Dessin et dessaisissement. À l’occasion de la réouverture de la galerie principale du Mémorial pour la Paix de Hiroshima

In April 2019, the main building of Hiroshima Peace Museum has reopened to the public. The prominent place granted to survivors’ drawings counts among the main changes. This paper takes note of this new orientation in order to analyse and compare the meaning of photography and drawing within the realm of atomic bombings commemoration

Keywords : Peace Memorial, Hiroshima, Japan, Atomic Bombing, Survivors, Hibakusha, Drawing, Photography.

 

Pendant une vingtaine d’années, de 1994 à 2017, la première image qui accueillait les visiteurs de la galerie principale du Mémorial pour la Paix de Hiroshima était une vue aérienne du nuage atomique se déployant au-dessus de la ville. Suivaient un mur de briques et de grands panoramas de la cité en ruines menant à une salle où étaient exposés des objets cassés, fondus, irradiés. Mais quand, le 25 avril 2019, cet espace d’exposition a rouvert après deux années de travaux, les visiteurs ont trouvé une muséographie profondément renouvelée (Kingston). Désormais, les dessins des survivants, qui n’occupaient auparavant qu’une place marginale, sont présentés avec, et sur le même plan que les photographies. Certes, la première reproduction que rencontre le visiteur est toujours une photographie, mais la jeune fille blessée dont le portrait a été choisi met en relief le sort dramatique des victimes, et non l’ampleur colossale de l’explosion. De plus, ce portrait ne s’est pas imposé d’emblée aux responsables du site. Un an et demi avant la réouverture des salles, le directeur du mémorial, Shiga Kenji, envisageait encore d’installer à cet endroit l’agrandissement d’un dessin montrant des corps rougis et meurtris1. Cette évolution dans la muséographie du plus grand lieu de mémoire des bombardements atomiques invite à interroger la différence, mais aussi les liens, entre le dessin et la photographie.

Vue de la première salle de la galerie principale du Mémorial pour la Paix de Hiroshima, 2019. © Michael Lucken / Hiroshima Peace Memorial Museum

Sauf exception, le témoignage par le dessin n’a pas été spontané chez les hibakusha, les survivants des bombarde- ments atomiques. C’est suite à deux appels lancés par la NHK en 1974 puis en 2002 conjointement avec la ville de Hiroshima et le Chügoku shinbun, que des milliers d’œuvres ont été réalisées et collectées. L’ensemble, dont l’équivalent à Nagasaki se limite à quelques centaines de pièces, constitue un corpus passionnant pour réfléchir à la manière dont s’est constituée la mémoire de ces événements (Genbaku no e). Bien que moins connues que certaines des images mécaniques prises par les armées américaines et japonaises, plusieurs auteurs ont mis en avant leur importance. Le journaliste John Hersey, dont le reportage de 1946 sur Hiroshima a fait date, affirme même qu’elles « sont plus émouvantes que tout livre de photographies » (Hersey ; Dower, p. 4). À partir de ce postulat, on peut considérer que deux mémoires s’opposent. La première qui, contrairement à la perception courante, sera qualifiée ici de « mythique », a pour vecteur premier la photographie et le discours scientifique. Elle tend soit à précipiter le drame dans une instantanéité absolue, soit au contraire à l’étirer à l’infini. Elle correspond à la position d’auteurs comme Günther Anders qui, depuis les années 1950, ont contribué à mettre l’accent sur la puissance inouïe des armes nucléaires, sur la menace d’extinction que celles-ci font peser sur l’humanité, sur l’irruption d’un âge atomique (Anders, p. 308-328). La seconde, que j’appelle « historique », s’exprime particulièrement bien dans les dessins des survivants. Elle véhicule une vision moins absolue, moins abstraite, moins noir et blanc du drame. Colorée, charnelle et sanguinolente, elle considère avant tout l’intensité et la rémanence de la douleur des victimes.

