2022, 52’, Zadig productions & Histoire TV.
Entretien avec le réalisateur mené par Gabrielle Desmet le 25 juillet 2023 en visio conférence.
Mémoires en jeu a déjà consacré plusieurs articles aux témoignages et à la mémoire des attentats du 13 novembre 2015. Une chronique, tenue par Catherine Brun, a couvert la progression de cette lourde entreprise en laquelle consiste le programme « 13-Novembre ». Elle avait été suivie d’un état des lieux d’un de ses protagonistes, Denis Peschanski2. On était là dans un travail représentatif de l’ingénierie institutionnelle qui, avec tous les dispositifs adéquats, prend aujourd’hui le passé pour objet, construit une mémoire rationnelle des événements et élabore à partir de celle-ci, pour elle mais aussi au-delà, des procédés d’investigation cognitive. Bien avant, dans le n° 4 (septembre 2017), le dossier Mémorialisations immédiates dirigé par Gérôme Truc avait porté l’interrogation sur les rapports mémoriels que la société, les pouvoirs politiques et la recherche ont tissés aussitôt après les attentats commis par des extrémistes islamistes lors du 11 septembre 2001 à New York, du 11 mars 2004 à Madrid, du 7 juillet 2005 à Londres, du 7 janvier 2015 à Charlie Hebdo, le 9 janvier 2015 la prise d’otages du magasin Hypercacher de Vincennes, du 13 novembre 2015 au Bataclan, sur les terrasses du XIe arrondissement de Paris et au Stade de France à Saint-Denis, du 22 mars 2016 à Bruxelles. Ces questions où se croisent ces attentats terroristes, avec leurs spécificités, et la façon dont réagit la société occidentale, démocratique et pluraliste directement visée, constituent – il faut bien le constater – un des fils conducteurs de la revue. Christian Delage apporte à celle-ci une ouverture de première importance. En effet, s’il avait été déjà présent dans le dossier que nous venons de mentionner, il est important de donner voix à son travail sur le sujet et à la trajectoire qui l’y a mené. Ce qu’il réalise tient à la fois de la création et de la recherche, tout aussi exigeantes l’une que l’autre, son approche et sa méthode – en ce qu’elles revêtent un rapport quasiment artisanal à son objet et une rigueur hautement qualifiée – diffèrent de ce que l’on connaît jusqu’à présent. C’est en cela un pari. Il n’est en ce sens pas étonnant que soit évoquée autour de cet entretien une proximité avec le projet Fortunoff de collecte de témoignages qui avait commencé à Yale à la fin des années 1970.
Gabrielle Desmet : Vos travaux concernent principalement la mémoire visuelle et judiciaire de la Shoah et la place du témoin filmé. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux attentats du 13 novembre 2015 ?
Christian Delage : J’ai commencé à m’intéresser à l’histoire et à la mémoire de la Shoah quand j’ai rejoint l’Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP) au début des années 1990, à l’invitation d’Henry Rousso. En 1993, ce dernier me propose de participer au projet de création du musée mémorial des enfants d’Izieu. Il avait réuni une équipe comprenant deux sociologues du laboratoire, Alain Bancaud et Anne Boigeol, l’historienne Anne Grynberg, qui était alors chercheuse associée, et l’avocat Roland Rappaport, qui avait représenté au procès Barbie Sabina Zlatin, la dame qui s’occupait des enfants à Izieu. On a travaillé ensemble pendant des semaines de manière très libre et très intense, avant de le faire directement au sein de l’équipe du futur musée. Anne Grynberg était chargée de la conception de la muséographie, et moi de tous les films qui devaient être projetés dans le parcours permanent. Voilà, c’est un peu à partir de là que je me suis intéressé à cette mémoire. Ensuite, j’ai animé un séminaire avec Anne Grynberg sur les images des camps réalisés en 1945 par les Alliés, essentiellement anglo-américains. Par la suite, j’ai travaillé sur les procès de Klaus Barbie, Paul Touvier et Maurice Papon, alors que le ministre de la justice, Robert Badinter, venait de faire voter en 1985 une loi autorisant leur filmage. Cette question du procès filmé – et de l’image comme preuve–, je l’ai étendue au procès Eichmann, filmé par Leo Hurwitz et, progressivement, j’en suis venu à travailler sur celui de Nuremberg. Parmi toutes les questions qui m’ont intéressé, il y avait celle de l’évolution de la qualification des crimes commis par les nazis contre les Juifs d’Europe. L’historiographie a souvent souligné l’inopérabilité du principal chef d’accusation, la « Conspiracy », pour comprendre la genèse du génocide des Juifs d’Europe et l’inscrire au centre des débats, et constaté, pour le regretter, l’absence d’encouragement des victimes à venir témoigner à la barre.
