Ils auraient pu exister, car les camps ont été démantelés, mais bien sûr, il était impossible de photographier ces moments. En 1941, lorsque la guerre a commencé, la mortalité dans les camps était très élevée, en une année, presque en un hiver, plus de 350 000 personnes sont mortes, 25 % de la population concentrationnaire, un zek sur quatre, et la moitié était au seuil de la mort, mais il n’existe aucune photographie de ces faits. La photographie documentaire est un des supports de la mémoire au côté du souvenir des victimes elles-mêmes, de la littérature et des travaux d’historiens. À cela il faudrait ajouter la question des films de fiction. On dispose en effet de bons travaux d’historiens, mais il y a carence de photographies. Les historiens ont fait un excellent travail, grâce à eux l’on connaît les mécanismes de la terreur, mais cela n’a aucun impact sur la conscience collective. Pour toucher le grand public, il faut le cinéma. Or là, on observe un grand déséquilibre : il y a beaucoup de films sur la terreur nazie, y compris aujourd’hui, mais peu sur le stalinisme. En Russie, il n’y en a pas, peut-être pour des raisons politiques, mais en Occident non plus. On parle beaucoup de globalisation, mais la globalisation de la mémoire n’est pas encore à l’ordre du jour, or il serait temps d’y inscrire le Goulag, en dehors des enjeux politiques.
Comment en êtes-vous venu à ce thème ?
T. K. : Premièrement, à partir de décembre 1981, à savoir l’état de siège de Jaruzelski, je suis passé dans la clandestinité, et j’ai vécu ainsi jusqu’en 1989. Nous avons créé une agence photographique, nous avons photographié les grèves, les grèves de la faim et toutes les formes de protestation, et je n’ai fait que cela pendant plus de sept ans. En 1989, ô surprise, le communisme s’est effondré, et je me suis retrouvé sans travail. Je suis alors allé en URSS en 1990, à Vorkouta, pour photographier les restes des camps que je connaissais déjà d’après des clichés apportés par des Polonais libérés en 1955 après la mort de Staline. C’est une des réponses. L’autre réponse, c’est… Pourquoi étais-je dans la clandestinité, pourquoi m’étais-je retrouvé de l’autre côté de la barricade ? À cause de ma famille, de mon éducation. Tous, du côté de ma mère comme du côté de mon père, avaient souffert du stalinisme. Le 10 janvier 1940, ma mère avait été déportée à Irkoutsk avec toute sa famille ; presque toute la famille de mon père avait été envoyée au Kazakhstan. Tout le monde a survécu à l’exception de mon arrière grand-père décédé au Kazakhstan et dont la tombe est introuvable, son corps repose quelque part dans la steppe kazakh. C’est en son honneur que j’ai été prénommé Tomasz. Évidemment, je ne prends pas cela au sérieux comme motivation, toujours est-il que mes parents avaient gardé des distances par rapport au communisme, n’avaient pas adhéré au parti. Certes, jusqu’en 1980, ils n’avaient jamais protesté, mais en 1981, lorsqu’on a démantelé Solidarność, toute la famille est passée à l’activité militante.
Comment, dans votre travail, faites-vous face à la complexité du paysage mémoriel russe, sachant qu’il n’est pas toujours facile de tracer une ligne de démarcation entre victime et criminel, que certains avaient participé aux répressions avant d’en être victimes ?
T. K. : C’est là une des raisons pour lesquelles cet héritage est si difficile à penser au niveau collectif. Les choses sont plus simples pour nous autres Polonais, car nous avons été des victimes et, qui plus est, des combattants. Nous étions face à un ennemi. Alors qu’en URSS, la terreur a frappé les citoyens du pays, c’est ce qui rend cette mémoire plus problématique. On comprend dès lors que le peuple préfère se souvenir de la Seconde Guerre mondiale et non pas du stalinisme, terrain trop complexe. Même ceux qui ont envie de comprendre ne s’y retrouvent pas si facilement.
