Articuler histoire du regard et travail en archives : les de En sursis

Rémy BessonCRILCQ (Université de Montréal), IHTP, CRIalt
Paru le : 22.02.2019
Mots-clés :

ARTICULATING HISTORY OF THE LOOK AND WORKS IN ARCHIVES : THE RESPITE CASE / This paper deals with the editing process of Harun Farocki’s Respite [Aufschub] and it’s interpretation by visual historians. The approach tries to create links between film history, based on close readings of archives, and cultural studies, based on readings of film interpretation. Firstly, it is the result of a systematic comparison between the footage shot by an inmate in the Transit camp of Westerbork (Holland) during the Holocaust, and the film edited between 2007 and 2008. Secondly, this comparison is linked to papers about Respite, published between 2008 and 2016 (Didi-Huberman, Elsaesser, Kékesi, Kramer, Lindeperg, Rascaroli). This experimental film – the case study of this essay – leads to a better understanding of Holocaust representation and of some patterns of our current visual culture..

Key words : Tur siniae ducim que nient occatiunt et, eiumeni occupta sit, estorios con nobis.

Cet article a pour objet le montage d’un filmessai (Rascaroli), du prolifique réalisateur allemand, artiste contemporain et théoricien des médias, Harun Farocki (1944-2014). Ce film, conçu à partir d’une archive visuelle spécifique, est intitulé Aufschub, Respite en anglais, En sursis en français. L’intérêt de cette étude repose sur le rapport qu’elle entretient avec un contexte historiographique précis qu’il est nécessaire de présenter succinctement avant d’entrer dans l’analyse du cas.

L’HISTOIRE AU CINÉMA : APPROCHE GÉNÉTIQUE ET ANALYSE DES DISCOURS

Depuis une vingtaine d’années, l’étude des rapports entre histoire et cinéma est marquée par une ligne de fracture entre deux types d’approches. D’un côté, une démarche de type génétique d’inspiration historienne ou littéraire vise à comprendre le processus de réalisation d’un film ou du corpus de films (Bourget & Ferrer). Ces recherches prennent en compte les questions liées à la technique et à la matérialité des images. Elles reposent la plupart du temps sur des études menées en archives. Elles visent bien souvent à remettre en cause la perception généralement partagée d’un film dans l’espace public en donnant à voir  toute la complexité du processus de création (Delage & Guigueno ; Véray). De l’autre côté, certains chercheurs prônent une étude des multiples appropriations des films par des acteurs sociaux sur une plus longue durée. Le but est alors de proposer une histoire du regard (Lindeperg, 2007), qui repose bien souvent sur une archéologie des discours. L’objectif est la plupart du temps le même : remettre en cause la perception la plus communément acceptée du film. La manière, elle, diffère puisqu’il s’agit de considérer un ensemble d’appropriations qui ont lieu durant le temps de la diffusion du film.

Les chercheurs qui s’intéressent à la génétique s’aventurent rarement à étudier le temps de la diffusion ; de même, ceux qui s’intéressent à la circulation des images ne se risquent pas à des études en archives portant sur le processus de réalisation. Au centre, il y a cependant une question commune, qui est celle du rôle des images dans l’espace public et de la manière dont elles transforment notre compréhension et notre perception du passé. Si les tensions entre ces deux approches sont actuellement moins vives que dans le passé, tout le monde ou presque s’accordant à reconnaître la légitimité de l’autre approche, les travaux qui se situent à l’articulation entre les deux sont encore rares (dans le domaine de l’histoire de la photographie, voir Rousseau). Cela s’explique en partie par les appétences respectives des chercheurs, ainsi que par des logiques institutionnelles, qui ne sont pas au cœur de cet article. Le cas analysé vise à faire émerger l’intérêt de créer des liens entre les deux approches. Pour cela, l’objet de l’étude va être présenté, puis un état des discours sur ce film proposé, avant de rendre compte de la recherche en archives menée, puis de tenter une synthèse et conclure en revenant sur des questions d’ordre méthodologique.