 

LA NATURE MYTHIQUE DE LA MÉMOIRE PHOTOGRAPHIQUE

 

Bien que la pensée mythique soit souvent opposée à la pensée scientifique, il existe une grande continuité entre les deux. Ce qui paraît rationnel un jour finit souvent par être perçu comme relevant du mythe un peu plus tard. Il y a dans la pensée mythique quelque chose qui embrasse, voire réconcilie le rationnel et l’irrationnel. Les photographies prises à Hiroshima et Nagasaki en août 1945 incarnent cette tension. À première vue, elles sont avant tout le reflet d’une pensée technique. On sait par exemple que les bombardiers B29 qui ont largué les bombes atomiques étaient accompagnés de plusieurs avions équipés de caméras sophistiquées. Bien qu’en l’occurrence des problèmes de nature diverse aient considérablement limité le nombre de prises de vue, la captation d’images était considérée par les militaires américains comme une part importante de l’opération (Lefebvre, p. 27-37).

La photographie et son extension cinématographique sont par excellence les arts de l’âge nucléaire. Non seulement elles procèdent de la même pensée prométhéenne, technique et industrielle que les armes atomiques, mais elles en partagent certains effets. Alors que, dans le ciel, les opérateurs américains essayaient de filmer l’explosion, sur terre, plusieurs témoins rapportent que la déflagration leur donna l’impression d’un « flash photographique » (Hiroshima genbaku sensai shi, vol. 1, p. 181 & vol. 5, p. 155). Il existe des correspondances multiples entre explosion nucléaire et photographie, car l’une comme l’autre relèvent de la domestication de l’énergie et de la lumière. Cette parenté ontologique explique aussi pourquoi la photographie et le cinéma sont si souvent utilisés pour donner une dimension esthétique aux armes nucléaires, qu’il s’agisse des lanceurs d’engins (avions, sous-marins, etc.), des missiles ou encore des explosions, dont les images ont massivement circulé au cours de la Guerre froide.

Toutefois, ces correspondances, qui semblent relever, au niveau des principes, d’une logique scientifique, prennent une teinte différente lorsqu’on s’intéresse à la pratique. Bien que la photographie puisse donner l’impression d’enregistrer tous les dommages, à l’instar de la bombe qui semble avoir tout détruit, il est évident que des choix sont effectués à chaque étape de la production iconographique. Le fait que certains sujets aient été sciemment occultés le montre clairement. Bien que les deux explosions aient causé en quelques jours le décès d’environ 200 000 personnes, on ne recense qu’une cinquantaine de clichés où l’on distingue clairement des cadavres. Et non seulement ces images sont rares, en raison des mesures de censure prises par les autorités japonaises en 1945, puis par le Haut Commandement américain pendant l’occupation (1945-1952), mais elles sont peu mises en avant depuis dans les mémoriaux et les manuels scolaires. Il y a là une différence nette avec le cas de la Shoah ou même avec celui des bombardements de Tokyo.

À l’inverse, il existe des sujets surreprésentés au regard de ce qu’ont vécu les populations, en particulier les panaches de fumées, les montres arrêtées, les ombres portées et les panoramas de ruines. Ces images, qui sont à la fois très nombreuses et souvent reproduites, ont en commun de relever d’une sémiologie de l’inouï et du saisissement. La montre figée sur 8h15 qui, depuis plus de vingt ans, orne la couverture du principal catalogue grand public du Mémorial pour la Paix de Hiroshima, est caractéristique à cet égard (Hiroshima wo sekai ni). Cristallisant l’événement sous des coordonnées « objectives », elle induit l’impression d’une immédiateté et d’une fatalité du drame, évacuant du même coup toute une série de questions sujettes à débat, à commencer par le fait que la Défense japonaise ne faisait que peu de cas des individus ; que la première réaction des autorités locales a été d’encourager la population à poursuivre le combat ; que les bombardements atomiques sont la conséquence indirecte de la terrible violence des armées impériales en Chine et ailleurs, etc. La mise en scène de l’instantanéité infra-sensorielle de la technologie permet d’éluder la complexité historique et de prévenir le sentiment d’écœurement.

