Séra n’a pas connu le point culminant des crimes perpétrés par les Khmers rouges au Cambodge, il a en revanche vécu les prémices de ce déchaînement de violence. Fils d’un intellectuel et haut fonctionnaire cambodgien, mais d’une mère française, le dessinateur est né à Phnom Penh où il a vécu jusqu’à la prise de la capitale khmère par les troupes du Parti communiste du Kampuchéa. Le 17 avril 1975, les Khmers rouges déferlent dans Phnom Penh, Séra est alors un adolescent de treize ans, qui se réfugie avec ses parents à l’ambassade de France. Comme tous les étrangers, il est expulsé vers la frontière thaïlandaise à la fin du mois d’avril. Mais son père, du fait de son statut de Cambodgien, est contraint de quitter le refuge de l’édifice diplomatique pour se constituer prisonnier. Aux mains des révolutionnaires, il meurt en décembre 1978. Depuis ce printemps 1975, Séra vit ce qu’il décrit comme un conflit, né du déracinement imposé par les remous de l’histoire. Ce conflit s’exprime dans le rapport que l’auteur entretient avec la parole : il lui faut combattre le silence et il le fait dans une lutte qu’il doit mener tous les jours, contre lui-même et contre les autres.
C’est en effet une trame de divers silences qui recouvre la tragédie cambodgienne. Silence collectif, d’abord, puisque dans la morale traditionnelle du Cambodge, la culture de la discrétion et de la pudeur rend difficile la démarche de celui qui souhaite raconter l’Histoire. Cette culture est illustrée par un dicton khmer que rappelle un personnage de l’album Lendemains de cendres (2007) : « Chôl stung tam bôt » dont la traduction « Entrer dans la rivière et suivre le courant » est ainsi commentée : « Ici, on sourit le jour et on pleure la nuit. » (p. 96) Une sorte d’impératif moral et culturel qui explique la deuxième forme de silence que l’œuvre de Séra brise progressivement, titre après titre, le silence intime : l’artiste rappelle souvent la réticence qu’il a toujours éprouvée face à la démarche autobiographique, qu’il reconnaissait comme très intéressante, mais dans laquelle il voyait aussi une forme d’obscénité. Ainsi l’œuvre dessinée de Séra constitue-t-elle une reconquête de la parole, un travail sur la mémoire consacré à une tragédie historique, collective. Car ce crime contre l’humanité s’est trouvé partiellement occulté par une troisième forme de silence : le mutisme coupable de ceux qui, loin du Cambodge, ont accordé aux Khmers rouges toutes les indulgences. Ainsi l’auteur rappelle-t-il dans ses interviews que les crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés par les Khmers Rouges au Cambodge se sont déroulés dans un silence absolu de la part de la communauté internationale, et ont été soutenus voire applaudis par nombre de journalistes et d’intellectuels de la gauche française des années 1970. Cette complaisance de la gauche intellectuelle occidentale est elle aussi décrite dans les albums, lorsque telle ou telle planche reproduit les couvertures de journaux et de revues français ou américains.
Voilà le contexte culturel, intime et historique dans lequel Séra entreprend la création d’une œuvre consacrée à la mémoire des massacres perpétrés par les Khmers Rouges et par l’Angkar – littéralement « l’Organisation », puisque tel était le surnom du Parti communiste cambodgien. Une entreprise artistique qui se déploie à ce jour dans cinq albums. Après une première ébauche qui date de 1987, initialement conçue pour l’éditeur Futuropolis, le premier album de Séra sur le Cambodge, Impasse et rouge, est d’abord édité chez Rackham en 1995 – cet album connaîtra trois versions différentes ; L’Eau et la Terre paraît chez Delcourt en 2005 ; puis Lendemains de cendres sort en 2007 chez le même éditeur ; Concombres amers paraît ensuite, en 2018, chez Marabout. Et en 2023, L’Âme au bord des cheveux se voit éditée de nouveau par Delcourt. Cet album, qui constitue le faîte de l’œuvre érigée par le dessinateur, est aussi le premier à adopter la forme de l’autobiographie.
