Les condamnations prononcées en novembre 2018 au procès de Phnom Penh contre Nuon Chea, l’idéologue du Kampuchea démocratique, et Khieu Samphan, ancien chef d’Etat du régime, intervenant après celle de Douch en 2012, constituent un événement majeur au regard de l’impunité dont ont bénéficié jusqu’à présent les hauts cadres du régime khmer rouge. Cette reconnaissance était nécessaire pour la vérité historique, mais aussi pour permettre aux survivants et à leurs descendants de s’engager dans un travail de deuil.
S’il faut se réjouir de ce verdict, il est regrettable qu’il ait fallu attendre quatre décennies et que la justice n’aille pas au-delà. Non seulement les principaux responsables, à l’exception des trois condamnés, n’ont jamais été jugés, mais les anciens Khmers rouges continuent d’occuper de nombreux postes officiels jusqu’aux plus hauts sommets de l’État et les 70 % de la population cambodgienne âgés de moins de 30 ans ignorent l’existence même du génocide.
On peut par ailleurs s’étonner, comme le cinéaste Rithy Panh (entretien avec Arnaud Vaulerin, Libération, 4 janvier 2019), que la qualification de génocide n’ait concerné que les meurtres de masse commis sur les Chams et les Vietnamiens : « Et les autres, les Sino-Khmers ? Je ne comprends pas très bien. C’est curieux car les Chams se considèrent euxmêmes comme des Khmers de confession musulmane. Si eux sont concernés par la condamnation, pourquoi pas nous ? Ont-ils plus souffert que tous les autres Cambodgiens ? »
Rithy Panh est ainsi fondé à demander que l’on réfléchisse à nouveau sur la notion de génocide. Car les Khmers rouges ne se sont pas contentés de commettre de multiples meurtres de masse – près de deux millions de victimes –, ils ont mené, dès le 17 avril 1975, une politique générale de destruction visant à briser les individus et les familles, ainsi qu’à annihiler les coutumes et les croyances ancestrales.
Au-delà de l’extermination proprement dite, les Khmers rouges ont en effet mis en place une véritable machine à effacer la mémoire individuelle et collective. Ils ont ainsi détruit méthodiquement les racines de la culture cambodgienne en vidant les villes et les hôpitaux, en détruisant les pagodes et les écoles, en remplaçant le système d’enseignement par des séances d’endoctrinement.
Les Khmers rouges n’ont eu de cesse par ailleurs de vouloir briser la famille et le lien intergénérationnel en se substituant aux parents naturels, en transformant les enfants en chlop chargés d’espionner leurs proches ou de tuer les plus âgés, ou encore en organisant des mariages collectifs dont ils choisissaient les couples.
Ce qui frappe n’est donc pas seulement le nombre de victimes, mais cette volonté d’éradication humaine et culturelle. En témoigne le terme « kamtech », fréquent dans les registres de S21 – le centre d’extermination de Phnom Penh –, qui ne signifie pas tuer, mais détruire ou réduire en poussière, avec l’idée d’anéantir, dans la victime, ce qui fait son humanité. Une volonté d’éradication lisible dans des slogans comme : « quand on arrache les herbes, il faut en extirper toutes les racines ! ».
Ce processus d’effacement général a été mis en valeur par des artistes qui ont œuvré à la connaissance du génocide, bien avant les historiens ou les juges. Les peintures de Vann Nath et les films de Rithy Panh – dont S21, la machine de mort Khmère rouge ou L’Image manquante – permettent d’approcher précisément l’appareil de destruction humaine que fut, au-delà de S21 qui en est le symbole le plus connu, le régime des Khmers rouges.
On voit comment s’opposent ici deux définitions du génocide. Si l’on en reste à celle de l’ONU, qui implique « des actes commis avec l’intention de détruire, en totalité ou en partie, un groupe national, ethnique ou religieux » – définition à laquelle semble s’être rallié le tribunal de Phnom Penh –, le génocide ne concerne en effet que les Chams et les Vietnamiens. Si l’on privilégie au contraire l’idée d’éradication humaine et culturelle, c’est bien l’ensemble des victimes de la terreur khmère rouge qui se trouve concerné.