J’ai fait des entretiens avec des enfants de tchékistes fusillés. Grâce à Memorial, j’ai pu trouver cinq personnes dont quatre ont refusé de me rencontrer. Mikhaïl Poliatchek, journaliste et universitaire, aujourd’hui défunt, a accepté de me parler de son père, qui était un tchékiste important, proche de Iejov et ami de Daguine, le chef de la garde du Kremlin. En 1938, il a été naturellement arrêté et fusillé. L’exposition présente un poème de Mikhaïl Poliatchek : en substance, on y lit que n’ayant pas connu lui-même le « siècle chien-loup » (expression de Mandelstam qui, ici, signifie la terreur), il ne peut juger. En l’écoutant au cours de notre entretien, je me suis dit que les vrais responsables étaient les gradés qui incitaient ceux qui dépendaient d’eux à commettre le mal. Bien sûr, chacun doit répondre de ses actes, mais ceux qui ont créé les conditions pour le crime sont coupables avant les autres.
En ce qui concerne votre travail sur les photographies anthropométriques des condamnés : pourquoi, alors qu’il s’agit de paires photographiques o. l’on voit la personne de face et de profil, avez-vous choisi uniquement la première ?
T. K. : Si on montre les deux, alors c’est la routine policière. L’important, c’est les yeux. Pour éviter le « bruit informationnel superflu », j’ai voulu me concentrer sur les visages et les yeux. L’importance, c’est ce regard qui nous est parvenu plus de soixante-dix ans après. Les photographies ont été prises dans les prisons du NKVD. Le processus était le suivant : d’un côté, il y avait le photographe, occupé à faire son métier et à résoudre des questions techniques. De l’autre, la personne qui ne savait pas qu’elle avait été condamnée à la peine de mort, mais comprenait bien que sa vie était suspendue à un fil. Il s’agit donc de documents uniques, qui nous permettent de regarder droit dans les yeux, dans le visage des personnes soumises directement à la menace totalitaire. On me demande souvent si j’ai retravaillé ces photographies, une fois numérisées. Oui. J’ai donc enfreint la règle sacro-sainte de l’image documentaire qu’il ne faudrait pas retoucher. Mais ce n’est pas les images qui sont sacrées, ce sont les personnes. Si je les montrais telles qu’elles sont, certaines images seraient plus jaunies que d’autres, selon le temps dont disposait le photographe pour laver ses clichés. Là où le photographe était pressé, l’image a jauni plus vite. Mon but était de montrer ces visages de manière à ce que rien n’empêche de les lire. J’ai un lien émotionnel avec ces images sur lesquelles je travaille depuis plus de quatre ans. J’ai eu beaucoup de chance. Lorsque j’ai eu accès aux Archives nationales de la Fédération de Russie, j’ai découvert un fonds contenant plus de deux mille photographies, je n’ai pas eu à consulter les dossiers pénitentiaires pour les trouver, de toute façon je n’en aurais pas eu le droit. On m’a autorisé à installer mon matériel pour reproduire les images, et au début, je me suis senti perdu. Je ne savais pas quels visages choisir. Pourquoi prendre telle personne et pas telle autre ? J’avais l’impression que ceux que je laissais de côté resteraient à tout jamais anonymes, qu’ils n’émergeraient pas. Pour finir, j’y suis resté trois semaines et j’ai reproduit 950 clichés. Cela ne servait à rien pour le projet, car je n’en ai publié que 60. Le choix final a été très douloureux. Mes critères étaient : le statut social, le sexe, l’âge, je voulais montrer que la Grande Terreur avait frappé toutes les couches de la société, depuis le vagabond jusqu’au tchékiste haut placé. Mais, à la dernière étape, il a fallu procéder à une sélection. C’était extrêmement difficile, je comprenais que celui que je ne choisirais pas retournerait à l’abîme de l’oubli dont je l’avais tiré en travaillant aux archives. Dominique a aussi beaucoup travaillé sur ce