La caserne Dossin à Malines (Belgique) – Mémorial, musée et centre de documentation sur l’Holocauste et les droits de l’Homme

Geneviève WarlandUniversité catholique de Louvain
Paru le : 07.04.2020
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The barracks of Dossin were a transit camp like Westerbork in the Netherlands and Drancy in France. Between July 1942 and September 1944, 25 274 Jews and 354 Gypsies were rounded up and transported to Auschwitz-Birkenau. Only about 5 % of them escaped the death. The memory of the deportation of these Jews and Gypsies from Belgium is recalled in a memorial in the old barracks and in a new museum with a permanent exhibition inaugurated in 2012. The narrative of the Holocaust related to the Belgian case is linked to a universal discourse on human rights, which look at the mechanisms of exclusion, hate and persecution and try to prevent them. Therefore, the museum does not only pursue historical and memorial goals but also pedagogical and civic ones.

Keywords: Civic education, commemorative memory, Holocaust, human rights, Jews, Sammellager or transit camp, Second World War, Wall of Deportees.

La caserne Dossin est le lieu de mémoire par excellence de la déportation des Juifs en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale, de juillet 1942 à septembre 1944. Elle se situe en Flandre, à Malines, noeud ferroviaire à mi-chemin entre Bruxelles et Anvers où vivait la majeure partie de la population juive. Cette ancienne caserne de l’armée belge construite au XVIIIe siècle a servi de camp de rassemblement pour les exclus raciaux par le régime nazi en Belgique, principalement juifs, mais aussi tsiganes, avant leur déportation vers les camps d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Ce SS-Sammellager für Juden constitue donc un des rouages essentiels de la Shoah en Belgique. Il peut être comparé à Drancy en France ou à Westerbork aux Pays-Bas dont le rôle consistait également à regrouper les Juifs en masse pour les envoyer dans les camps d’extermination à l’Est.

Hall d’entrée du musée. Une vidéo est projetée en boucle inscrivant le génocide des Juifs et son application en Belgique dans un ensemble de violences guerrières, raciales, coloniales et ségrégationnistes © Philippe Mesnard

Partant des événements qui s’y sont déroulés pendant la période d’occupation nazie, il s’agit ici de décrire l’histoire de la mémoire de ce lieu érigé en musée et mémorial et de présenter le parcours de l’exposition permanente du nouveau musée et centre de documentation ouvert en 2012 sous l’égide du gouvernement flamand : Kazerne Dossin. Memoriaal, Museum en Documentatiecentrum over Holocaust en Mensenrechten (Caserne Dossin. Mémorial, musée et centre de documentation sur l’Holocauste et les droits de l’Homme).

LE SS-SAMMELLAGER DOSSIN COMME « ANTICHAMBRE D’AUSCHWITZ »

La caserne Dossin où ont transité plus de 25 000 Juifs et environ 350 Tsiganes venant de Belgique et du nord de la France forme l’« antichambre » de la mort avant le camp d’extermination d’Auschwitz, destination finale de plus de 99 % des déportés. Seuls 1 218 Juifs et 33 Tsiganes ont survécu, soit moins de 5 % des déportés.

En tant que camp de rassemblement (Sammellager) dans la perspective d’une déportation génocidaire, la caserne Dossin entre en fonction peu après la décision de la « solution finale » prise lors de la Conférence de Wannsee en janvier 1942. Y sont amenés les Juifs convoqués par ordre de prestation de travail obligatoire (environ 12 000) ou à la suite de rafles (telles que celles de l’été 1942), d’arrestations individuelles, d’actions domiciliaires ainsi que de transferts des prisons de Breendonk et des camps de travail du nord de la France. L’année 1942 représente d’ailleurs le point culminant de l’activité à Dossin : environ 16 000 Juifs y transitent sur plus de 25 000 au total. Pour cette année-là, les autorités allemandes dépassent le quota attendu de 10 000 Juifs. Elles pourchassent prioritairement les Juifs étrangers qui forment 90 % des Juifs déportés à partir de Dossin contre 10 % de Juifs belges. En introduisant un registre des Juifs et en exécutant des ordonnances antijuives allant jusqu’à procéder à des arrestations individuelles et collectives, les autorités belges ont également leur part de responsabilité dans la persécution des Juifs1.