Il me semble que la réalité est plus nuancée. Le procureur Jackson a rencontré très tôt, au mois de juin 1945, les représentants de la communauté juive à New York, en particulier Jacob Robinson, qui allait être le conseiller principal de Ben Gourion pour le procès Eichmann. Certes, il n’a pas accepté que l’un d’entre eux soit représenté par un « amicus curiae », mais les magistrats ont suffisamment évolué pendant les neuf mois d’audience pour finir par utiliser le mot de génocide, même s’il ne figure pas dans le verdict. La documentation rassemblée à Nuremberg et les premières approches – et tentatives de compréhension – de ce qui allait devenir la Shoah ont été décisives dans la tenue du procès Eichmann, autrement dit d’un procès plaçant l’histoire du génocide des juifs d’Europe et les survivants au centre des débats.
La deuxième chose est que, même s’il n’y avait pas eu à Nuremberg, en 1945-1946, beaucoup de témoins appelés à la barre, leur parole a été inaugurale, et grâce aux archives filmées du procès, les jeunes générations peuvent voir et entendre un témoin aussi important que le poète lituanien Abraham Sutzkever. Plus le témoignage est proche de l’événement, plus il est, évidemment, intéressant, car non reconstruit. Plus il avance dans le temps, plus le témoin s’informe sur son propre sort en lisant, en voyant des films, en rencontrant des historiens, et c’est ainsi qu’une mémoire est altérée. C’est une question qui m’a beaucoup occupé, surtout quand j’ai réalisé Nuremberg. Les nazis face à leurs crimes (ARTE, 2006), pour lequel j’ai mené un certain nombre d’entretiens avec des survivants de la Shoah. À ce moment, je connaissais déjà le travail des deux grandes collectes d’entretiens, celle conduite à l’université Yale par Geoffrey Hartman depuis la fin des années 1970, et celle de la fondation créée par Steven Spielberg qui a surtout opéré entre 1994 et 1999.
En m’intéressant à ces témoignages, en allant à Yale pour en visionner quelques-uns, dont la durée se comptait en heures, en les voyant en partie avec mon œil de réalisateur, je m’étonnais que le filmage ne soit pas à la hauteur de l’enjeu. Je veux dire que ces témoins étaient filmés avec une seule caméra, selon une valeur de cadrage médiane et en plan fixe, sans prêter attention au décor dans lequel ils ou elles se trouvaient, avec un enregistrement sonore qui n’était souvent pas de très bonne qualité. Du côté Spielberg, le projet de réaliser des dizaines de milliers d’entretiens en très peu de temps et sur plusieurs continents n’a pas favorisé une bonne préparation des interviewers. Certains coupaient la parole pour donner ou demander des précisions sur des faits rapportés par les témoins. Il faut savoir gré à Geoffrey Hartman, sa femme Renee, elle-même survivante des camps, et au psychiatre Dori Laub d’avoir favorisé à Yale la pratique de l’Open questionnaire, préconisant de ne pas interrompre le témoin, de ne jamais lui dire d’une manière indirecte ou implicite qu’il a fait une erreur factuelle, de le laisser construire son propre récit.
En 2007, quand j’ai commencé à enseigner à New York, j’ai souhaité, en impliquant quelques-uns de mes étudiants de la Cardozo Law School, faire des entretiens avec les responsables de ces collectes ou ceux qui étaient chargés de leur valorisation, pour comprendre le cahier des charges et la minoration de l’importance du « filmage » de l’entretien. Leur réponse fait le plus souvent état du fait qu’ils craignaient que la présence d’un réalisateur perturbe la solennité de la rencontre entre survivants et interviewers. Cependant, pendant qu’on le filmait, Geoffrey Hartman nous a confié avoir apprécié la qualité de l’équipe avec laquelle j’étais venu (il faut dire que le fils de Leo Hurwitz, lui-même réalisateur chevronné, avait accepté d’être le chef-opérateur de ce tournage), et m’a confessé qu’il aurait bien aimé avoir les mêmes atouts quand il a démarré la collecte à Yale.