Ces photographies sont par ailleurs à mettre en relation avec les nombreux textes insistant sur des données chiffrées : l’heure exacte, le lieu et l’altitude des explosions, le poids des bombes, le nombre des victimes, la superficie des zones détruites… Elles sont souvent accompagnées de légendes de ce type. Toutefois, ce caractère scientifique et sec est précisément ce qui confère aux informations qu’elles véhiculent quelque chose d’irrationnel, obérant leur capacité à transmettre l’histoire de manière satisfaisante. En précipitant le drame à outrance, par la technique et par le sujet, en s’affirmant comme la représentation au carré de la catastrophe, la photographie fait vaciller le sens commun et alimente un imaginaire apocalyptique que nourrissent aussi par des moyens différents la littérature, l’urbanisme et l’orchestration sonore. Qui n’a pas ressenti un sentiment d’effroi et d’interdiction face à cette image prise à Hiroshima où l’ombre d’un soldat saisie par le flash atomique se dessine sur un mur? C’est en ce sens qu’on peut dire que la photographie concourt à produire une mémoire mythique, radicalement rationnelle et radicalement irrationnelle, qui conçoit le monde avec précision et méthode, mais dans une perspective qui tend vers l’infini.

Anonyme (US Army), sans titre, 1945, photographie noir et blanc. © DR

 

LE DESSIN AMATEUR ET LA DOULEUR DE L’HISTOIRE

Être historique est entendu ici avec Max Horkheimer comme ce qui résiste à l’opposition artificielle entre le rationnel et l’irrationnel en faisant de l’amélioration concrète des conditions de vie de tous ceux qui souffrent le critère principal du jugement (Horkheimer, p. 148). Seule attitude susceptible aux yeux du philosophe allemand de fournir une orientation stable et cohérente à la pensée contemporaine, elle s’incarne remarquablement bien dans les dessins collectés à Hiroshima depuis les années 1970.

Les appels à témoigner sous forme graphique lancés en 1974 et 2002 furent de grands succès. Plus de 4200 œuvres sont aujourd’hui conservées au Mémorial pour la Paix de Hiroshima2. L’immense majorité est signée, seules quelques-unes (env. 1%) ont été transmises de manière anonyme. Dans les années 1970, les auteurs des dessins avaient un âge moyen d’environ 60 ans. Celui-ci était évidemment bien plus élevé dans les années 2000. Ce sont donc non seulement des œuvres mémorielles, mais aussi des œuvres de vieillesse, voire de fin de vie. Notons enfin que près de 40 % ont été conçues par des femmes, alors que toutes les photographies prises à Hiroshima et Nagasaki en 1945 l’ont été par des hommes (Esmein & Piniès).

Sur le plan formel, ces dessins ont été réalisés sur papier libre par des personnes qui, pour l’immense majorité, n’avaient aucune qualification artistique. La plupart comprennent des annotations ou du texte, généralement sur le même plan que le dessin, parfois aussi au dos de la feuille. Au niveau des couleurs, dominent le noir et les couleurs primaires, le rouge et le bleu principalement. Leur principale caractéristique est de représenter, à près de 90 %, des figures humaines (morts, blessés, rescapés). Les 10 % restant montrent des animaux, le panache de fumée et le bombardier dans le ciel. Il n’existe qu’un nombre infime de ruines sans figure humaine, ce qui contraste fortement avec la photographie.

Taguchi Mitsuko, sans titre, s.d., dessin en couleurs 30 x 38 cm, Mémorial pour la Paix de Hiroshima. © Taguchi Mitsuko / Hiroshima Peace Memorial Museum
Ogawa Sagami, sans titre, c. 1974, dessin en couleurs, 38,5 x 54 cm, Mémorial pour la Paix de Hiroshima. © Ogawa Sagami / Hiroshima Peace Memorial Museum