PRÉSENTATION DU CAS D’ÉTUDE : EN SURSIS (HARUN FAROCKI, 2007)

En sursis est un film muet de 38 minutes réalisé en 2007. Il est composé de plans, eux-mêmes sans bande sonore, tournés en 1944 au camp de transit de Westerbork d’où partirent la quasi-totalité des Juifs des Pays-Bas déportés vers les camps de la mort nazis (De Haan). Farocki n’est donc pas l’auteur de ces images qu’il s’agit de présenter. Celles-ci ont été tournées par un photographe, interné juif, Rudolf Breslauer (1904-1944) à l’initiative d’Albert Konrad Gemmeker (1907-1982), le commandant SS du camp. Elles représentent l’arrivée de deux trains de déportés, la vie quotidienne des internés qui travaillaient à Westerbork (séquences dans des ateliers, dans une ferme, mais aussi loisirs collectifs), ainsi que le départ d’un train de déportés juifs et tziganes vers Auschwitz-Birkenau (pour une étude développée, voir Lindeperg, 2013). Farocki les a éditées et reliées entre elles par des cartons écrits en lettres blanches sur un fond noir. En revanche, il n’a pas ajouté de voix off, ni de musique, et encore moins d’autres types d’images issues d’autres fonds d’archives ou tournées par lui. Le titre du film, En sursis, a été choisi notamment car sa réalisation a pris place dans un contexte particulier, celui de la fin de la guerre et de l’après-déportation de masse. À cette période, Gemmeker souhaitait que Westerbork devienne un camp de travail (Arbeitslager). Ces plans ont ainsi été tournés pour montrer l’efficacité de l’organisation du travail au sein du camp. Cela devait permettre au commandant de ne pas être transféré sur le front de l’Est où la guerre était beaucoup plus violente. La réalisation du film constituait aussi un sursis pour l’équipe en charge du tournage (Gruppe Fotografen), car cela signifiait qu’ils ne seraient pas déportés durant cette période (ils l’ont été immédiatement après). Enfin, de manière peut-être plus évidente, ce sont des détenus concentrationnaires en sursis, pris entre le moment de l’arrivée au camp et le départ pour Auschwitz, qui sont représentés dans les séquences en question. Le terme « séquence » a été utilisé, car le film n’a pas été terminé en 1944. Ainsi, en 2005-2007, Farocki a travaillé à partir des rushes qui ont été conservés après-guerre par les archives nationales hollandaises1.

LE DISCOURS D’ACCOMPAGNEMENT : UN FILM CONTRE LES COMPILATIONS D’ARCHIVES

On connaît actuellement ce film à travers le discours d’accompagnement du réalisateur et un corpus d’une quinzaine d’articles en études cinématographiques et dans le domaine de l’histoire visuelle (on renvoie ici à la notion allemande de Bildwissenschaft). Pour ce qui concerne Farocki, il est revenu sur les principes qui ont guidé sa réalisation notamment dans la revue Trafic (Farocki, 2009) et lors d’une discussion avec Georges Didi-Huberman à la Tate Modern (Farocki & Didi-Huberman, 2009). Il critique alors vivement le mésusage généralisé des images représentant la déportation et l’extermination des Juifs, s’inscrivant notamment en faux vis-à-vis des films de montage qui ne contextualisent pas suffisamment les plans qu’ils intègrent, comparant ces « compilations » à des pillages, qui, in fine, trompent les spectateurs plus qu’elles ne les informent. Aux compilations, il oppose la volonté de travailler sur un fonds d’archives spécifique : les images tournées à Westerbork en 1944. Il explique avoir souhaité restaurer leur valeur documentaire en respectant l’intégrité des séquences et leur rythme. Il conclut ainsi son article : « J’ai décidé de préparer ce matériau. J’ai décidé de ne pas utiliser d’autre matériau, de montrer à chaque fois la séquence entière, sans coupe ni ajout. […] j’ai décidé de faire un film muet. J’ai décidé d’éditer ces images, rien de plus. Je voulais présenter le matériau de telle sorte qu’il invite le spectateur à une lecture personnelle » (Farocki, 2009, p. 24).