Qu’est-ce qui vous a poussé à entreprendre le projet d’une collecte de témoignages ?
C. D. : C’est dans le contexte de cette réflexion sur la place du témoin filmé que sont survenus en 2015 les attentats de janvier et de novembre. Comment ne pas se sentir concerné directement, même à distance des quartiers visés, quand on est parisien et que l’on appartient à une unité de recherche qui s’est construite sur le concept d’une histoire du temps présent, où le chercheur est contemporain des personnes qui peuvent témoigner de ce qu’ils ont vécu, une guerre, la résistance, la déportation, sujets alors centraux à l’IHTP. Un de mes amis, Antoine Lefébure, dont un parent habitait à côté du Bataclan, avait spontanément commencé à parler avec les personnes qui vivaient dans cet immeuble et à les filmer. Il m’appelle très rapidement pour me dire que l’IHTP, dont j’étais devenu le directeur depuis 2014, devrait s’engager dans une collecte de témoignages, car en ajoutant les rescapés, les parents ou proches de victimes, ceux et celles touchés par ricochet, les professionnels intervenus dans la nuit, ce sont des milliers de personnes qui étaient concernées. Dans un premier temps, je me suis dit que c’était beaucoup trop tôt, et qu’on n’avait jamais travaillé sur un événement aussi proche. J’avais mis en place au sein de l’IHTP un conseil de valorisation scientifique, qui était composé de personnalités issues ou hors du monde universitaire : Marta Gili pour les images, Clément Hervieu-Léger pour le théâtre, Jean Lebrun pour la radio, Julien Neutres et Rithy Panh pour le cinéma, Éric Vuillard pour la littérature, les historiens François Hartog, Alice Kaplan et Pascal Ory. Le conseil nous a encouragé à nous lancer dans cette collecte dès décembre 2015 et Jean Lebrun a convaincu la directrice de France Inter, Laurence Bloch, de nous recevoir, ce qu’elle a fait au-delà de nos attentes, en nous consacrant plusieurs rendez-vous lors d’une journée spéciale en avril 2016, du 7-9 de Patrick Cohen à une émission en soirée, alors qu’on venait à peine de commencer les entretiens. Le contact de l’IHTP avait été signalé sur le site internet de France Inter, et des gens nous ont proposé de témoigner. C’est comme ça que le projet a vraiment pris forme. Il est sûr que je ne me serais pas investi dans ces entretiens si je n’avais pas travaillé auparavant sur la mémoire de la Shoah et, en particulier, si je n’avais pas moi-même filmé des survivants. Ceux-ci avaient au minimum 85 ans ; moi évidemment j’étais beaucoup plus jeune et je n’avais pas vécu cette histoire. Pour les attentats du 13 novembre, la situation s’est inversée, la moyenne d’âge des victimes étant de 33 ans, j’étais plus âgé que la plupart des personnes que j’allais interviewer et j’avais vécu, sans être directement atteint, cette histoire.
Vous parliez de l’adresse qui a été mise sur le site de Radio France, via laquelle des gens vous ont contactés pour proposer d’eux-mêmes leur témoignage. Toutes les personnes qui interviennent dans votre film ont-elles été trouvées de cette façon ? Ou bien d’autres sont-elles venues vous voir ? Avez-vous dû faire une sélection ?