L’ÉDIFICE DU SOUVENIR
Album après album, Séra donne toute sa mesure à la démarche artistique qui le guide depuis 1987 : redonner corps à l’Histoire par un méticuleux travail sur l’image. Contrairement à la Guerre du Vietnam, le conflit cambodgien a été peu documenté, peu d’ouvrages de photographies ont été publiés sur cette guerre et sur les massacres qui l’ont suivie. C’est le phénomène de l’image manquante, qui a inspiré à Rithy Panh un film du même nom, en 2013. Pour combler un tel vide, le dessinateur se consacre à la recherche de documents visuels, de photos d’agences de presse oubliées et qui réapparaissent ces dernières années sur les réseaux sociaux. Il collecte des milliers d’images qui enrichissent avec le temps la trame de son imaginaire artistique, trame elle-même constituée par les images mémorielles que l’auteur a gardées de son enfance et de son adolescence au Cambodge. Il procède alors à l’unification de ces deux ensembles en se réappropriant les documents par le dessin, de sorte qu’il n’y ait aucune rupture dans la continuité visuelle des planches pour le lecteur. La photographie devient ainsi l’une des matières qui composent la mosaïque des albums, un matériau qui coïncide par sa nature fragmentaire même avec la structure diégétique de ceux-ci. Ses bandes dessinées privilégient en effet toujours la multiplication des sources, des propos et des points de vue, à l’instar de L’Eau et la Terre qui rassemble une grande variété de témoignages, y compris ceux de Khmers rouges. L’album mêle significativement les photographies d’archives aux souvenirs qui obsèdent l’auteur depuis 1975. Ce jeu kaléidoscopique repose sur un ensemble de contraintes qui donnent au travail de Séra une facture unique. C’est dans le cadre graphique de cette démarche que tient la poétique du dessinateur.
Cette collecte d’images s’accompagne d’un travail de recherche considérable qui donne à l’œuvre de Séra la précision historique d’un documentaire. La bibliographie présentée en annexes de l’album Impasse et rouge dans la réédition de 1995 détaille les références à 24 ouvrages, sans compter celles des périodiques. L’Eau et la Terre offre en 2005 une bibliographie de 22 titres, auxquels s’ajoutent 4 revues et 2 films de Rithy Panh. Deux ans plus tard, la bibliographie qui complète l’album Lendemains de cendres ne compte pas moins de 31 titres, suivis d’une filmographie de 3 titres, Roland Joffé s’étant ajouté à Rithy Panh. Ce soin que Séra porte aux sources précises de son écriture culmine en 2018 avec la publication de Concombres amers. L’album s’ouvre dès la deuxième de couverture par une bibliographie riche de 94 titres que complète une liste de 31 références à des revues et une sitographie elle aussi étayée. Il faut dire que le quatrième album se propose de raconter en 311 pages huit années de l’histoire du Cambodge. Et pas n’importe quelles années : celles qui ont précédé le bain de sang perpétré par les Khmers rouges. Le dessinateur introduit d’ailleurs sa bibliographie par l’avertissement suivant en deuxième de couverture : « Ce travail repose sur une compilation de documents et d’informations dont la collecte a commencé au lendemain de mon arrivée en France, au début du mois de mai 1975. La liste présentée ici n’est pas exhaustive, mais reflète la diversité de mes recherches. »
L’impressionnante documentation réunie par Séra invite par ailleurs à s’interroger sur la genèse de son œuvre. Car les cinq albums qui constituent à ce jour le projet mémoriel du dessinateur, s’ils obéissent tous à la même poétique, ne relèvent pas tous de la même logique narrative. Il conviendrait de considérer les cinq albums selon une composition asymétrique : une trilogie initiale, relevant de la fiction, suivie d’un documentaire historique, le tout s’achevant par un album de nature autobiographique. Au sein même de la trilogie initiale, Séra varie les stratégies narratives et multiplie les points de vue. Dans le premier album de la trilogie, Impasse et rouge, l’action est centrée sur Snoul, un jeune homme qui a perdu ses parents et se retrouve enrôlé dans l’armée de la République Khmère. Si le récit commence en 1970, l’essentiel du volume narre les dernières heures de l’armée régulière khmère, juste avant la chute de la capitale. Le deuxième album de la trilogie, L’Eau et la Terre, multiplie les points de vue pour proposer un récit fragmenté qui associe les témoignages des acteurs et ceux des