Ces dessins ne sont pas les premiers à avoir été réalisés sur le thème de la bombe atomique. Déjà en août 1945 des croquis colorés avaient été ramenés de Nagasaki par un peintre aux armées, Yamada Eiji (1912-1985), envoyé sur place au lendemain de l’explosion. L’écart avec les photographies prises le même jour est saisissant (Lucken, 2006). La couleur, bien sûr, mais aussi la focalisation sur les victimes et l’ajout de mentions manuscrites confèrent à ces œuvres une sensibilité, une dimension charnelle qui, dans l’ensemble, sont absentes des images mécaniques. Ces qualités se retrouvent dans les dessins réalisés par les hibakusha après 1970. Empreints du souvenir douloureux d’une survivance indue quand d’autres agonisaient et demandaient de l’aide, ils sont l’expression de traumatismes personnels, ce qui est évident dans l’importance accordée à la souffrance.

Yamaha Yosuke, Nagasaki, 10 août 1945, photographie noir et blanc, reproduction avec l’aimable autorisation de Shogo Yamahata (©)

Non seulement les « images de la bombe atomique » (genbaku no e), comme on les appelle en japonais, regardent la mort en face, mais elles la documentent comme un processus. On y voit des gens qui meurent, alors que dans les rares photographies où l’on aperçoit des cadavres, ceux-ci sont immobiles et figés : ce sont déjà des choses. Dans les photographies, la mort est un état ; dans les dessins, c’est encore l’action d’un sujet. Grâce à ces témoignages, on prend donc conscience que les victimes ont succombé beaucoup moins vite que ne le suggère la mémoire mythique de la photographie ; que l’exposition au rayonnement et au souffle provoqua des douleurs atroces ; que les causes finales des décès furent en fait assez variées, depuis la brûlure jusqu’à l’hémorragie, en passant par la suffocation (noyade, ensevelissement, inhalation de fumées), sans parler des pathologies liées aux radiations.

Les photographies ont tendance à précipiter la catastrophe. Appelant des chiffres bruts et des dates à la minute près, elles provoquent une forme de stupéfaction qui bloque tant l’intellection que l’épanchement des sentiments. Les dessins, eux, étirent le temps du drame. Ouvrant la porte à la parole, ils suscitent l’échange, permettent une forme de catharsis, soulagent un sentiment tenace d’injustice, voire de culpabilité. Ils relèvent donc d’une mémoire historique au sens où ce qu’ils documentent sont avant tout des rapports humains, des liens impossibles à effacer entre des victimes et leurs témoins. Ne donnant quasiment aucune prise à la fascination apocalyptique que suscite la photographie, ils ouvrent la porte au dialogue sans jamais perdre de vue la réalité des douleurs éprouvées et son corollaire, à savoir le désir ardent que de telles souffrances ne reviennent jamais.

L’ÉCHO D’UNE ÉPOQUE

Pour expliquer l’engouement suscité par le premier appel de la NHK en 1974, Kozawa Setsuko met en avant le rôle du peintre Shikoku Gorö (1924-2014). Dès les années 1950, cet artiste s’est fait connaître à Hiroshima pour ses illustra- tions de la catastrophe. Mais n’ayant pas été touché par la bombe en 1945, n’ayant pas connu directement le drame, il a toujours ressenti une forme d’illégitimité. Cette méfiance vis-à-vis de son propre travail l’a conduit à encourager les survivants à représenter leurs souvenirs sans se soucier de leurs lacunes techniques ou de leur manque de connais- sances artistiques. Intervenant en sa qualité de peintre dans les médias et les associations culturelles locales, il a contribué à décomplexer les survivants et à susciter en eux le désir d’un nouveau mode d’expression (Kozawa, 2017, p. 112).