Deux commandants assurent successivement la direction du camp de rassemblement de Dossin : de 1942 à 1943, le SS Philipp Schmitt, également commandant du camp répressif (Auffanglager) de Breendonk, qui sert à la fois de prison et de centre de torture ; démis de ses fonctions pour cause de corruption (il fait du trafic avec les biens des Juifs), il est remplacé par le SS Johannes Franck, moins violent dans son comportement. L’administration de Dossin revient à la police de sûreté allemande, plus particulièrement au service de sécurité de la SS (Sipo-SD), assisté par un corps de SS flamands. Le personnel est restreint : il compte quelques dix SS allemands et 80 auxiliaires flamands. En outre, certaines tâches administratives ainsi que celles de fonctionnement (cuisine, nettoyage, infirmerie…), de ravitaillement et d’entretien, réparation, construction (ateliers) sont réalisées par des détenus juifs et non-juifs.

Afin de maintenir l’ordre et le calme et d’éviter les décès et les séditions, les conditions de détention dans la caserne Dossin sont supportables. Tant le courrier que les colis de nourriture sont permis. Certes, le ravitaillement et les frais de fonctionnement sont prélevés sur les avoirs des détenus et supportés par l’Association des Juifs de Belgique. Même si les détenus reçoivent trois repas par jour et peuvent se laver, se promener et faire de la gymnastique, ils souffrent de la promiscuité, d’un manque d’hygiène récurrent, de l’insuffisance du ravitaillement, de l’ignorance du sort qui leur est réservé et enfin de l’ennui. En effet, le ralentisse ment des arrivées des Juifs dès la fin 1942 – nombreux sont ceux qui sont entrés dans la clandestinité –, provoque l’espacement des départs. Cela signifie que le temps d’internement dans la caserne s’allonge : une semaine à l’été 1942, plusieurs mois, dès novembre, et jusqu’à deux ans pour ceux qui y sont employés, échappant ainsi à la déportation. La lutte contre le désoeuvrement gagne en importance : se déploient des activités intellectuelles, éducatives et artistiques telles que des représentations théâtrales.

Enfin, les détenus juifs de Dossin ont à subir des vexations en tout genre, verbales et physiques, de la part des policiers allemands, de la SS et de leurs gardes flamands et sont soumis à des brutalités quotidiennes. Face à ces humiliations, ils résistent. Si, étant données les conditions, il n’est pas possible de mettre sur pied un réseau organisé, l’insoumission est multiforme et diffuse : maintien de rites juifs, manipulation d’informations, soutien moral, correspondance clandestine, sabotage du travail, organisation d’évasions.

MUSÉE(S) ET MÉMORIAL

En 1948, une plaque commémorative en forme de maison symbolisant le Temple de Jérusalem et ornée d’une étoile de David est apposée sur la façade du bâtiment par l’Association des anciens détenus de la caserne Dossin, constituée en 1945 et agissant en tant que partie civile pour les procès des SS entre 1946 et 1949 dont celui de Philipp Schmitt, ex-commandant de Breendonk et de Dossin. Cette plaque, sur laquelle est gravé : « Belges, souvenez-vous que dans cette caserne 24 161 Israélites ont été déportés vers des camps d’Allemagne – 1942-1944 », s’inscrit dans le cadre national de la Belgique, maintient une séparation entre Belges et Israélites – alors que c’est l’appartenance à un peuple qui est la raison de l’extermination – et s’avère erronée puisque c’est principalement en direction d’Auschwitz-Birkenau que sont dirigés les 28 transports à partir de Dossin. Seuls trois convois ont pris d’autres routes, à savoir vers Ravensbrück-Buchenwald, Bergen-Belsen et enfin Vittel où ont été envoyés les Juifs protégés par le statut diplomatique de leur État, allié de l’Allemagne : en l’occurrence, des Juifs espagnols ou hongrois.