victimes de la barbarie des Khmers rouges, à la manière des ouvrages de Jean Hatzfeld sur le génocide rwandais. Quant au dernier album, Lendemains de cendres, il donne à la trilogie une conclusion presque romanesque, en invitant le lecteur à suivre la fuite de deux victimes du génocide : Nhek et Chantrea, qui échappent par miracle à un massacre de masse et prennent la route de l’exil. Un parcours qui prend des airs de périple dantesque, tant l’auteur multiplie les références explicites aux enfers comme aux limbes ; périple qui s’achève aux portes du purgatoire par une postface graphique de Séra évoquant son retour au Cambodge en avril 1993, soit dix-huit ans après son exil. Les trois albums de la trilogie initiale ne constituent pas seulement un tout narratif qui embrasse la tragédie cambodgienne, même s’ils racontent effectivement les événements dans un ordre chronologique allant des journées qui précèdent la chute de la capitale jusqu’à la survie des rescapés, en passant par un kaléidoscope infernal des violences de l’Angkar. La trilogie explore et affine également les techniques de Séra : en même temps que l’auteur s’essaie à des variations de points de vue narratifs, il expérimente l’usage des encarts documentaires pour renforcer le réalisme de son œuvre, rattachant ainsi la tragédie historique à des référents mythiques de la tradition khmère. Toutes ces voies artistiques ouvertes – mais aussi ces voix qui sont invoquées dans leur diversité – caractérisent l’album qui vient de paraître et qui forme le dernier de cette série. Auparavant, Séra tient à constituer, en 2018, un vade-mecum historique qui manque au lecteur français pour comprendre les prémices de la tragédie cambodgienne : l’album Concombres amers adopte le point de vue objectif d’un documentaire dont chaque planche constitue un chapitre. Le ton qui y est adopté est celui de la neutralité que renforce encore l’absence de personnages. Ayant ainsi apporté à sa trilogie narrative une conclusion historique, Séra peut enfin offrir à son lecteur un retour aux sources de son œuvre par l’album autobiographique que constitue L’Âme au bord des cheveux.
L’ÂME AU BORD DES CHEVEUX : LES TROIS VOIX DE L’AUTOBIOGRAPHIE
Avec son dernier album, Séra pousse en effet plus loin encore la démarche qui est la sienne, ce travail de réécriture et de recomposition des images, en donnant au livre une dimension autobiographique jusqu’ici absente de son œuvre. Comme dans les albums précédents, le récit repose sur une structure qui entrecroise de nombreux fils. Et c’est cette superposition de trames successives qui confère progressivement à l’album sa profondeur autobiographique.
Si nous considérons celui-ci selon sa composition, nous constatons que trois enjeux narratifs différents s’entrelacent pour constituer la trame du récit. La planche sur laquelle s’ouvre la bande dessinée (p. 11)1 relève d’une perspective autobiographique ; le visage de Séra apparaît en bas de page, il va avoir 14 ans et les Khmers rouges sont sur le point de prendre la capitale du Cambodge. L’adolescent écoute Future Legend de David Bowie, le titre est sorti un an plus tôt, et les paroles sonnent comme un sinistre oracle « This ain’t rock n’roll, this is genocide ! ». La deuxième planche (p. 12) plonge le lecteur directement dans la guerre civile qui dévaste le pays depuis plus de cinq ans, révélant en deux cases une jungle parcourue de soldats blessés qui prient pour leurs camarades de combat. La troisième planche (p. 13) illustre un épisode du conflit raconté par Gérard de Villiers dans son roman Roulette cambodgienne édité chez Plon en 1974 ; les horreurs commises par les belligérants des deux camps y sont montrées sans fard : décapitation systématique des ennemis tués au combat, cannibalisme rituel. En trois pages, les trois matières qui composent l’essence de l’album sont présentées : la matière autobiographique, qui repose sur une narration à la première personne et l’usage d’images-souvenirs ; la matière narrative, composée de cases dessinées par Séra qui s’inspire des documents historiques qu’il a recueillis ; et la matière que nous nommerons « matière documentaire brute », à savoir l’ensemble formé par les divers documents d’archives, ouvrages de fiction et témoignages auxquels le dessinateur se réfère, photos de presse et unes de journaux – documents qui se trouvent soit redessinés par l’auteur, soit incrustés tels quels dans les dessins.