C. D. : Notre collecte a été numériquement très restreinte, car si nous avons choisi dès le départ de filmer les témoins de manière professionnelle, avec Zadig Productions, qui m’a permis de rencontrer le chef-opérateur Jean-Christophe Beauvallet, nous n’avancions au fur et à mesure qu’avec les moyens financiers qui nous étaient accordés par le CNRS, l’université Paris Lumière et Paris 8. On n’était pas du tout dans la même démarche – bien expliquée dans le dossier de Mémoires en Jeu consacré aux attentats du 13-Novembre1–, que Denis Peschanski et Francis Eustache qui, eux, travaillent sur une cohorte de mille personnes et sur une période longue de prise en charge des témoins. Grâce à France inter, nous avons effectivement rencontré quelques- unes des personnes que nous avons filmées, et pour d’autres, comme Aristide Barraud, le soutien de Jean Lebrun a cautionné le sérieux de notre équipe. Pour ce travail d’approche des témoins, j’avais mis en place une petite équipe au sein de l’IHTP, comprenant une partie de mes doctorants.
Les médecins, vous aviez envie d’avoir leur témoignage ou ce sont eux qui vous ont sollicité ?
C. D. : L’idée était de ne pas se consacrer uniquement aux survivants, aux proches et parents des personnes décédées, mais à tous ceux qui sont intervenus le soir et les lendemains du 13, et qui ont été les premiers à prendre en charge les victimes, comme c’est le cas de Denis Safran, le médecin-chef de la Brigade de Recherche et d’Intervention (BRI), dont l’assaut a été décisif pour libérer les otages du Bataclan, d’autant plus qu’il s’est trouvé dans une situation inédite. Il a dû quitter sa colonne pour s’occuper des victimes, alors que, normalement, il doit rester au contact des membres de la BRI, puisqu’il est là pour les soigner si l’un d’entre eux est blessé. Mais quand il est arrivé, vu l’ampleur du nombre de victimes dans la fosse du Bataclan, le chef de sa colonne lui a dit qu’il valait mieux qu’il reste en bas tandis qu’elle s’apprêtait à monter à l’étage.
Alors que nous avons contacté séparément les personnes que nous voulions filmer, nous avons progressivement, et souvent incidemment, découvert que des liens existaient entre elles ou dans les situations auxquelles elles étaient confrontées. Par exemple, l’entretien avec Denis Safran s’est déroulé dans le café le plus proche du Bataclan, le Baromètre, dont les gérants sont Véronique Laviec et son fils Julien Tafanel. Ce que nous avons appris par Julien, c’est que c’est là que la BRI avait installé son QG avant de préparer l’assaut. Le café est par ailleurs juste en face de la courette par où Denis Safran est passé avant d’aller boulevard Voltaire.
Quand nous avons interviewé le médecin urgentiste Samuel Castro, il a terminé son récit par l’évocation d’un souvenir, le plus douloureux dans sa mémoire de la soirée : un de ses amis est arrivé dans la nuit pour savoir s’il pouvait lui donner des nouvelles de sa fille, qui était au Bataclan. Samuel, qui était de garde à la Pitié-Salpêtrière, a interrogé les autres hôpitaux sans résultat. Il s’en est voulu de ne pas avoir pu venir en aide à ce père qui ne saura que plus tard que sa fille, âgée de 17 ans, était morte sur le coup. Or il se trouve que nous avons interviewé le père de cette jeune fille, rencontré par l’intermédiaire d’une connaissance commune, sans faire le lien immédiatement avec ce que nous avait raconté Samuel.
Dans nos entretiens, nous avons adopté la méthode de Geoffrey Hartman, celle du « questionnaire ouvert », à laquelle j’ai ajouté l’envie d’en savoir plus sur la vie des gens avant, sur la manière dont une vie se construit avant l’événement qui va en briser l’unité. Quand l’attentat survient sur les terrasses, ça dure une ou deux minutes, et la vie des personnes visées bascule d’un coup. C’est un choc extrêmement brutal. C’est pourquoi on avait trouvé ce titre pour qualifier notre collecte : Des vies plus jamais ordinaires. Non pas dans le sens que ces vies étaient auparavant banales, mais qu’elles restaient dans le domaine privé, pas dans celui d’une mémoire publique ou collective. Ce que nous avons recherché, c’est de savoir comment une rupture brutale dans le fil d’une vie provoque tout à coup, surtout chez quelqu’un qui est jeune, comme Aristide Barraud, 26 ans, une sorte de retour sur soi, un défilé en accéléré de ce qui a été vécu avant, en l’occurrence tout le travail qu’il avait fait pour devenir rugbyman professionnel, désormais obligé d’arrêter son métier en raison de ses blessures.
