Désinvolture mémorielle : vestiges du fascisme à Rome

Luc RassonUniversité d'Anvers
Paru le : 28.10.2019
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Rome is the city of excessive memory. Places linked with antiquity, art history or the Church obviously attract most of the tourists. However, when I visit the eternal city in May 2018, I am intent on finding remains of the Ventennio, the 22 years of the fascist regime. Unlike Germany, where all public symbols of the nazi period have since long been removed, Italy still seems to cherish many of the icons of fascism. In the capital it is possible, for instance, to visit Mussolini’s office or the restored neo-classical villa where he used to live with his family. Moreover, in the sporting complex of the Foro Italico – formerly Foro Mussolini – the dark tourist can admire the blatantly fascist sculptures of the Stadio dei marmi or read political slogans that have never been erased. Obviously, Italy has a relaxed relationship to its fascist past – a case of “indulgent memory”? However, one spark is enough to ignite a memorial skirmish, as a recent media controversy about the Duce’s mistress Claretta Pettaci showed.

Keywords : Rome, fascism, Mussolini, Ventennio

Rome est la ville de l’excès de mémoire. À chaque coin de rue le visiteur est écrasé par le poids de l’Histoire. Une ruine de l’Antiquité, un vestige du Moyen Âge, une église baroque, un palazzo du XVIIIe siècle, un bâtiment fasciste : flâner dans la ville éternelle, c’est voyager dans le temps. Cela dit, c’est surtout la Rome de l’Antiquité et de l’Église qui remporte les suffrages des touristes. Lorsque, fin mai 2018, je visite des lieux de mémoire liés à l’histoire de la ville dans l’entre-deux-guerres, je me retrouve soudain seul, ou presque. Je souhaite voir dans quelle mesure cette ville qui porte déjà une histoire ancienne de plus de 2500 ans conserve encore les marques des deux décennies du fascisme. Certes, je n’arrive pas sans idées préconçues. Je sais que l’Italie a un autre rapport à ce passé que l’Allemagne face à la mémoire du nazisme. Il n’empêche que mes promenades dans Rome me réservent quelques surprises.

Un communiste au palazzo Venezia

Me voici au cœur de la ville, piazza Venezia, là où se dresse le palais où Mussolini avait installé son bureau en 1929. Il y a foule. Mais les touristes ne s’intéressent pas à l’édifice qui abrite aujourd’hui un musée d’art. Ils se dirigent en masse vers l’Autel de la patrie ou le Vittoriano, monument pompeux à la gloire du roi de l’unification. Le musée est désert. Je traverse quelques salles vides avant d’arriver à la sala del Mappamondo, objectif de ma visite. Voici la chambre de travail du Duce. Un panneau explicatif n’occulte pas le rôle que la pièce a joué sous le fascisme. La salle est immense, à plafond très haut, telle que l’ont décrite les témoins : il fallait que le visiteur soit intimidé par la grandeur du décor. Le balcon m’intéresse ; c’est de là que Mussolini haranguait la foule, c’est de là qu’il proclama l’empire, après la conquête de l’Abyssinie, c’est de là qu’il déclara la guerre à la France et à la Grande-Bretagne. Je suis surpris par sa taille réduite : deux personnes y tiennent à peine. Sur les murs et sur le sol je vois de superbes mosaïques, dont une qui ne manque pas de surprendre : un énorme faisceau flanqué par l’inscription « Anno V° » – cinquième année selon le calendrier fasciste, c’est-à-dire 1927. L’élimination de ce symbole fasciste n’est manifestement pas une priorité. Les panneaux ne signalent pas dans quelle pièce eut lieu la réunion du Grand Conseil fasciste qui vota la destitution de Mussolini, le 25 juillet 1943, mais l’employé de la billetterie est très serviable. Il m’invite à passer par une porte dérobée vers une pièce vide où je reconnais les deux portes que l’on voit sur une photographie historique de l’événement. Il ne sait pas exactement, en revanche, où se trouve le salottino degli amori, la pièce où le Duce recevait ses admiratrices. Je demande à l’employé ce qu’il pense de l’énorme faisceau que l’on voit sur le sol de la sala del Mappamondo (fig. 1). « C’est de l’histoire », me répond-il, « on ne peut pas l’effacer. Et c’est en tant que communiste d’origine juive que je le dis ». Un communiste faisant les honneurs de l’ancien bureau du Duce : j’apprécie le clin d’œil de l’histoire