Les couvertures de magazines constituent la trame initiale qui scande le déroulement chronologique de la chute du Cambodge. La une de France-Soir rend compte d’une attaque vietminh (p. 35), les unes de Newsweek traduisent l’agonie du pays khmer (p. 43, 45, 89, 93), celles du Time actent le triomphe de Hanoï après la prise de Saïgon (p. 149, 157, 159). L’apparente neutralité de ces couvertures – elles se bornent à constater le déroulement factuel des opéra- tions militaires au Vietnam et au Cambodge – contraste avec les gros titres de la presse d’opinion française : L’Humanité Rouge (p. 130-131) comme Libération (p. 130-131) célèbrent la victoire du « peuple en armes » et évoquent « sept jours de fête » à Phnom Penh. De leur côté, les unes américaines constituent en quelque sorte la frise historique dans laquelle l’album se déploie. Leur présence, encore renforcée dans les dernières pages, restitue l’accélération des événements qui ont conduit à la chute de Phnom Penh et à la prise de la ville par les communistes de l’Angkar. Elles constituent dans le fil narratif du livre autant d’étapes stratégiques, politiques et diplomatiques qui révèlent la logique à l’œuvre dans le cours historique du conflit civil cambodgien. En parallèle à ces unes, le déroulement de l’album est marqué par des témoignages directs de journalistes, de reporters de guerre, dont les propos ou les photos sont reproduits ou redessinés par Séra – de l’américain Paul Brinkley Rogers, correspondant du journal Newsweek (p. 25), au français Jean-Claude Pomonti, correspondant du journal Le Monde (p. 163). Plus discrètes mais essentielles, des références à des livres viennent aussi marquer les grandes étapes de la bande-dessinée, et donner au lecteur des clefs thématiques essentielles à la compréhension de l’album : Gérard de Villiers (p. 13), que nous avons déjà évoqué ; François Ponchaud, dont un passage de l’ouvrage Cambodge année zéro est à la fois cité et illustré par Séra dans une case (p. 19) qui annonce ce qui constituera selon nous le thème central de L’Âme au bord des cheveux : les présences fantomatiques ; et François Bizot, qui raconte dans Le Portail les derniers jours de l’ambassade de France à Phnom Penh (p. 134). C’est dans le cadre précis de ces références que va pouvoir se déployer la dimension auto-biographique de la bande dessinée.
Alors que la narration, au fur et à mesure des articles de presse et des photographies de guerre, campe une à une les étapes de la chute du Cambodge, le lecteur peut suivre en contrepoint les effets des soubresauts de l’histoire sur l’auteur et sa famille. En 53 planches – sur 173 –, Séra restitue les ondes de choc que les événements historiques vont progressivement lui faire subir ainsi qu’à sa famille. Alors même que la première page résonne de l’avertissement prophétique porté par les paroles de David Bowie, les suivantes reflètent l’insouciance dans laquelle l’adolescent et ses proches vivent le déclin et la chute du pays. Une insouciance fondée sur le confort matériel, lorsqu’à la page 18 la mère, puis le père et enfin la sœur posent pour une photo devant une luxueuse voiture étrangère. Insouciance fondée aussi sur la grandeur du passé khmer, lorsque les trois enfants sont photographiés devant les ruines d’Angkor, page 59, dont les temples constituent pour eux un terrain de jeu. D’un point de vue esthétique, les passages autobiographiques se caractérisent par l’insertion dans la planche de documents iconographiques non modifiés : coupures de presse, documents officiels d’identité. Ce matériau brut permet au dessinateur de souligner par contraste le travail artistique opéré sur les documents retravaillés. La confrontation des deux rend ainsi plus saisissant encore l’effet esthétique d’effacement, en particulier l’effacement de l’image du père, l’album progressant inexorablement vers sa disparition complète. La coupure de presse reproduite telle quelle à la page 50 montre une photo prise à l’arrivée de Phourin Ing à l’aérodrome de Pochentong, où l’homme est vêtu d’un costume sombre, qu’il porte sur une chemise blanche au