Mais le phénomène doit aussi être considéré dans une perspective plus large. Un dessin a beau sortir de la main d’un amateur, n’être qu’une composition sans prétention artistique, il s’inscrit dans une histoire et ne se présente pas de la même façon au Japon ou en France, au XIXe siècle ou au début du XXIe. On remarque ainsi que la première collecte de dessins à Hiroshima suit de peu l’affirmation nouvelle au Japon du concept d’« art brut », ainsi que de son équivalent anglais « outsider art ». Mais l’on peut men- tionner aussi le succès considérable rencontré dans les années 1950-1960 par Yamashita Kiyoshi (1922-1971), peintre révélé dans le cadre d’expositions de jeunes artistes présentant des troubles psychologiques et des déficiences intellectuelles. De même, l’après-guerre est marqué par tout un mouvement valorisant la spontanéité de l’expres- sion enfantine, comme le montre par exemple la revue Kirin [La girafe] publiée entre 1948 et 1971. Les dessins réalisés à Hiroshima entre 1974 et les années 2000 s’ins- crivent dans le prolongement d’évolutions qui sont à la fois d’ordre esthétique, éthique et pédagogique. Ils ne sont pas l’expression irréfragable d’un traumatisme refoulé, la trace d’une infection de l’âme qui se serait enfin épanchée, mais s’inscrivent au contraire dans un moment précis de l’histoire où il est devenu possible d’ouvrir l’art à toutes les victimes des guerres et des catastrophes.

Bien qu’il soit important de réévaluer la place du dessin par rapport à la photographie dans le cadre mémoriel, les deux médiums sont moins opposés qu’on pourrait le penser : ils sont même puissamment interconnectés. Prenons par exemple la série de photographies prise par Yamahata Yösuke (1917-1966) le 10 août 1945 à Nagasaki, qui constitue l’un des témoignages visuels les plus importants sur les bombardements atomiques. Quand on l’observe en détail, on s’aperçoit que plusieurs clichés reproduisent la figure du peintre Yamada Eiji qui l’accompagnait. Ce qui apparaissait de prime abord comme des scènes de désolation brutes se révèle donc des « paysages au peintre » savamment composés. À l’inverse, plusieurs des paravents de la série Scènes de la bombe atomique (Genbaku no zu, 1950-1982), peints par Maruki Toshiko (1912-2000) et son époux Iri (1901-1995), reprennent ouvertement certains détails des photographies de Yamahata (Kozawa, 2006, p. 104-105). Le phénomène s’observe jusque dans les années 1990 chez les artistes amateurs. Tsukiji Shigenobu, qui avait dix ans au moment du drame, raconte ainsi que son envie de dessiner a été déclenchée par la vue d’une photographie datant de l’immédiat après-guerre dans laquelle il a retrouvé un souvenir d’enfance (Gengaku no e, p. 101). Ne serait-ce que parce que pendant des décennies les photographies furent les principales images disponibles, les survivants s’y sont très souvent référés, que ce soit consciemment ou inconsciemment.

Maruki Iri & Toshi, Feu. Scènes de la bombe atomique [Hi. Gembaku no zu], panneaux d’Hiroshima (ii), 1950, encre, aquarelle et craie sur papier, 180 x 720 cm (détail), Tokyo, Maruki Gallery (for the Hiroshima Panels ©)
Contrairement à l’impression première, les dessins de la bombe atomique ne sont pas dissociables du monde de la machine. Ils n’existent que dans un rapport de tension avec les images photomécaniques. Leur spontanéité n’est pas « naturelle », elle est le reflet d’un régime de représentation où le réalisme n’est plus l’apanage du dessinateur, mais celui des caméras et des appareils photos. Alors que les soldats de la guerre de 1914-1918, par exemple, étaient encore fortement conditionnés par l’impératif de ressemblance, les hibakusha des années 1970 n’ont pas connu cette contrainte. C’est la raison pour laquelle ils ont été perméables à des courants comme ceux de l’art brut ou de l’art naïf dont Iwasaki Chihiro (1918-1974) était alors au Japon la principale représentante. Entre les deux médiums, existent donc des rapports complexes faits de fascination et d’échanges, mais aussi de réaction et de rejet. Le choix du Mémorial pour la Paix de Hiroshima de ne pas les présenter dans des espaces distincts, mais au contraire de les combiner et d’instaurer, sur une base analogique, une forme de dialogue est, de ce point de vue, tout à fait pertinent. En revanche, la décision de ne présenter aucun dessin original, mais uniquement des reproductions, autrement dit des tirages photographiques qui standardisent les formats, unifient les couleurs et nivellent les textures, montre que la critique de la technologie dont ces œuvres sont intrinsèquement porteuses n’a pas été perçue ou n’a pas été prise en compte.