L’anaphore j’ai décidé de, présente dans la citation cidessus, rend compte de la dimension presque programmatique du film. « Il en va ici d’une politique de l’image », écrit-il dans un numéro de la revue Intermédialités qui est consacré à son oeuvre (Farocki 2008, p. 122). En sursis est ainsi une démonstration visuelle d’un point de vue portant sur la représentation en général et sur la représentation du génocide en particulier. On peut à ce titre parler d’esthétique de l’archive ou même plus précisément d’une esthétique du remploi dans une oeuvre singulière (Blümlinger, 2013). Venons-en à la manière de monter ellemême. Farocki s’est surtout confronté aux images lors d’un séminaire en petit groupe qu’il a donné à l’école des Beaux-Arts de Vienne. Il était alors en possession d’une copie vidéo de l’archive à partir de laquelle il a mené le montage. À ce propos, il expliquait en 2009 : « Quand j’enseigne le cinéma, j’insiste sur la nécessité de regarder le matériel audiovisuel dans tous ses détails ; d’abord à la table de montage, puis avec l’aide de la vidéo ou aujourd’hui du DVD. Parfois, nous regardons le film, séquence par séquence, pendant quatre jours d’affilée, avançant et reculant encore et encore. » (Farocki, 2009, p. 24). Ce qu’il est ici important de retenir, c’est que pour ce film en particulier Farocki a, par la suite, suivi l’esprit de ces études visuelles en créant « un film qui décrirait aussi le processus d’étude des images » (ibid. ; Pollock & Silvermann).

LE DISCOURS D’ACCOMPAGNEMENT : UNE HAGIOGRAPHIE

Cette présentation du film par son réalisateur se trouve être en phase avec les recherches sur le visuel qui lui sont contemporaines, que ce soit chez Georges Didi-Huberman (2010), Sylvie Lindeperg (2015), Thomas Elsaesser (2005 ; 2008 et 2009), Sven Kramer (2014). Pour le dire autrement, En sursis, qui est lui-même une proposition critique vis-à-vis de l’état actuel de la culture visuelle, a reçu un accueil positif chez certains historiens et théoriciens de l’image qui travaillent à la même période dans la même perspective. Il est ici utile de rappeler que cette année 2009 correspond à la première diffusion de la série télévisée à succès Apocalypse (Isabelle Clarke et Daniel Costelle), qui devient rapidement le symbole de ce type de pratique (Didi-Huberman, 2009). Pris dans ce cadre d’interprétation, le film de 2007 est saisi comme reposant sur un principe directeur : donner à voir une archive au spectateur, puis effectuer une critique interne (close reading) par le montage afin de mieux comprendre ce qui est représenté. Pour la plupart des auteurs, cela correspond à deux parties successives qu’ils identifient dans le film et qui durent dix-neuf minutes chacune. Dans la première, selon eux, presque aucun montage n’a été effectué, puis dans un second temps les plans vus une première fois sont remontés. Il y a, en effet, dans cette seconde partie une série d’arrêts sur image et de ralentis. Pour ces auteurs, le travail d’analyse de Farocki se développe ainsi progressivement par le remontage de plans. Pour le dire autrement, le réalisateur a d’abord montré avant de monter. Il y a là une forme d’adéquation rare entre la forme d’un film manifeste, le discours d’accompagnement du réalisateur et la manière dont les chercheurs en histoire visuelle eux-mêmes travaillent. En effet, cette façon de débuter par une présentation de la source, puis d’en proposer une critique, est commune à la plupart des auteurs susmentionnés. Il s’agit même d’un lieu commun de l’histoire visuelle.