Après ce début de reconnaissance du génocide, la lutte contre le déni est d’autant plus nécessaire que le Cambodge connaît aujourd’hui de profonds bouleversements politiques (renforcement de la dictature) et socio-économiques (urbanisation massive, explosion des investissements chinois). Il faut souhaiter que le procès de Phnom Penh, en même temps que la fin de l’impunité, marque le début du travail de mémoire.
There Really was a Genocide in Cambodia
Guilty verdicts were pronounced in November 2018 in Phnom Penh in the trial of Nuan Chea, the ideologist of Democratic Kampuchea, and Khieu Samphan, the former leader of the regime. Together with the conviction of Douch in 2012, these guilty verdicts constitute a major event—reducing the impunity that the leading figures of the Khmer Rouge regime had received until now. This pronouncement was necessary for historical accuracy, but also to allow survivors and their descendants to pursue a process of mourning.
Although these verdicts must be welcomed, one can regret that they come after four decades of waiting and that the justice system has not gone further. Not only have leaders, with the exception of these three, never been tried, but former Khmer Rouge continue to occupy numerous government posts including at the highest levels; and seventy percent of Cambodians under age 30 do not even know there was a genocide.
One may also share the surprise expressed by the filmmaker Rithy Panh in an interview with Arnaud Vaulerin (Libération, January 4, 2019) that the term genocide has only been applied to the mass killing of Chams and Vietnamese: “And what of the others such as the Chinese-Khmers? I don’t understand that. It’s odd because the Chams consider themselves as Muslim Khmers. If they are concerned by the convictions, why not us? Did they suffer more than all other Cambodians?”
Rithy Panh is correct in asking that we think again about the notion of genocide. The Khmer Rouge did not simply commit multiple mass killings—the total estimate being roughly two million dead. Starting on April 17, 1975, they carried out a general policy of destruction whose goal was destroying individuals and families, as well as the annihilation of ancestral customs and beliefs.
Beyond the actual extermination, the Khmer Rouge put in place a veritable machine for the erasure of individual and collective memory. In so doing they methodically destroyed the roots of Cambodian culture by emptying cities and hospitals, destroying pagodas and schools, and replacing the education system with indoctrination sessions.
The Khmer Rouge constantly sought to break up the family and intergenerational ties by usurping the role of the biological parents, turning children into “chlops” who were instructed to spy on their close relations and kill the elderly, and by organizing collective marriage where they would choose the partners. What’s striking, therefore, is not only the number of victims, but this will toward human and cultural eradication. A symptom is the term “kamtech” that occurs frequently in the records of S21, the extermination center in Phnom Penh. It does not mean to kill, but rather to destroy or reduce to dust, with the idea of annihilating in the victim that which constitutes their humanity. This desire for eradication is readable in slogans such as “When one pulls up the weeds, one must get out all the roots!”
This process of a comprehensive erasure was underscored by artists who worked on the knowledge of the genocide long before historians and judges took it up. The paintings of Vann Nath and the films of Rithy Panh such as S21, The Khmer Rouge Killing Machine and The Missing Image, allow one to come into close contact with the apparatus for human destruction that the Khmer Rouge regime put in place beyond just S21, its most well-known symbol.
One can see here the tension between two definitions of genocide. If one sticks to the definition given by the United Nations that speaks of “acts committed with intent to destroy, in whole or in part, a national, ethnical, racial or religious group”—and this seems to the one used by the court in Phnom Penh—then genocide applies only to the Chams and Vietnamese. However, if one privileges the idea of human and cultural eradication, then the term would extend to all the victims of the Khmer Rouge reign of terror.
After this modest beginning of a recognition of genocide, the fight against denialism is all the more necessary since Cambodia today is experiencing deep political unrest, notably a growing dictatorship, and socio-economic troubles caused by massive urbanization and the explosion of Chinese investment. It’s to be hoped that the trial in Phnom Penh marks both the end of impunity and the beginning of the work of memory.