Menacé de délabrement après sa fermeture par l’armée belge en 1975, l’imposant bâtiment en carré de la caserne encadrant une cour intérieure a été racheté en 1977 par la ville de Malines. Il a été transformé dans les années 1980 en un complexe d’appartements de standing, intitulé Hof van Habsbourg en référence à l’impératrice Marie-Thérèse qui avait fait bâtir cette caserne. Afin de maintenir la mémoire des actes de la terreur nazie qui avait sévi en cet endroit, divers acteurs de la société civile, dont l’Union des déportés juifs de Belgique, ont obtenu qu’une partie de la caserne soit sauvegardée afin d’y aménager un musée. L’impulsion a été donnée par Natan Ramet (1925-2012), survivant d’Auschwitz. Il réussit à convaincre l’Union des déportés juifs de Belgique et le Consistoire central israélite de Belgique de faire de Dossin le lieu de mémoire de cette déportation génocidaire.

Avec le soutien du gouvernement flamand, de nombreux sponsors de la communauté juive et de la ville de Malines, le Musée juif de la déportation et de la résistance (MJDR) ouvre ses portes le 11 novembre 1995. Ce musée connaît un franc succès, attirant chaque année des dizaines de milliers de visiteurs ; il est doté d’un centre de documentation, le seul en Belgique consacré aux persécutions et aux déportations raciales de Belgique et du nord de la France. Cependant, son budget est modeste et son fonctionnement repose en partie sur des bénévoles.

L’intérêt et le succès du MJDR suscitent au début des années 2000 chez le ministre-président du gouvernement flamand, Patrick Dewael, dont le grand-père était décédé dans le camp de Bergen-Belsen en avril 1945, l’idée de faire de ce lieu un prestigieux « Musée flamand de l’Holocauste ». Son intention s’inscrit dans un souci d’éducation à la citoyenneté et à la démocratie ; elle vise également à montrer que la Flandre fait son devoir de mémoire face à la montée du parti flamand d’extrême-droite, le Vlaamse Blok.

Un comité scientifique est créé, lequel émet un projet muséal ambitieux dédié aux violations des droits humains : Transit Mechelen. Museum over Vervolging en Volkermoord (Transit Mechelen. Musée de la persécution et du génocide). Ce projet provoque toutefois des résistances, car la spécificité de la Shoah n’y apparaît pas suffisamment mise en évidence, de même que la voix des représentants de la communauté juive de Belgique ne semble pas assez entendue. Le projet, rejeté par Yves Leterme, successeur de Dewael au poste de ministre-président du gouvernement flamand, est remplacé par un nouveau concept : Caserne Dossin. Mémorial, musée et centre de documentation sur l’Holocauste et les droits de l’Homme. Il est élaboré par un nouveau comité scientifique sous la direction de Herman Van Goethem, professeur à l’université d’Anvers et spécialiste de la collaboration administrative en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce projet prévoit la construction d’un bâtiment destiné à abriter le nouveau musée. Aussi l’effacement partiel de la mémoire inscrite dans les murs de la caserne (maintenue par la présence d’un mémorial) débouche-t-elle sur sa reconfiguration dans un autre lieu. La ligne narrative est totalement repensée : la Shoah est placée dans le cadre d’interprétation plus large de l’analyse des violences de masse menant de la stigmatisation à l’exclusion, à la déshumanisation et, dans le pire des cas, à l’extermination, cela à l’aide de plusieurs exemples historiques en Europe et dans le monde (le massacre des Hereros, le lynchage des Noirs aux États-Unis, l’apartheid sud-africain).

