Entretien avec M. Shiga Kenji, directeur du Musée du Mémorial pour la Paix d’Hiroshima mené le 17 novembre 2017 au Mémorial de la Shoah (Paris) par Ken Daimaru, Annette Becker, Sophie Nagiscarde du Mémorial de la Shoah et Philippe Mesnard.
Nous remercions vivement Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah, Sophie Nagiscarde, ainsi que toute l’équipe du Mémorial.
M. Shiga est directeur du Musée du Mémorial pour la Paix d’Hiroshima consacré au bombardement atomique de la ville le 6 août 1945. D’une part, il faut préciser que ce musée est municipal et non national, ce qui est certainement un atout sur le plan de son autonomie vis-à-vis des politiques de l’État. D’autre part, il s’agit du premier directeur de « seconde génération » (hibaku nisei), pour reprendre littéralement la dénomination japonaise, poste auquel il a accédé après une carrière dans l’administration de la ville. Être directeur d’une institution hautement symbolique comme ce musée dépasse de loin la gestion de son site et lui demande d’assurer aussi bien une importante fonction sociale au niveau de la ville, qu’une présence internationale dans les réseaux muséographiques en particulier, et de mémoire en général. D’ailleurs, M. Shiga est très soucieux de renforcer la place que tient le musée sur la scène internationale.
Dans cette perspective, il a effectué l’an dernier plusieurs visites de sites mémoriels hors du Japon. En juillet 2017, il s’est rendu au Musée d’Auschwitz, puis en septembre 2017, à Los Alamos (petite ville américaine où avait été mené le programme de recherche conduisant à la bombe atomique). Lors d’une autre tournée, il est allé au Monténégro, à l’occasion d’une exposition à laquelle son musée était associé, ainsi qu’en République tchèque pour assister à une réunion de l’ICOM (Organisation internationale des musées). Finalement, il s’est rendu à Paris, notamment pour une visite du Mémorial de la Shoah (17, rue Geoff roy L’Asnier, IVe). C’est là qu’il a été possible de mener cet entretien, de visiter avec lui l’exposition permanente du Mémorial et de participer à une rencontre entre lui et plusieurs responsables du Mémorial. Cette rencontre a été encadrée et animée par M. Daimaru qui en a par ailleurs assuré la traduction simultanée en japonais, anglais et français, y a également participé Michael Lucken (professeur d’histoire à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales). La dernière question de cet entretien a été posée à M. Shiga lorsqu’il était revenu à Hiroshima.
M. Shiga, quelle vision avez-vous de l’exposition permanente du Mémorial de la Shoah ?
Shiga : Il est important de signaler, en préalable, que notre musée d’Hiroshima est en cours de rénovation et notamment sa muséographie. C’est pourquoi je suis allé chercher des éléments qui permettraient d’enrichir ce projet pour, entre autres, développer le mémorial en tant que musée d’histoire et de catastrophe. Un des aspects que je retiens particulièrement, souhaitant l’introduire à Hiroshima, est la réflexion sur la place des individus, aussi bien dans le musée en tant que tel que dans le mémorial des enfants. L’importance de l’explosion atomique a surtout été rendue à travers des données chiffrées, des statistiques et d’amples représentations de la destruction, beaucoup moins à travers des destins individuels – aspect, justement, sur lequel nous voulons insister, de même que sur la place des enfants. J’oserais même dire que trop de contextualisation et trop d’informations peuvent nuire à la perception de l’événement. Notre prochaine scénographie tiendra compte de ces questions. Le chiffre annuel de visiteurs est de 1 700 000 personnes dont les lycéens et les collégiens forment près d’un cinquième, raison pour laquelle nous devons être extrêmement attentifs non seulement au savoir, mais aussi à la façon de le transmettre. En ce sens, les visites que nous faisons lors de ce voyage, notamment au Mémorial, nous permettent d’approcher de l’extérieur ces aspects et d’y réfléchir plus précisément.
Il y a un équilibre, parfois précaire, entre la documentation d’un événement et l’émotion que celui-ci suscite, notamment avec les photographies des enfants ou des corps de victimes. Pouvez-vous nous donner des indications sur la nouvelle scénographie du musée et la fonction des différents bâtiments qui composent le musée ?