La thématique de la Shoah et de la Seconde Guerre mondiale émerge dans le film chez deux personnes, Denis Safran qui est juif et dont on apprend l’histoire familiale et Véronique Laviec qui montre même des photos de gens de sa famille qui avaient été résistants. Ce sont donc des liens dont vous n’aviez pas conscience au départ et qui se sont créés d’eux-mêmes ?
C. D. : Tout à fait. Denis Safran c’est vraiment un personnage bigger than life, quelqu’un qui a eu plusieurs vies. Un grand médecin, dont le rôle a été déterminant dans le développement de l’anesthésie-réanimation à l’hôpital. Il a aujourd’hui 75 ans et il est toujours membre de la BRI, prêt à y aller quand sa colonne en a besoin… C’est quelqu’un qui est foncièrement attaché au service public. En l’écoutant, on s’est rendu compte que son idéal républicain et son souci du « care » proviennent en partie de son histoire familiale, celle d’une famille polonaise victime de la déportation et de l’extermination, puis, pour la famille réfugiée en France, de la politique de Vichy. Ainsi nous a-t-il raconté sa jeunesse parisienne, rue Saint-Martin, où ses parents avaient un atelier de prêt-à-porter féminin. Pour Véronique Laviec, ce n’est pas nous qui lui avons demandé d’aller commenter la photographie de son père, qui était un grand résistant, ça se fait dans la continuité du plan. C’est ce que j’appelle les moments où la personne interviewée, qui cherche quand même toujours à maîtriser un petit peu ce qu’elle dit, se surprend elle-même dans une digression imprévue. Tout à coup, dans son esprit, elle s’est dit « oui, je crois que cette nuit-là j’ai agi comme mon père » et elle va vers la photographie. Ça c’est vraiment ce que j’aime : là on est non seulement dans le questionnaire ouvert, mais en plus la personne va verbaliser un souvenir enfoui ou refoulé. Faire quelque chose qu’elle-même n’avait pas prévu de faire, et a fortiori nous non plus, puisque nous ne connaissions pas cette histoire. C’est ce qui arrive avec Aristide Barraud, quand il raconte son attente à l’hôpital, alors qu’il était dans un état très grave, et qu’il comprenait, malgré son état semi-comateux, que les médecins n’arrivaient pas à se décider à l’opérer. C’est un grand sportif et c’est grâce à son cœur de champion qu’il a survécu… Aristide a perdu sa passion, le rugby, il l’a perdue en tous cas en tant que professionnel, il la continue d’une autre manière, mais c’est grâce au rugby, grâce à tous les efforts qu’il a consentis pour être un professionnel de haut niveau, grâce à sa sœur, ses amis, et Serge Simon, qu’il a survécu.
Autre récit mémorable, quand Aurélie Silvestre raconte l’épisode de son déménagement et le moment où elle a allumé une cigarette, comme il le faisait lui, évoquant Matthieu Giroud, son compagnon décédé au Bataclan : c’est ce souvenir, alors qu’elle a longuement parlé de la soirée du 13 novembre, l’attente de nouvelles, l’annonce officielle de la mort de Matthieu, qui provoque une rupture émotionnelle. Dans le film, on voit qu’elle relève la tête et que son regard fixe les personnes qui sont en face d’elle, Jean-Christophe Beauvallet et Alain Zind, derrière les deux caméras, Mikaël Kandelman au son, Sylvain Pattieu, qui conduisait l’entretien et moi-même… C’est toujours un peu difficile parce que la gêne peut être réciproque, car nous sommes vraiment entrés dans l’intimité de la personne, mais sans exercer de pression dans ce sens, et ça nous rend très humbles d’être les témoins de ces instants.
Vous vous êtes donc vraiment intéressé à l’imprévu, à ce que vous ne pouviez pas anticiper, mais j’imagine que vous aviez quand même des grilles de questions préparées, des thématiques que vous vouliez évoquer, comment cela se passait-il durant les entretiens ?