Dalle de marbre de l’ancien bureau de Mussolini, palazzo Venezia, Rome. © Luc Rasson

Qui s’intéresse à la vie romaine de Mussolini pourra visiter aussi la villa Torlonia, sur la via Nomentana, où il résida avec sa famille. Au début des années 1920, le propriétaire Giovanni Torlonia mit à disposition du jeune dictateur l’édifice principal du parc pour le loyer symbolique d’une lire par an. Le Casino Nobile est un bâtiment néoclassique imposant transformé en musée. Comme au palazzo Venezia, le lien avec Mussolini et le fascisme n’est pas passé sous silence. Au rez-de-chaussée, des panneaux explicatifs détaillés esquissent le contexte historique et familial. J’apprends dans quelle pièce dînaient les Mussolini, où ils regardaient des films, où dormaient les enfants. À l’étage, je vois la chambre à coucher du dictateur, maintenue dans son état originel. Celle de sa femme, Rachele, se situe à l’autre bout du bâtiment mais les deux chambres sont reliées par une terrasse. Selon les témoins, la villa Torlonia n’avait pas l’heur de plaire à l’épouse : « J’ai l’impression de vivre dans un musée », aurait-elle déclaré à l’occasion. Avant de sortir, je feuillette les livres en vente à côté de la billetterie, dont un grand nombre porte sur Mussolini et le fascisme. Il est clair que la mémorialisation du fascisme ne fait pas l’objet d’une gêne – ni au palazzo Venezia, ni à la villa Torlonia. Les années du régime sont traitées comme n’importe quelle autre période historique – est-ce là le symptôme d’un rapport désormais apaisé avec ce passé

Le fascisme au stade

Le dark tourist en quête de vestiges du Ventennio – les vingt-deux ans du régime fasciste – pourra diriger ses pas vers deux quartiers construits à l’époque : l’EUR, conçu en vue de l’exposition universelle qui aurait dû se tenir à Rome en 1942, si la guerre ne l’avait empêché, et le Foro Italico, anciennement Foro Mussolini, complexe sportif construit dans le courant des années 1930 et qui est toujours en usage. Les jeux olympiques de 1960 y furent organisés. Voici les endroits où le « fascisme de pierre » (Gentile) réussit à exprimer architecturalement les mythes et les valeurs du régime. Le taxi me dépose à une entrée latérale du Foro Italico. Des gardes me font subir un contrôle – superficiel à vrai dire –, car il se tient un championnat international de taekwondo. Je me dirige vers la place centrale. Je vois, au sol, des mosaïques illustrant des thèmes sportifs mais pas seulement : mes yeux tombent sur les mots répétés plusieurs fois « DUCE A NOI », en caractères immenses. J’aperçois, adossée à la façade d’un bâtiment en brique rouge, la statue d’une figure athlétique qui brandit un drapeau dans sa main gauche. En m’approchant, je lis : « W IL DUCE GIL ». Le W veut dire Evviva. GIL est l’acronyme de Gioventù Italiana del Littorio, l’organisation de jeunesse qui était censée préparer physiquement et spirituellement la jeunesse italienne. Je continue ma promenade, en direction du stadio dei Marmi, un stade entouré de soixante statues de figures athlétiques de quatre mètres de haut en marbre de Carrare qui représentent des disciplines sportives (fig. 2).

Fig. 2. Statues en marbre, stadio dei Marmi, Rome. © Luc Rasson

La musculature des nus masculins est très soulignée – Arno Breker, le sculpteur favori de Hitler, ne les aurait pas désavoués – et ils assument chacun une pose différente : l’ensemble donne une impression dynamique. Ici aussi le fascisme s’invite : une statue fait le salut romain, une autre porte un faisceau. Les physionomies expriment la ténacité. Sur le socle je lis des noms de villes italiennes – il s’agit de dons faits par les villes en question. Je remarque une seule fois le nom « C DEVEROLI », signature du sculpteur Carlo De Veroli. Aucune trace de vandalisme, sauf dans un seul cas : « Bello stronzo ». Doit-on lire ce commentaire laconique comme une critique du fascisme ? Pendant que je parcours la rangée des athlètes, un homme en tenue sportive m’interpelle depuis le stade : « Parla italiano ? ». Il me demande de le filmer pendant qu’il saute à la corde. Je lui demande ce qu’il pense du décor fasciste dans lequel il vient s’entraîner quotidiennement. Il donne la même réponse que le communiste du palazzo Venezia : « C’est notre histoire, à quoi bon l’effacer ? » Mais le présent l’intéresse plus que le passé : il aborde le thème des étrangers dans les pays européens et prétend qu’en France et en Belgique – il a dû capter mon accent à couper au couteau – il y a désormais une majorité de musulmans. Je le contredis mais il ne m’entend pas. Je me dis qu’il ne détonne pas dans ce décor.