choix. J’ai l’impression d’avoir des liens personnels avec ces gens, il y a ceux qui me sont proches, ceux que je préfère, dont les visages me parlent plus. Il y a, par exemple, cet étudiant de la faculté d’histoire de l’Université de Moscou qui a été fusillé tout jeune. Et aussi, l’homme au regard affolé, dont le portrait figure en couverture, Alexeï Jeltikov. C’est un ouvrier, il travaillait dans le métro. Les documents contenaient l’adresse à laquelle la personne avait été arrêtée. Je me suis rendu à celle de Jeltikov, je suis monté dans la cage d’escalier, j’ai trouvé son appartement. Celui-ci est loué à des immigrants d’Asie centrale, il n’y avait donc personne pour me parler de lui, d’ailleurs, je ne m’attendais pas à trouver des traces. J’ai photographié l’escalier qu’il avait descendu après avoir été arrêté, cette image figure à la fin du livre. Autrement dit, ce monde d’outre-tombe, le monde de ces défunts a commencé à me happer. C’est un signe : je dois arrêter. Pour conclure, il s’agit là d’un portrait collectif d’une société soumise à une terreur totale. Un document unique, il n’en existe pas d’autre. Nous connaissons ce genre de photographies prises à Auschwitz, ou encore au Cambodge. Mais là, c’est la société toute entière. Il faut imaginer qu’il y en a des dizaines de milliers dans le pays tout entier.
Vous sentez-vous un peu historien ?
T. K. : Il m’est très difficile de définir mon identité professionnelle. Je suis à la fois photographe, journaliste et historien amateur. Heureusement, je suis soutenu par des historiens professionnels, comme Nicolas Werth et Arseni Roguinski qui ont accompagné mon travail avec leurs articles remarquables, replaçant cette mémoire dans le contexte russe actuel.
Oui, par moments, j’ai envie d’en finir avec ce thème. Je vis dans un monde de défunts, je lis des descriptions de tortures, d’exécutions, de viol de femmes avant leur exécution, cela ne peut pas ne pas marquer. D’un autre côté, en travaillant sur l’édition polonaise de Goulag, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de documents nouveaux, des collections de photographies, naturellement, j’ai envie d’aller voir ce que c’est. Il existe à Tomsk des photographies absolument uniques de déportés spéciaux. Si je continue de travailler sur la terreur d’État en URSS, j’ai deux perspectives : faire un essai sur la photographie documentaire, recenser ce qui existe, réfléchir à ce qui est montré, à ce qui n’est pas montré. Un livre plus général sur le totalitarisme soviétique à partir de la photographie. L’autre perspective, c’est de réaliser un troisième livre dans le prolongement des deux qui existent, sur la Grande Famine. Le début des années trente, qui a fait plus de victimes que le Goulag et la Grande Terreur. J’ai fait quelques recherches et, à ma grande surprise, j’ai découvert qu’il existait plus d’images que je n’aurais pensé, elles sont mal connues et moi-même j’ai été étonné qu’il y en ait tant. Par exemple, un photographe américain a réalisé en Ukraine des clichés qui ont été publiés aux États-Unis. Ce serait un troisième chapitre de mon travail : Goulag, La Grande Terreur, L’Holodomor, mais pas uniquement en Ukraine, bien sûr, également au Kazakhstan. J’ai un peu peur de m’attaquer à ce thème, de me confronter aux horreurs du cannibalisme, par exemple.
L’exposition sera-t-elle visible ailleurs ?
T. K. : Elle a été montrée dans plusieurs endroits en Pologne, ainsi qu’à Lausanne. En mai elle sera présentée à Potsdam, et ensuite je ne sais pas. L’idée est née – qui dépend des financements de l’Institut polonais et du centre – de créer une variante ambulante de l’exposition. Il y a beaucoup d’éléments sur des supports multimédia, qu’on peut recréer facilement ailleurs. Dans ce cas, elle pourrait être facilement expédiée dans différentes villes de Russie, à Norilsk, en Sibérie.