C. D. : Là-dessus il faut être très clair, nous avons travaillé de manière professionnelle, comme je l’ai dit, avec un chef opérateur et un ingénieur du son tous deux extrêmement compétents, mais nous avons gardé une approche artisanale et cela concerne aussi la manière de conduire les entretiens. Je ne suis pas sociologue, donc je n’ai pas établi de questionnaire structuré pour nos témoins. Cela ne veut pas dire que je ne me renseigne pas au départ sur les personnes que je vais interroger dans la mesure où je peux disposer d’informations, mais on part de pratiquement rien, ça c’est vraiment le principe. On ne parle pas avec les témoins avant de les filmer, seulement pour savoir s’ils veulent être filmés. On se renseigne, éventuellement, s’il y a un doute sur un point qui pour moi me semble important en fonction de la documentation dont je dispose. Autre précision : nous étions plusieurs à faire les entretiens. Il y avait Elisabeth Claverie, qui est anthropologue, Valérie Nivelon, qui est journaliste et productrice à RFI, Pauline Susini qui est comédienne et metteure en scène de théâtre, et qui termine actuellement l’écriture d’une pièce inspirée de nos entretiens qui s’appelle Les Consolantes et va être créée à Paris en janvier 2024, et deux historiens, Hélène Dumas et Sylvain Pattieu, qui était l’ami de Matthieu, le compagnon d’Aurélie Sylvestre. Donc je ne suis pas du tout le seul à avoir fait ces entretiens. J’en ai fait la majorité mais j’aurais préféré en faire moins pour me consacrer pleinement à la réalisation. À partir du moment où on est six, il est bien évident que chacun a sa propre approche.
Pour ce qui me concerne, j’ai développé une technique assez spéciale qui provient de mon expérience sur le blog AllThatJazz, où j’ai interviewé des artistes dont beaucoup sont d’origine africaine-américaine, et soucieux de témoigner des discriminations dont leur communauté souffre toujours, une opportunité qui ne leur est pas toujours offerte. Dans ce cadre, j’ai appris au fur et à mesure à construire, dans le temps que dure l’entretien, une relation avec le musicien que j’interviewe, à ne pas me perdre dans mes notes, à toujours fixer du regard la personne, à sentir si elle a envie de continuer à parler ou non, à ne pas enchaîner trop rapidement les questions, à rester parfois silencieux, pour voir si l’artiste rebondit par lui-même, ou s’exprime sans verbaliser. Au fil du temps, j’ai appris à percevoir si la personne m’a dit l’essentiel. Je ne suis pas du tout dans l’idée qu’il va falloir qu’on soit dans la complétude de tout ce que la personne a à dire, pour préserver l’intensité de l’instant vécu ensemble.
Une fois les vingt entretiens terminés, en 2019, j’ai commencé un long travail de montage, un par un, pour les déposer à la Bibliothèque nationale de France. Là, il s’agissait d’enlever les questions, d’arbitrer entre plusieurs segments dispersés d’un même micro-récit pour fluidifier la narration, et parfois de réorganiser la chronologie des séquences entre elles. J’assume ces choix, le fait par exemple qu’on ne verra jamais l’intervieweur, ou qu’on supprime des prises ratées pour un problème technique. Et c’est ainsi que nous avons découvert une unité insoupçonnée entre tous nos témoins, qui pourrait faire croire qu’ils constituent un « panel représentatif », mais il s’agit d’une autre forme de cohérence, quelque chose qu’Aurélie Silvestre a si bien résumé un jour en m’écrivant, après avoir vu l’ensemble des témoignages, y compris le sien : « …Le maillage de témoignages que vous avez tissé me donne l’impression d’avoir raccordé les fils de mon histoire et ce que je ressens, au moment où j’écris ces lignes, c’est quelque chose qui s’approche d’un grand réconfort. Je veux te remercier pour ça, du fond du cœur. ».
Je voudrais aussi vous demander votre avis sur les adaptations des attentats du 13 novembre au cinéma, comme par exemple Revoir Paris d’Alice Winocour et Novembre de Cédric Jimenez ?