S. : La nouvelle muséographie de l’exposition permanente prévoit que le bâtiment central soit dédié à l’événement du 6 août et à ses conséquences immédiates. Placé à droite du bâtiment principal, l’espace est consacré aux questions pédagogiques exigeant notamment une contextualisation ; trois axes y sont donc développés : histoire, science nucléaire et relations internationales. Nous avons nettement séparé ce qui relève de l’information historique et scientifique de la sphère de l’expérience. Ce qui n’était pas le cas dans la précédente exposition. Ainsi, dans le bâtiment central, le point de vue des hibakusha, des victimes irradiées, est largement mis en avant. Auparavant, cet aspect était escamoté par les approches scientifiques et historiennes, alors que dans la nouvelle scénographie, on privilégie le point de vue des personnes qui ont survécu et, pour certaines, qui sont mortes durant les années qui ont suivi. Ainsi, le musée a une collection de 1 100 témoignages auxquels on peut accéder à partir des deux bâtiments centraux, tandis qu’à partir du mémorial, au nord, on peut rechercher et identifier les victimes par leur nom. Il faut ici préciser que le mémorial est national, il dépend donc de l’État, alors que le musée est municipal. Nous avons également une collection de 5 000 dessins réalisés par des survivants. Tout ce matériel sera rassemblé pour la nouvelle muséographie afin de véritablement confronter le visiteur aux traces et aux témoignages. De même, il y a une section dédiée aux objets des survivants décédés depuis.
Quelle place et quelle proportion les photographies occupent-elles dans l’ensemble des pièces qui sont exposées ?
S. : Les photographies représentent un tiers de l’ensemble des documents et objets matériels présenté dans la nouvelle scénographie de l’exposition permanente du musée. Dans le cas d’Hiroshima, peu de photographies rendent compte des conditions des horribles souffrances endurées par la population. C’est pourquoi les documents photographiques seront juxtaposés avec d’autres objets, ou dessins de Hiroshima, dans le but de stimuler l’imagination des visiteurs.
À ce titre, il faut souligner que les hibakusha ont durant de longues années été mis à l’écart de ce qui se faisait, aussi bien à l’échelle locale que nationale, pour commémorer la catastrophe. Ce retournement est porté par une profonde dimension éthique devenue centrale dans la nouvelle scénographie. Mais il serait important de savoir si l’axe proprement pédagogique, y compris avec les informations sur le nucléaire, n’aurait pas un peu dilué l’idée de guerre et de savoir quelle place occupe cette idée. Par exemple, l’industrie de l’armement sera-t-elle évoquée, notamment à travers la fabrication de gaz que l’on retrouve dans des usines des îles autour de la ville ?
S. : En effet, dans une perspective historique, il y avait deux éléments importants. Il faut savoir que le développement de la ville lui a permis, depuis le XIXe siècle, d’occuper des positions stratégiques et militaires prépondérantes. Toutefois, le rôle joué à Hiroshima pendant la guerre n’a pas été déterminant dans le choix de la ville comme cible du bombardement atomique. Il faut ainsi éviter d’établir une relation de cause à effet entre l’importance de la ville dans l’effort de guerre et l’événement. Dans ce bâtiment, édifié en 1994, qui sera occupé par l’axe pédagogique, seront développés des axes historiques comme l’histoire de l’armée japonaise, en particulier ses agressions contre la Chine ; la réforme de la scénographie prendra en compte de telles questions. Ainsi, la politique d’expansion de l’armée japonaise sera tout à fait présente. Cependant, la difficulté est que si l’on insiste trop sur ces aspects de l’agression, dans un espace évidemment restreint, cela peut laisser croire que cette politique expansionniste a été à l’origine du bombardement d’Hiroshima. Nous cherchons vraiment à éviter ce récit et les raccourcis qu’il fait emprunter. Une section de l’exposition permanente souligne l’importance industrielle et militaire de la ville d’Hiroshima en temps de guerre, mais nous n’avons pas mentionné ce qui concerne les sites en dehors de la ville (arsenal naval de Kure ou arsenal de gaz toxiques à Okunoshima). Sur ces points, j’ai beaucoup débattu avec les collègues allemands. Pour eux la question se pose de manière assez proche.
On peut facilement constater que l’emplacement du musée est au centre de la ville. Cela est-il purement symbolique ? On se demande par là si, avant le bombardement, le site avait une spécificité et, dans ce cas, s’il y a un rapport avec le point d’impact de la bombe. L’identité de la ville ne s’est-elle pas reconstruite autour de ce centre ? Cet aspect est-il présent dans la scénographie ?