L’une des principales métaphores associées à la dissuasion nucléaire depuis les débuts de la Guerre froide est celle de l’« homme au bord du gouffre » (brikmanship). La rationalité impose en effet la possession de l’arsenal le plus important et le plus efficace possible afin de pouvoir détruire totalement l’adversaire, mais elle exige aussi que celui-ci ne soit jamais employé sauf à être à son tour annihilé. Il s’agit d’une théorie profondément logique, à laquelle ont réfléchi certains des plus grands savants du XXe siècle, mais son centre focal, qui suppose l’existence du néant dans les affaires mondaines, possède une dimension apocalyptique et tend vers l’irrationalité.

La photographie possède une structure interne qui n’est pas sans lien avec la dissuasion nucléaire : bien que de nature scientifique, elle est fondée sur une forme de rêve irrationnel. Elle permet de reproduire le monde avec une homogénéité et une qualité d’indexation extraordinaire, mais elle est aussi le fruit d’une pensée qui, depuis la Renaissance, envisage la possibilité pour l’homme d’un savoir total. C’est parce que travaille en l’homme l’espoir d’une connaissance absolue que l’optique moderne s’est développée sous les formes qu’on lui connaît. Or, comme le souligne le critique et historien de la photographie japonais Taki Köji (1928-2011), ce programme est vain et aucun appareil ne sera jamais en mesure de le remplir. La photographie, ajoute Taki, est donc une forme d’excreta, l’excrétion d’une pensée tournée vers un « impossible au-delà », et qui ne possède donc aucune chance d’y parvenir (Taki, p. 25 & 41).

Là où l’arme nucléaire promet de tout détruire et de ramener l’humanité au néant, la photographie rêve de tout saisir et de tout exposer au regard. Mais, dans les faits, l’une ne détruit que des endroits particuliers et l’autre ne donne à voir que des fragments. Il existe entre les deux techniques une parenté structurelle qui explique pourquoi l’une a été le principal médium de l’autre : en amont des opérations pour repérer les cibles ; au moment même pour enregistrer les explosions ; en aval pour évaluer les dégâts. L’effet de saisissement que transmettent les images mécaniques (produites pour l’essentiel par des militaires) procède du même fonds mythologique que la perspective d’une destruction totale du monde. Dans les deux cas, se produit quelque chose de l’ordre d’une sidération de la pensée. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les responsables du Pentagone aux États-Unis ou du ministère de la Défense en France s’accommodent si bien de l’univers post-apocalyptique des jeux vidéo ou du cinéma fantastique hollywoodien3.

Bien que les dessins des survivants n’appartiennent pas à un autre monde que celui de la photographie, ils relèvent d’une autre approche de la réalité, à savoir le ressenti d’individus meurtris. Il y a dans leur maladresse et leur diversité technique l’expression d’une pensée matérialiste et essentiellement humaine. Ces œuvres sont l’expression d’une « mémoire historique », elles n’ouvrent pas sur un absolu, elles ne sont pas le reflet d’une quête métaphysique. Elles témoignent de souffrances concrètes, locales, référencées. Elles permettent une forme de catharsis, sans fioriture, bricolée avec les moyens du bord. Elles parlent de la mort, mais elles sont pleines de vie. Elles n’ont rien à voir avec la position de l’homme au bord du gouffre. Alors que la photographie est traversée par une double logique de préhension et de saisissement qui s’accorde sur le fond avec la pensée démiurgique de la physique nucléaire, les dessins relèvent du dessaisissement, de l’épanchement, du lâcher-prise, autant de pratiques qui entrent en résonance avec l’idée du désarmement et de la démilitarisation.