col noué par une cravate sombre. C’est cette même tenue que nous retrouvons à la page 57 qui offre en pleine planche une photographie redessinée par Séra. Et c’est à partir de là que l’image du père n’a de cesse de s’estomper à mesure que la violence des événements extérieurs contamine le quotidien de la famille du dessinateur. Page 65, le visage de l’homme est perceptible par les seuls contours de son profil, dans la pénombre de l’habitacle d’une Coccinelle Volkswagen. Trois cases plus loin, le visage réapparaît, mais il est en partie effacé par un inexplicable brouillage blanc qui gagne sa moitié gauche. Page 69, c’est la surimpression du titre d’acquisition d’une maison à Phnom Penh qui brouille à son tour son portrait ; comme si l’optimisme de ce haut fonctionnaire, aveugle à la déliquescence de son propre pays et du régime auquel il reste fidèle, commençait à mettre en cause son existence propre. Alors que les Khmers rouges ont pris la capitale, c’est significativement cette couleur qui imprègne la silhouette du père à la page 119, dans un écho sinistre de la Kalachnikov brandie par un communiste deux cases plus tôt. Son visage sera ensuite à moitié occulté par les caractères du document diplomatique officiel tapé à la machine à écrire, qui rend compte à la page 137 du départ des citoyens cambodgiens chassés de l’ambassade et livrés aux Khmers rouges. Cette éviction progressive de l’image trouve son point culminant à la page 169 : on y voit, en pleine planche, le portrait du père qui reprend exactement la photo retouchée de la page 57, mais son costume est désormais d’un noir délavé, comme si l’eau des rizières dans lesquelles tant de Cambodgiens sont morts venait diluer l’encre du dessin. Le noir de la cravate est effacé par une brume blanche qui semble émaner de la chemise, dont le col paraît, dans un effet de symétrie, lui-même taché par l’encre diluée du costume. Quant au visage du père, il disparaît doublement : un gris inquiétant gagne son profil droit, qui semble alors maculé de sang, tandis que son profil gauche est en train de s’estomper. Cette dilution matérialise les mots de l’auteur sur la fin de son père : « Il a été exécuté en décembre 1978. Dans le district de Sok Nikum. Son corps n’a jamais été retrouvé. » (p. 169)
LA VOIX DES MORTS
La disparition du père forme pour Séra l’occasion d’offrir une clef de lecture au public français, peu familier de la culture bouddhique, de l’histoire du Cambodge et des civilisations asiatiques. À la page 169, c’est moins le portrait d’un homme que l’esquisse d’un spectre qui apparaît au lecteur. Une apparition ainsi commentée par l’auteur lui-même : « Il a rejoint la cohorte des trépassés de malemort. Pour les Cambodgiens, un homme mort qui n’a pas été incinéré appartient aux ‘‘morts crus’’. En opposition aux ‘‘morts cuits’’, qui ont bénéficié d’une incinération et accédé aux rituels accompagnant le départ vers l’autre vie. » (p. 169)
À la lumière de ce commentaire, c’est tout l’album qui peut être relu comme un longue évocation des morts, comme un livre rempli de fantômes. Dès la page 13, ce motif était discrètement amené dans les paroles prononcées par un soldat de la République au moment où il commence le dépeçage d’un ennemi tué au combat : « Manger le foie de l’ennemi c’est l’empêcher de revenir vous hanter. » S’explique alors le choix des ouvrages dont Séra reproduit la couverture : Roulette cambodgienne, le roman de Gérard de Villiers et dans lequel le dessinateur a trouvé l’anecdote du cannibalisme rituel comme technique de conjuration des fantômes vengeurs. Cambodge année zéro, l’essai de François Ponchaud qui inspire à l’artiste le dessin d’un épisode onirique dans lequel une silhouette féminine et fantomatique accueille le rêveur aux portes du royaume des morts. Le Portail, de François Bizot, qui suggère à Séra la dernière case de L’Âme au bord des cheveux : le portail de l’ambassade de France, apparition spectrale et ultime, surgi du néant sur fond de forêt tropicale dans laquelle le fer forgé semble dessiner par surcadrage les lignes croisées d’un cauchemar carcéral.