S. : La réponse serait plutôt négative. L’histoire de ce lieu est très complexe. Le parc du Mémorial de la Paix de Hiroshima fut créé en 1954 dans le quartier de Nakajima, au centre-ville, près du lieu de l’explosion. Le projet remonte à 1949 où fut promulguée une loi sur la reconstruction de la ville, et les plans du Parc et du Centre ont été présentés pour faire de Hiroshima une ville afin de se souvenir de la paix. Après sa création, ce lieu a notamment accueilli le mouvement « Atoms for peace », promouvant le nucléaire pour des usages civils, et dans les années 1960, il est également devenu un bastion du mouvement anti-nucléaire. Si, dès le début, cela a été un lieu de mémoire et de commémoration, et il existait toujours des personnes qui l’ont considéré comme tel, il a aussi été éminemment investi d’un sens politique. Sa complexité vient de la convergence de ces différents éléments. Il s’est ainsi trouvé au cœur de ces tensions qui ont rendu difficile sa pleine reconnaissance en tant que musée, dégagé d’un sens politique militant.
Dans le musée, y aura-t-il une section réflexive sur la construction de cette mémoire, y compris muséographique, depuis 1945 et, surtout, depuis 1955, année de la création du musée ?
S. : Je ne pense pas dans la mesure où il y a une nette séparation entre les approches historiques et scientifiques, d’une part, et l’expérience, d’autre part. La place donnée à la construction de la mémoire, en ce sens, ne sera pas centrale. Il serait possible de retracer cette question de la mémoire à partir des témoignages dont j’ai précisé précédemment l’importance. Mais le processus culturel de la mémorialisation ne fait pas, en tant que tel, l’objet d’une section spécifique de la nouvelle muséographie. Le thème de la mémorialisation fera plutôt l’objet d’expositions temporaires ainsi que de publications du musée.
Comment le musée d’Hiroshima va-t-il accompagner la disparition des témoins à laquelle vous êtes aussi confrontés, de même que nous avec les rescapés de la Shoah ?
S. : Le musée de Hiroshima s’est engagé depuis une décennie à donner l’accès à l’information contenue dans les témoignages filmés des hibakusha, en procédant à leur transcription et à la traduction multilingue. Par ailleurs, la réalisation de nouvelles interviews nécessite une expertise au cas par cas ; nous portons actuellement notre attention aux détails de leurs propos, de leurs vécus. Le musée entreprend également une réflexion aussi bien sur la mise en place d’un plan de sauvegarde de ses collections que de la transmission à partir de son fonds d’objets, notamment en les recontextualisant.
Quelques mois après votre visite au Mémorial, que vous reste-t-il qui vous permette d’avancer dans votre quête muséographique à Hiroshima ? Qu’allez-vous retenir ? Qu’allez-vous mettre de côté ?
S. : Ce que j’ai retenu et apprécié, c’est que les programmes d’expositions du Mémorial de la Shoah sont basés sur une étroite collaboration avec les chercheurs, c’est un processus de longue haleine. Dans le cas de Hiroshima, les directeurs du Musée étaient tous des hibakusha ; je suis moi-même, né après 1945, le fils d’un hibakusha. Le musée de Hiroshima est encore très lié aux survivants de l’événement. De passage à Auschwitz-Birkenau, j’ai vu que la situation là-bas était similaire. Cependant, la dernière génération de hibakusha est en train de disparaître. Aujourd’hui, le musée de Hiroshima est entièrement géré par des personnes n’ayant pas vécu l’événement. Et le musée de demain sera donc un musée plus collaboratif et interactif avec les institutions de recherche et d’enseignement. J’ai pris conscience de l’importance de ce virage lors de ma visite au Mémorial de la Shoah. Vous jugeriez que nous aurions dû le reconnaître plus tôt, mais c’est seulement à présent que nous en avons pleinement pris conscience, par un chemin différent. Nous avons conclu un partenariat l’année dernière avec l’université de Hiroshima sur la conservation des collections et les méthodes pédagogiques. Nous développons un réseau international de professionnels des musées afin d’échanger les meilleures pratiques en la matière.
Quant à la muséographie, j’ai trouvé que l’exposition permanente du Mémorial de la Shoah contenait trop d’informations. Le musée de Hiroshima doit trouver un bon équilibre entre le contenu et la forme de la muséographie et éviter l’écueil de la saturation. Intégrer au maximum la connaissance historique à la scénographie est particulièrement difficile.