D’un côté, des armes nucléaires, qui sont le fruit de la spécialisation du travail, de la planification des tâches et de la recherche de l’utilité immédiate. De l’autre, des œuvres qui ont mis des dizaines d’années à sortir de mains sans qualification artistique particulière. Dans leur nature et leurs formes, comme dans leur temporalité et leur desti- nation, les « images de la bombe atomique » s’opposent frontalement au monde nucléarisé. Elles s’opposent aussi au cinéma et à la photographie qui sont par excellence les arts de l’âge atomique. Elles possèdent une importance fondamentale, car elles signalent l’existence en l’homme d’une sensibilité qui n’est pas totalement submergée par le rêve de la puissance technique, qui sait encore regarder les choses sans les ordonner, sans les classer, dans l’évidence immédiate de leur fragilité. ❚

1 D’après la présentation faite par Shiga Kenji au Mémorial de la Shoah, à Paris, le 17 novembre 2017, en présence, entre autres, d’Annette Becker, Daimaru Ken, Michael Lucken, Philippe Mesnard et Sophie Nagiscarde.

2 L’ensemble des dessins collectés en 1974 et 2002 à Hiroshima est consultable en ligne sur le site du Mémorial pour la Paix de Hiroshima : http://a-bombdb.pcf.city.hiroshima.jp/pdbe/search/col_pict (06/02/2020).

3 Voir le colloque organisé par l’IRSEM : « Imaginaires nucléaires », Bibliothèque nationale de France, 11 décembre 2019.

 

ŒUVRES CITÉES

Hiroshima genbaku sensai shi [Chronique des dommages de la bombe atomique de Hiroshima], 1971, Hiroshima, Hiroshima heiwa kinen shiryōkan.

Hiroshima wo sekai ni [De Hiroshima au monde], 1999, Hiroshima, Hiroshima heiwa kinen shiryökan.

Genbaku no e : Nagasaki no inori [Les dessins de la bombe atomique : la prière de Nagasaki], 2003, Tokyo, Nihon hōsō kyōkai shuppan.

Anders, Günther, 2002, L’Obsolescence de l’homme, Paris, Ivrea.

Dower, John, 2005, « Ground Zero 1945: Pictures by Atomic Bomb Survivors », The Asia-Pacific Journal, vol. 3-4, avril.

Esmein, Bernard & Piniès, René (dir.), 2017, Hibakusha. Dessins des survivants de Hiroshima et Nagasaki, Carcassonne, Centre Joë Bousquet, Archives nationales.

Hersey, John, 1977, Unforgettable Fire. Pictures Drawn by Atomic Bomb Survivor, New York, Pantheon books.

Horkheimer, Max, 2009, « À propos de la querelle du rationalisme dans la philosophie contemporaine », in idem, Théorie critique [1968], traduit de l’allemand par le Groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot.

Kingston, Jeff, 2019, « Renewing and Reframing Hiroshima », The Asia-Pacific Journal. Japan Focus, vol. 17-15, n° 6, 1er août. Cf. https://apjjf. org/-Jeff-Kingston/5300/article.pdf (25/01/2020).

Kozawa, Setsuko, 2006, Genbaku no zu : egakareta kioku, katarareta kaiga [Scènes de la bombe atomique : mémoire peinte, peintures racontées], Tokyo, Iwanami shoten.

Kozawa, Setsuko, 2017, « Shikoku Gorō to shimin ga egaita genbaku no e » [Shikoku Gorō et les dessins de la bombe atomique peints par les habitants de la ville], Genbaku bungaku kenkyū, n° 16.

Lefebvre, Thierry, 2003, « Filmer la bombe A. Premières images, premiers usages », 1895, n° 39, février, p. 78-82.

Lucken, Michael, 2006, « Hiroshima-Nagasaki : des photographies pour abscisse et ordonnée », Études photographiques, n° 18, p. 15-20.

Lucken, Michael, 2007, 1945-Hiroshima : les images-sources, Paris, Hermann.

Taki, Kōji, 1972, « Me to me narazaru mono » [Le regard et ce qui ne fait pas regard] [1970], in idem, Kotoba no nai shikō [Considérations sans paroles], Tokyo, Tabata shoten.