Une dimension socio-politique sous-tend clairement le nouveau concept muséal : il s’agit d’intégrer la spécificité du judéocide dans un message à vocation universelle – la lutte contre le racisme et l’exclusion, la condamnation de l’ensemble des génocides, la promotion des droits de l’Homme et de la résistance démocratique ainsi que la défense des libertés fondamentales des individus – et à visée pédagogique : la moitié des visiteurs du musée est constituée de groupes scolaires, public-cible important pour lequel le service pédagogique élabore des dossiers préparatoires à la visite, insistant sur la portée contemporaine du judéocide.

Premier étage. La thématique interprétative insiste sur la manipulation de la masse en vue de crimes politiques. La photo qui occupe l’intégralité du mur principal par où on accède à la salle représente une « rave party » © Philippe Mesnard

Ainsi, c’est par une décision politique qu’un ensemble plus large que le MJDR a été établi. Il a été conçu comme un complexe muséal prestigieux à visée internationale pour la Flandre et la ville de Malines réparti sur deux bâtiments : le mémorial sur le site historique de la caserne ; en face, le musée et le centre de documentation et d’étude, accompagnés d’une cellule pédagogique. Sous le nom de Caserne Dossin. Mémorial, musée et centre de documentation sur l’Holocauste et les droits de l’Homme, cet ensemble a été inauguré en 2012 par le ministre-président flamand Kris Peeters.

Comme le révèle cet aperçu sur l’histoire de la mémoire de la caserne Dossin, différents jeux d’échelle sont à l’œuvre : au niveau local, il s’agit de maintenir la mémoire de ce lieu dans la ville de Malines ; ce niveau se rattache à un niveau national – l’histoire des Juifs de Belgique – et à un niveau international – l’histoire plus large de la politique nazie d’extermination des Juifs d’Europe. Avec l’intégration de la dimension des droits de l’Homme, incluse dans le nom du musée Kazerne Dossin, c’est enfin l’échelle mondiale ou universelle qui est visée.

Sur le plan des activités, l’équipe du personnel scientifique et administratif de Kazerne Dossin gère l’exposition permanente, réalise des expositions temporaires, alimente un portail d’informations sur l’Holocauste et stimule la recherche et les initiatives pédagogiques selon cinq grands axes : l’antisémitisme et la persécution des Juifs en Belgique (1918-1945) ; l’éducation à la mémoire par le biais de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste ; l’Holocauste et le débat public en Belgique (1945-…), l’antisémitisme et le négationnisme compris ; les génocides et le droit pénal international (notamment le cas du Rwanda) ; la discrimination au quotidien, avec une attention particulière pour le cas spécifique des Tziganes.

LA CASERNE DOSSIN COMME MÉMORIAL INTÉRIEUR

Les salles de la caserne où se trouvait l’ancien musée ont été entièrement rénovées et repensées comme lieu de recueillement et de remémoration. La dimension spirituelle du mémorial est pleinement assumée : pour les descendants des victimes de la déportation depuis Malines, il prend la place du tombeau absent autour duquel la famille et les amis se réunissent. Chaque salle est dédiée à une thématique spécifique et aménagée en conséquence : la première – Traces – montre des objets authentiques provenant de la caserne : dessins, jouets, bracelets, etc. ; la deuxième – Absence – est dominée en son centre par l’oeuvre de l’artiste Philippe Aguirre, représentant une sorte de monument funéraire composé d’une table sur laquelle trois couverts sont dressés et sous laquelle reposent trois gisants, le père, la mère et l’enfant. Elle fait allusion à la première rafle menée contre les Juifs d’Anvers au cours de laquelle des familles ont été emmenées au moment du repas. Dans la troisième salle – Noms –, vingt-huit haut-parleurs correspondant aux vingt-huit transports égrènent les noms des déportés. Enfin, ce sont les photos des victimes retrouvées qui sont projetées dans la quatrième salle – Visages.