C. D. : J’ai évidemment surveillé ce qui pouvait se tenter en termes de fiction. Après tout, notre hésitation initiale à nous emparer d’un sujet d’histoire immédiate pouvait également exister du côté du cinéma et de la télévision. En 2017, France 2 s’apprêtait ainsi à programmer un premier téléfilm, Ce soir-là et les jours d’après, réalisé par Marion Laine, dans lequel Sandrine Bonnaire joue le rôle d’une jeune femme, voisine du Bataclan, qui porte secours aux blessés dans la nuit du 13 novembre et suit ensuite le parcours de quelques rescapés avec lesquels elle noue des liens d’amitié. En butte aux protestations des associations de victimes, qui trouvaient qu’il était trop tôt pour une mise en fiction, le téléfilm ne sera finalement diffusé qu’en 2019.
Puis j’ai eu vent qu’Alice Winocour avait un projet de fiction inspiré des attentats du 13 novembre à Paris. Le scénario était d’abord intitulé Paris Memories, un titre anglais pour un projet d’envergure internationale, dont l’actrice principale devait être Nicole Kidman. C’était l’histoire d’une écrivaine et journaliste qui, se trouvant à Paris pour écrire un article sur les danseuses du Crazy Horse, est prise dans une attaque terroriste. Le projet n’a pas abouti et le film a été réécrit, avec un personnage désormais français qui, évidemment, n’a pas le même parcours que cette américaine et c’est devenu Revoir Paris, le titre d’une chanson bien connue de Charles Trenet, qu’il avait écrite au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Une piste non pas vers Trenet, mais vers la guerre, à nouveau, et la déportation dans l’histoire familiale d’Alice Winocour. En effet, le frère d’Alice Winocour se trouvait au Bataclan le soir du 13 novembre et c’est avec lui qu’elle a d’abord longuement parlé de cette soirée et du trauma vécu par les rescapés. Toujours dans le cercle familial, ses arrière-grands-parents paternels, Ida et Isaac, avaient été déportés en 1942 et 1943 à Auschwitz et ne sont pas revenus. Son grand-père, qui s’appelle Raymond Winocour, a été déporté à Auschwitz également, mais lui, il est revenu. Cette mémoire des morts et des vivants, Alice Winocour s’y est donc colletée bien avant le 13 novembre. Le paradoxe, c’est qu’elle a choisi de raconter l’histoire d’une victime qui perd la mémoire, et là, comme Francis Eustache l’a montré, si cette situation existe, elle est plutôt minoritaire. Au contraire, le cas le plus courant, c’est l’hypermnésie. Un bruit, une odeur qui sont liés à ce que vous avez enregistré au Bataclan ou sur les terrasses, resurgissant dans un autre contexte, va tout à coup vous revenir de manière très violente et perturber le travail de correction du traumatisme subi. Aussi ce parti pris est-il curieux, je trouve. Évidemment, la fiction a toute liberté et elle peut tout à fait partir sur cette idée-là. On voit bien quand même qu’il y a quelque chose qui est de l’ordre d’un choix de scénario : vous avez deux personnages, cette femme qui ne se souvient pas et cet homme qu’elle a rencontré ce soir-là, qui lui, au contraire, se souvient de tout. Je ne suis pas sûr que cette opposition un peu schématique entre mémoire et oubli corresponde à l’intensité de l’histoire familiale d’Alice Winocour, mais, pour l’avoir vue présenter son film à Cannes et prise d’une très grande émotion sur scène, il ne fait pas de doute que ce film occupe une place à part dans sa filmographie.
Tout le contraire de Cédric Jimenez, le réalisateur de BAC Nord, qui, lui, ne se pose pas vraiment de questions sur l’événement qu’il met en scène, et instille un rythme de polar en suivant les activités opérationnelles de la SDAT, la sous-direction anti-terroriste, qui est beaucoup intervenue au procès du 13, de manière anonymisée et que l’on voit ici, incarnée par des acteurs connus du grand public. On suit donc la SDAT dans la soirée du 13 jusqu’à l’attaque de l’immeuble de Saint-Denis où l’intervention policière contre les terroristes qui s’y sont réfugiés est effectuée avec le RAID et l’appui de la BRI. Le scénario a été écrit par Olivier Demangel sur un registre très factuel, qui tranche avec ses collaborations à d’autres films au caractère esthétique et historique plus ambitieux (Atlantique, de Mati Diop, Vers la bataille, d’Aurélien Vernhes-Lermusiaux, ou Tirailleurs, de Mathieu Vadepied). Son intérêt principal vient de son unité de temps : comment on gère en flux tendu une situation complètement inédite.