Il paraît que Rome est la ville qui compte le plus d’obélisques au monde. On connaît ceux qui ornent la piazza Navona, le Pincio, la place Saint-Pierre, la place de Moncitorio, etc. J’en avais remarqué un également dans le parc de la villa Torlonia. Dans la mythologie égyptienne, l’obélisque a une signification cosmologique. Il pointe vers le soleil, vers l’idéal. Il a partie liée avec le pouvoir. Je ne m’étonne donc pas que Mussolini ait voulu en implanter un à l’entrée principale de cet « espace-clé du fascisme » (Pooley, p. 219) qu’est le Foro. Je le vois surgir depuis le stade des Marbres, un obélisque moderniste aux formes carrées. Je m’approche, et du côté de l’avenue, où passe indifférent le flot des voitures, je lis, de haut en bas : « MUSSOLINI DUX ». Juste à côté, j’aperçois un bâtiment du campus de l’université de Rome. Comme quoi, en cette deuxième décennie du XXIe siècle, les étudiants continuent à se rendre à leurs cours en passant devant un monument qui rend hommage au dirigeant fasciste.

Comment comprendre cette désinvolture à l’égard du passé fasciste ? Inutile de souligner le contraste avec l’Allemagne où l’espace public est purgé de tout symbole nazi et où le paragraphe 86a du code pénal interdit toute représentation de la croix gammée. La spécificité italienne est probablement liée à l’existence de ce qu’on a pu appeler « la mémoire indulgente » (Baldassini). Entre la nostalgie néofasciste qui a trouvé dès l’immédiat après-guerre une expression politique et la mémoire du combat antifasciste qui a servi de mythe fondateur à la république, il y a eu de la place pour une mémoire modérée qui ne refusait pas de souligner les aspects « positifs » du régime. Selon cette mémoire qui se voulait apolitique et qui était souvent liée à l’histoire personnelle, l’Italie occupait une place à part dans les totalitarismes du XXe siècle, étant donné que le régime pouvait compter sur un certain consensus et n’était pas, ou moins, basé sur la terreur. Cette « mémoire faible » s’exprimait dans une certaine presse populaire – dans des hebdomadaires comme Gente et Oggi – mais aussi dans les écrits de certains intellectuels, dont le plus connu est sans doute le journaliste Indro Montanelli. Dès 1945, celui-ci publia un roman autobiographique Qui non riposano dans lequel il prenait la défense de sa génération – celle qui accéda à l’âge adulte sous le régime – et revendiquait le droit de ne pas avoir honte et de ne pas devoir s’excuser – sans pour autant justifier idéologiquement le fascisme.

Lutte mémorielle au cimetière

Cela dit, la désinvolture constatée n’empêche pas la recrudescence occasionnelle d’escarmouches mémorielles. Même les cimetières n’y échappent pas. Le cimetière communal monumental de Campo Verano se situe dans le quartier populaire de San Lorenzo. Quelques personnalités importantes du monde culturel italien y reposent, parmi lesquelles le romancier Alberto Moravia. Mais on y trouve aussi la sépulture de Claretta Petacci, la maîtresse de Mussolini qui fut exécutée avec lui sur les rives du lac de Côme. L’ironie posthume veut que, à quelques centaines de mètres, repose l’auteur probable de l’exécution, le communiste Walter Audisio. D’après mes informations le monument des Petacci vient d’être restauré après que la ville avait menacé de mettre fin à la concession, pour cause de délabrement. Le neveu de la maîtresse du Duce, Ferdinando Petacci, qui vit aux États-Unis, ne disposant pas de fonds confia la restauration à Campo della memoria, une association d’anciens de la République sociale italienne[1]. Lorsque je me trouve devant le monument funéraire, je constate qu’il est en effet en excellent état (fig. 3). Un petit édifice avec de larges espaces vitrés. On y accède par un escalier composé de huit marches. Famiglia Petacci. En hauteur, devant moi, un sarcophage portant l’inscription : « CLARETTA 28.2.1912 – 28.4.1945 ». Les parents reposent plus bas, en dessous de leur fille. À gauche, Marcello, qui fut tué à Dongo, le même jour que sa sœur, en compagnie de quinze hauts responsables fascistes. À droite, sa sœur Miriam, comédienne, qui connut une certaine célébrité sous le nom de Miriam di San Servolo.