Ces quatre dispositifs s’inscrivent pleinement dans un discours de réparation de ce qui a été brisé par le génocide juif, avec la volonté de sortir les victimes de l’oubli en leur donnant un nom et un visage. Dès lors, le mémorial est l’expression d’une mémoire sociale, celle d’un groupe spécifique qui a cherché à transformer le site de la caserne Dossin en un lieu de mémoire. Dans sa forme actuelle, il remplit exclusivement une mission commémorative, laquelle relève de la fonction sociale de ce type de musée dédié aux pages les plus sombres de l’histoire humaine. Les autres missions, à savoir celles de transmission de connaissances et de diffusion de valeurs, sont dévolues au musée Kazerne Dossin.

UN BÂTIMENT-MÉMOIRE

Œuvre de l’architecte flamand Bob Van Reeth, le nouveau bâtiment porte dans sa structure une symbolique mémorielle très riche. La surface totale du musée avoisine les 25 836 m2 ; ce qui équivaut au nombre total de personnes déportées à partir de la caserne Dossin, à savoir 25 484 Juifs et 352 Tsiganes. Le volume du bâtiment correspond à celui des 28 convois de prisonniers partis de la caserne. Enfin, y ont été aménagées des fenêtres volontairement murées par 25 836 briques, représentant également le nombre de déportés. Les étages reposent sur douze piliers qui évoquent les douze tribus d’Israël. Et le contraste entre les couleurs des murs, du sol et des panneaux est lui aussi porteur de sens.

Le lien entre l’ancien bâtiment et le nouveau est assuré par une terrasse au sommet offrant une vue en surplomb sur la caserne. La perspective qu’elle déploie a été conçue comme constituant le point d’orgue de l’exposition permanente : elle plonge le regard sur la cour où les principaux événements se sont déroulés, invitant de la sorte à s’imprégner de l’atmosphère du lieu, à réfléchir et à se recueillir. Ce moment panoramique introduit à la visite du mémorial situé dans la caserne, après avoir traversé un jardin de la mémoire qui relie les deux lieux et où l’on peut voir différents éléments rappelant la déportation : des rails, une rame de train.

Deuxième étage. La thématique interprétative insiste sur la terreur que font subir les gouvernements totalitaires aux groupes persécutés et/ou contestataires. La photo couvrant le mur principal est ici celle, très célèbre, de l’opposant face aux chars de la place Tiananmen, au printemps 1989 © Philippe Mesnard
Troisième étage. Le parti pris iconographique rompt cette fois avec l’analogie pour introduire à la visite de l’étage consacré à la mise à mort des Juifs et à la destruction du judaïsme européen © Philippe Mesnard

 

L’EXPOSITION PERMANENTE : UN PARCOURS HISTORIQUE ET MÉMORIEL

La visite débute par un film d’introduction qui fournit la grille de lecture du parcours d’exposition. Un élément-clé en est la stigmatisation d’un adolescent obèse harcelé dans un cours de récréation : cet élément vise à mettre en garde contre la banalité des phénomènes d’exclusion, qui ont compté parmi les causes ayant permis le génocide des Juifs.

Au cœur de l’exposition permanente se trouve l’histoire de l’Holocauste, plus particulièrement en Belgique. Cette histoire s’articule à une réflexion générale sur les mécanismes de discrimination et de persécution qui, poussés à l’extrême, débouchent sur des meurtres de masse et des génocides. La perspective adoptée consiste ainsi à faire de l’histoire un outil de raisonnement critique sur le présent.

L’exposition s’étend sur trois étages consacrés chacun à un thème spécifique où passé et présent sont mis en dialogue : « La Masse », « L’Angoisse » et « La Mort ». L’étage consacré à la masse s’ouvre sur une gigantesque photo- graphie de foule montrant le festival de Tomorrowland en 2012. Elle est mise en contraste avec une vidéo d’une foule acclamant Adolf Hitler en 1935. Ce contraste reposant sur un raisonnement analogique entre lieux et contextes différents est quelque peu provocateur – il a d’ailleurs suscité de nombreuses critiques –, mais il est destiné à faire réfléchir sur les dérives négatives de la « masse ». À l’aide de photos, vidéos et affiches de propagande mobilisatrices et/ou stigmatisantes, cet étage permet au visiteur de comprendre la manière dont les autorités nazies ont endoctriné la popu- lation allemande jusqu’à en faire un instrument de leur politique d’exclusion et de violence. Ce qui est donc signifié ici est l’idée de la masse agissante en tant que phénomène négatif produisant de la violence.