J’avais en tête l’histoire de la diffusion contrariée du film de Marion Laine et des conditions d’écriture de celui d’Alice Winocour quand, avec Zadig productions, nous avons envisagé en 2022 la réalisation du documentaire issu des témoignages que nous avons filmés de 2016 à 2019, 13 Novembre. Des vies plus jamais ordinaires (Histoire TV). Les entretiens avaient été conçus dans un but archivistique, pour les déposer à la Bnf, ce qui s’est d’ailleurs fait quelques jours avant l’ouverture du procès V13 en 2021, dans un contexte un peu solennel, où la plupart de nos témoins étaient présents. Ensuite j’ai réalisé le film, ce qui n’était pas prévu au départ. J’avais un contrat moral avec toutes les personnes qu’on avait interviewées. Elles avaient envie que leurs témoignages soient enregistrés et conservés quelque part, elles voulaient laisser une trace, mais que cette trace ne soit pas trop exposée publiquement. Quand le projet de film est arrivé, j’ai écrit à chacun d’entre eux une longue lettre, leur expliquant quelle était ma démarche, et les contradictions dans lesquelles je me trouvais entre leur souci de discrétion, le respect de leur intimité, mais aussi le fait que leur parole, leur présence pouvaient contribuer à la compréhension de leur situation et la faire partager à un plus grand nombre de gens que les seuls chercheurs habitués de la BnF. Sur les vingt, cinq d’entre eux – tous survivants ou rescapés – m’ont répondu qu’ils ne souhaitaient pas que leur témoignage figure dans le film.
M’est alors revenue en mémoire la situation que j’avais connue à Yale où l’accès aux vidéos était très encadré et ne pouvait se faire que sur place (la situation a évolué depuis). Les responsables du Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies étaient soucieux de respecter parfois jusqu’à la préservation de l’anonymat les témoignages, craignant que les négationnistes ne s’en emparent pour en contester la véracité. Quand il a été décidé de les faire connaître au-delà du lieu de leur conservation, ce sont des extraits qui ont été mis en ligne ou montés. Or, il me semble que c’est contraire à l’esprit de ce qui a été accompli. C’est une épreuve de visionner sur un petit écran quinze heures de témoignage en plan fixe et, en même temps, il faut regarder en entier et en continu. Parce que c’est ainsi qu’on peut comprendre comment le témoin évolue pendant cette durée, ce que dit son visage, son corps, ses hésitations, son souffle. Un extrait, c’est le plus souvent un segment informationnel. Dès qu’il est mis en ligne, vous pouvez par exemple taper « Dachau » et vous allez voir apparaître la référence de tous les témoins qui sont passés par Dachau. Alors comment justifier la réalisation d’un film de 52 minutes, à partir d’un matériau initial de plusieurs heures ? D’autant plus quand on a volontairement laissé parler les témoins en longueur ?
J’ai eu une très longue discussion avec le monteur, Gilles Volta, qui est très expérimenté, alors qu’il venait de visionner toute la collecte. Nous avons convenu qu’il fallait qu’on ait deux ou trois témoins principaux autour desquels on allait inscrire la parole des autres. Non pour ramener les seconds à ce que disaient les premiers, mais pour établir un lien narratif. Si le film n’est pas choral, il est néanmoins polyphonique. On a procédé ainsi et l’on a choisi Aurélie Silvestre et Denis Safran. C’est autour d’eux que le montage s’est organisé. Je savais dès le départ que je terminerais par l’histoire du déménagement et de la cigarette avec Aurélie, certes en raison de la confiance qu’elle nous manifeste en se livrant dans son intimité, mais surtout parce que la conclusion lui appartient, et qu’elle pourrait être la nôtre, quand elle dit : « … Je fonctionne beaucoup par images et quand je regarde dans le passé, je fais un pas de côté et je me vois. Je suis touchée par l’image de moi faisant les cartons de notre vie…C’est à ce moment-là que je me rends compte que j’ai eu l’impression de gérer, mais, en fait, je suis là, je regarde et je me dis : bon, il en reste des choses à penser, à digérer, à mettre en perspective ». ❚