Fig. 3. Sépulture de Claretta Petacci, cimetière communal monumental de Campo Verano, Rome. © Luc Rasson

Sur la vitre est collée une feuille ornée des couleurs italiennes et portant comme titre Claretta. Le texte n’est pas signé :

Ta seule faute fut d’être amoureuse et d’aimer. Pour ce noble sentiment tu as été, le 28 avril 1945, humiliée, violée, tuée et honteusement exposée aux sarcasmes publics d’ignobles personnes. Le 16 janvier 2018 tu as été humiliée une fois encore par la propagande infâme d’un lâche qui n’a même pas respecté la mort. Pardonne à tous, si tu peux[2].

La référence à 1945 concerne évidemment l’exhibition vengeresse de piazzale Loreto, mais j’ignore ce qui s’est passé en janvier 2018. Une recherche rapide sur Internet m’informe sur les problèmes de ramassage des ordures ménagères à Rome. Les immondices s’accumulent dans la rue. En janvier, Giorgia Meloni, chef de groupe du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia dans le conseil communal romain, poste une vidéo où l’on voit un cochon fouiller les déchets dans le quartier de Romanina. Dans le programme satirique Di martedí, l’humoriste Gene Gnocchi affirme qu’en fait la truie appartient à Giorgia Meloni et qu’elle s’appelle Claretta Petacci. La boutade ne passe pas inaperçue. Les médias sociaux s’enflamment. L’avocat Emilio Persichetti, neveu de la Petacci, se demande « comment on peut salir d’une façon aussi vulgaire la mémoire d’une femme qui a été tuée par amour[3] ». Alessandra Mussolini, la petite-fille, compare l’humoriste à un « ver de terre ». Roberto Fiore, leader du mouvement néofasciste Forza Nuova, affirme pour sa part que la gauche, à court d’arguments, est obligée d’avoir recours à des insultes[4]. Gene Gnocchi présente ses excuses mais revendique le droit de faire de la satire politique. Son objectif, déclare-t-il, n’était pas de comparer Clara Petacci à une truie mais d’attaquer Giorgia Meloni… Cette empoignade médiatique confirme que l’Italie est un pays déconcertant quand il s’agit de la mémoire du fascisme. La relative indifférence que le visiteur peut constater est l’indice d’un rapport décontracté avec ce passé, considéré non pas comme une période d’exception mais comme s’inscrivant dans la continuité de l’histoire italienne. Désinvolture trompeuse, cependant, car il suffit d’une étincelle pour que les braises de la mémoire du fascisme se rallument.

Bibliographie

Gentile, Emilio, 2007, Fascismo di pietra, Rome, Laterza.

Pooley, Eugene, 2013, « Mussolini and the City of Rome », in Stephen Gundle, Christopher Duggan, Giuliana Pieri (dir.), The Cult of the Duce. Mussolini and the Italians, Manchester, Manchester University Press.

Baldassini, Cristina, 2008, L’ombra di Mussolini. L’Italia moderata e la memoria del fascismo (1945-1960), Soveria Mannelli, Rubbettino.

[1] Voir : http://www.oggi.it/posta/2016/08/24/ferdinando-petacci-unico-erede-di-claretta-risponde-dallarizona-allama-di-roma/ (11/06/2018).

[2] Traduction de l’auteur.

[3] L’ironie veut que Rafaele Persichetti, un autre neveu de Clara Petacci, portant le même nom de famille que l’avocat, tombât en tant que partisan en septembre 1943. Une rue porte son nom.

[4] Cité d’après : http://www.ilgiornale.it/news/politica/bufera-su-gene-gnocchi-ha-paragonato-petacci-ad-maiale-1484151.html#/comunali/tempo-reale/1 (11/06/2018).