Le second étage présente les diverses facettes de l’angoisse dans la Belgique occupée par les nazis. Cette partie du musée est introduite par la célèbre photographie d’un étudiant chinois devant les chars de l’armée communiste, « l’homme au tank » de la place Tiananmen (1989). Elle symbolise la force de la résistance. À l’aide de témoignages audiovisuels, les thèmes de la résistance, de la presse anti- sémite et de l’isolement des Juifs sont abordés. Domine ici le thème de l’angoisse grandissante à laquelle la popu- lation juive de Belgique a été soumise suite aux mesures répressives de plus en plus violentes du régime nazi. La peur qui est présentée est non seulement celle des victimes, mais aussi celle de tous ceux qui se demandaient comment agir. Est ainsi posée la double question du spectateur et du dépassement d’une attitude passive. L’histoire montre qu’une résistance était possible : la célèbre proclamation contre l’occupant (juin 1941) du bourgmestre de Bruxelles, Joseph Van de Meulebroeck, en est un exemple ; le refus de policiers anversois de participer aux arrestations des Juifs en est un autre.

Le troisième étage est consacré à la thématique de la mort vers laquelle se dirigeaient les convois partis de Malines. L’immense photographie reproduite sur un des murs est celle de la porte du camp d’Auschwitz-Birkenau. L’itinéraire de visite y conduit en empruntant un « couloir de la mort » où sont disposées les images des crimes perpétrés par les nazis. Une partie de la salle contient des informations et des objets au contact desquels le visiteur est invité à s’immerger dans la réalité des 28 convois partis de la caserne Dossin. L’autre partie traite de la vie après la guerre pour les Juifs rescapés : reconstructions personnelles plus ou moins réussies, tentatives de surmonter le traumatisme dans une société belge elle-même meurtrie par la guerre et où le judéocide n’avait que peu de place, comme le montrent encore les poursuites très restreintes lancées dans l’immédiat après-guerre contre les dirigeants nazis et les collaborateurs belges.

Ce parcours muséal s’étend donc au-delà de l’histoire du lieu de la caserne Dossin. Il renoue avec l’histoire politique de l’idéologie nazie et de sa mise en application contre les Juifs. Il présente, de manière exemplative, les histoires de familles juives de Belgique qui ont transité par Dossin, et dont les membres ne sont, pour la plupart, pas revenus. La micro-histoire sert ainsi à rendre hommage à ces femmes, hommes, enfants soumis à la barbarie du nazisme. La scénographie vise à créer un lien émotionnel avec ces vies blessées ou cassées en suscitant divers degrés d’identification (eu égard aux visages, aux noms et aux appartenances familiales, par rapport aux lieux d’origine de ces familles, etc.). À côté de cette histoire compassionnelle, le parcours de visite engage également à réfléchir de manière critique aux formes de violence ainsi qu’aux formes de résistance et à l’importance des droits humains.

Au plan muséographique, seul un petit nombre d’objets – pour certains, à la taille impressionnante – sont présentés : wagons de transport, vêtements de prisonniers, effets personnels, etc. Les liens entre le présent et le passé, l’ici et l’ailleurs sont principalement établis par des images, en particulier des photographies reproduites sur des cartels ou accessibles via des écrans tactiles, de même que par des enregistrements racontant des histoires individuelles. L’ex- périence sensorielle du visiteur est donc essentiellement visuelle et auditive.