Ainsi, toutes les pages qui précèdent cette ultime case apparaissent a posteriori comme une traversée des enfers, semblable à la lente agonie d’un monde où tous les signes de vie s’inversent en symboles de mort. Les ombrelles que les bonzes tiennent au-dessus de leur tête pour se protéger du soleil à la page 82 sont retrouvées page suivante dans la pénombre, au pied d’un arbre, renversées et tachées de sang, ultimes restes de leurs possesseurs massacrés par les Khmers rouges. La voiture de fonction du père, dans laquelle ce dernier s’entretient avec son fils à la page 65, devient aux pages 124 et 125 le radeau dérisoire à bord duquel la famille traverse la capitale déserte qui a été mise en coupe réglée par les troupes communistes. Frêle embarcation grise pavoisée de drapeaux blancs, qui traverse Phnom Penh en remontant une avenue noire comme les eaux du Styx. À la fin de son parcours, le véhicule naufragé se retrouve à l’avant dernière page de l’album, lui aussi au pied d’un arbre, portières ouvertes, phares aveuglés, couvert de végétation, sous un ciel noir comme l’enfer. Dans cette même logique de catabase, les deux doubles pages 120-121 et 122-123 offrent un exemple saisissant du passage entre le monde des vivants et celui des morts. Les deux premières pages reproduisent tel quel, en couleurs vives jaune et rouge, l’acte de propriété de la superbe mai- son traditionnelle achetée par le père alors même que la guerre et l’Angkar se rapprochent de la capitale. La double page suivante offre avec la précédente un contraste violent : sombre, toute en dégradés de bleu, de noir et de gris, elle raconte en sept cases les adieux d’Aleine, la gouvernante du foyer qui s’est occupé de Séra, de son frère et de sa sœur depuis leur naissance. À mesure que les cases se succèdent, la palette passe du bleu nuit au noir funèbre, les traits de la vieille femme disparaissent, occultés par la nuit, et la case des adieux oppose un fond noir à une base blanche. Dans ce violent contraste, la main que la femme tend vers le lecteur paraît sortir du monde des morts.
PLANCHES DE SALUT
Pour faire entendre la voix des morts et redonner vie aux êtres chers que les violences de l’histoire ont emportés, Séra va donc choisir la bande dessinée. Et L’Âme au bord des cheveux conte tout autant la genèse de l’artiste que la violence des événements qui ont ensuite nourri l’imaginaire de Séra. Page 63, le lecteur trouve en haut de la planche le premier dessin que l’auteur a retrouvé dans ses archives personnelles : un militaire Khmer tirant sur des Viêt-Cong. Et à l’instar des unes de journaux qui donnent au récit la scansion chronologique des événements, des bandes dessinées viennent marquer dans la narration de l’album les étapes de la vocation du dessinateur. Ce sont des références à des périodiques, Spirou, Vaillant, Tintin et Pilote, qui accompagnent son apprentissage du dessin qu’il évoque en page 62. Lorsque les communistes entrent dans Phnom Penh, la famille quitte son domicile pour se réfugier à l’ambassade de France, le jeune Séra doit alors se séparer de sa collection de bandes dessinées et, à l’issue d’un dilemme déchirant, il emporte un unique album : Le Spectre aux balles d’or, douzième titre de la série Blueberry scénarisée par Charlier et dessinée par Giraud. C’est d’ail- leurs à ce dessinateur que Séra emprunte la technique du titre au-dessus de chaque page, particularité graphique que l’on trouve pour la première fois en 1976 dans Le Garage hermétique de Moebius – pseudonyme dont use Giraud lorsqu’il signe un album de science-fiction. Arrivé dans le refuge diplomatique, le jeune Séra retrouve le père Berger, un ecclésiastique à qui il a oublié de rendre un numéro du journal de Tintin que l’homme lui avait prêté. Devant le rire du clerc, l’adolescent comprend que cette faute vénielle est effacée par la gravité des événements en cours : l’épisode met fin à son enfance. De retour en France, le jeune homme va très tôt parfaire son art et mettre la forme de la bande dessinée au service du témoignage et du documentaire. Une association que l’album annonce dès la page 76, dans une simple case consacrée à Françoise Demulder, ancienne mannequin devenue photoreporter. Au bas de la page, la case s’ouvre sur un encart ovale qui reproduit un dessin de Marc Wasterlain, dessinateur belge de l’album Le Serpent Vert, première bande dessinée à évoquer le Cambodge de Pol Pot ; la parenthèse, métadiégétique, donne à l’album de Séra la profondeur d’un récit des origines.
C’est à ce parcours que L’Âme au bord des cheveux initie le lecteur : une traversée des enfers qui s’ouvre dès la page de couverture par un dessin du couple parental encadré par une porte sculptée dans le style d’Angkor et qui s’achève 175 pages plus loin par un dessin du portail de l’ambassade de France : simple assemblage de métal noir dorénavant privé de toute fonction dans son isolement, il est devenu le spectre d’un monde disparu. Cet album forme donc l’incontestable point d’orgue du travail de Séra : en conférant à sa recherche historique une dimension résolument autobiographique, il approfondit encore son œuvre graphique en donnant toute sa place à sa genèse. ❚
1 Désormais les références à L’Âme au bord des cheveux se feront par la seule mention des pages dans l’album.