LE MUR AUX PORTRAITS : L’INDIVIDU AU CŒUR DE LA MÉMOIRE  COLLECTIVE

Un des axes majeurs du musée consiste à mettre en avant la personne, la victime, avec l’intention d’honorer sa mémoire. La partie la plus émouvante de l’exposition permanente est la gigantesque tapisserie disposée sur le mur entier du bâtiment à la hauteur des quatre niveaux et comportant 25 836 cases correspondant au nombre des victimes des déportations depuis Dossin. Ces cases sont soit vides (ne comportant que le dessin en filigrane du visage d’un homme ou d’une femme), soit munies de photographies d’identité en noir et blanc (il s’agit des personnes n’ayant pas survécu), soit contenant des photographies de couleur sépia représentant les Juifs et les Tziganes qui ont survécu à la déportation. Ces dernières sont de loin les moins nombreuses. Les cases ont été classées selon l’ordre de départ des convois, allant des plus anciens, situés au bas du bâtiment, aux plus récents (en haut) ; sans surprise, c’est au troisième étage, où sont affichées les cases des derniers déportés, que l’on trouve le plus de rescapés.

Ce mur que l’on peut embrasser d’un seul regard permet en lui-même d’effectuer un travail de mémoire : jusqu’à présent, plus de 19 000 photographies y ont été placées ; il est complété au gré des identifications et des clichés retrouvés. Tous les citoyens sont invités à participer à ce processus de remémoration consistant à mettre un visage dans une case et offrant ainsi une sortie de l’anonymat aux Juifs passés par Dossin. Le mur formule de la sorte une interpellation à rechercher des traces. Des bornes tactiles permettent, en outre, d’obtenir des données biographiques sur les déportés.

Dépositaire de la mémoire collective de la déportation juive de Belgique, ce mur représente l’inverse de la masse. Il vise, en effet, l’individuation du collectif par le jeu de cases accordant une place à chacun et révélant, dans la mesure du possible, un visage. Dans le prolongement du mémorial, il honore la mémoire des Juifs morts à Auschwitz-Birkenau et leur sert de sépulture symbolique. Sa portée n’est donc pas seulement informative et mémorielle : elle est aussi commémorative.

Enfin, par tout ce qui a été décrit et expliqué sur le parcours muséal et le mur des déportés, il apparaît que la scénographie convoquant une multiplicité d’images fortes en lien avec des événements traumatiques, les unes panoramiques, les autres intimistes, repose sur l’idée de « postmémoire ». Elle vise à susciter un processus d’identification au regard de ces photographies de famille (portraits, scènes de la vie familiale, loisirs, etc.), lesquelles reflètent des histoires de vie que l’on fait siennes par affinité empathique. Une telle appropriation mémorielle dans laquelle mémoire, projection et imagination s’entrecroisent, est ce que désigne le terme de « postmémoire » en tant que « structure de transmission inter-et transgénérationnelle d’expérience et de connaissance traumatiques » (Hirsch, p. 106).

Tant dans ses contenus que dans sa médiation muséale et architecturale, la caserne Dossin cherche à transformer la mémoire collective de la Shoah en Belgique en « passé utilisable » (Wertsch), autrement dit en une représenta- tion du passé qui joue un rôle dans le présent. Ce rôle est triple : il est identitaire au sens où, par ce musée, la Flandre assume sa responsabilité à l’égard du génocide juif tout en mettant en évidence les valeurs démocratiques devant servir de pilier à l’identité flamande, et belge ; il est critique car l’histoire vise à mener une réflexion sur le présent, plus précisément sur la question des droits et de la non-discrimination ; il est normatif, le message éducatif opérant comme une injonction, en particulier à l’adresse des groupes scolaires qui sont son principal public. ❚

ŒUVRES CITÉES

Hirsh, Marianne, 2008, « The Generation of Postmemory », Poetics Today, vol. 29, n° 1, p. 103-128.

Wertsch, James V., 2002, Voices of Collective Remembering, New York, Cambridge University Press.

Le site de Kazerne Dossin : www.kazernedossin.eu

1  Voir La Belgique docile. Les autorités belges et la persécution des Juifs en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale, rapport officiel commandé par le Sénat de Belgique et publié en 2007.