LE TRAVAIL EN ARCHIVES : CRÉER UN ÉCART VIS-À-VIS DES DISCOURS

Il y a là un état des discours sur le film. Pour être tout à fait précis, il s’agit de constater qu’un discours unilatéralement positif et fidèle au discours d’accompagnement s’est imposé. Pour ce qui est du montage, cela se traduit par une forme d’insistance sur ces deux parties successives dans le film. L’hypothèse de cet article est que ce consensus repose sur un impensé qui est justement la similarité entre la forme de En sursis et la façon dont les chercheurs interprètent ce film. Pour étayer cette idée, une analyse des discours portant sur le film est insuffisante. La solution ne se trouve pas plus dans une étude sémiologique du film. On propose de déplacer l’objet d’étude, afin de comparer cette interprétation partagée avec ce qui lui préexiste, c’est-à-dire le travail de montage effectué par le réalisateur. Actuellement, une étude du montage est possible, car la source que Farocki a pu consulter est accessible aux chercheurs. Une copie numérique des plans tournés par Breslauer se trouve, en effet, dans les archives du Musée Mémorial de l’Holocauste à Washington2. Dès lors, il est possible de mener une comparaison systématique entre les séquences tournées en 1944 et les plans montés en 2007. J’ai mené ce travail qui est ici présenté à partir de la séquence d’ouverture d’En sursis. Après plusieurs cartons montés en parallèle de photographies, la première séquence filmée apparaît au bout d’un peu plus de deux minutes.

Elle est précédée du carton suivant : « Un train en provenance d’Amsterdam pénètre dans le camp de Westerbork. » La séquence d’archives qui dure environ 130 secondes correspond bien aux premières images des bobines conservées33. Elle est entrecoupée par trois cartons : « On fait entrer des hommes, des femmes et des enfants dans le camp/Parce qu’ils sont juifs, selon la définition raciale de l’Allemagne nazie » ; « FK= Fliegende Kolonne = Colonne volante, une unité de police du camp » ; « Sur le quai, des SS discutent entre eux, personne ne semble devoir les craindre ». Au  total, ces cartons durent environ 25 secondes. Ainsi, dans le film, la séquence dure 155 secondes (tc : 2 : 08 à 4 : 43). La séquence est montée dans la continuité, sans qu’une seule image soit omise, c’est-à-dire qu’après les cartons la séquence originelle reprend là où elle a été coupée. De plus, les cartons sont intégrés au moment où Breslauer arrêtait de filmer. Le rythme du film de 2007 correspond ainsi à celui du tournage de 1944 (ou tout du moins des traces conservées).

Les choses se compliquent à partir du carton suivant : « Ces images veulent-elles embellir la situation ? » Le plan suivant est bien issu des archives. Il représente Gemmeker sur le bord du quai. Il ne suit, par contre, pas immédiatement le plan précédant. En fait, il y a une coupe de plus de six minutes dans la continuité du matériel d’origine4. La séquence représentant le commandant du camp dure trente-trois secondes (elle est interrompue par deux cartons). Il y a, par la suite, une nouvelle coupe, cette fois beaucoup plus courte, puisque c’est seulement dix secondes du matériel d’origine qui ne sont pas intégrées. Il s’agit de trois plans montrant Gemmeker d’abord sur le quai, puis devant un baraquement. Les plans suivants sont intégrés (dix secondes au total). Il y a alors un carton qui indique : « Ce qui subsiste, ce sont environ 90 minutes d’images, à peine retravaillées, dans l’ordre des prises de vues (sic) ». La séquence suivante est issue des six minutes coupées précédemment. De nouveau, plusieurs coupes sont effectuées et l’ordre original des plans n’est pas respecté. Les cartons servent à ce montage. Dans ce passage d’En sursis, Farocki ne coupe jamais les plans de Breslauer. Il attend la fin de ceux-ci. Il intègre un carton, puis il monte un autre extrait des rushes.

 

VERS UNE NOUVELLE INTERPRÉTATION DU MONTAGE

Une telle comparaison mène à remettre en cause l’impression que dans un premier temps Farocki donne à voir l’archive la plus brute possible, puis qu’il l’analyse dans un second temps. En fait, le travail de montage est présent dès le début du film. Une typologie des plans coupés est d’ailleurs possible. En fait, le premier constat qui s’impose est que des séquences entières n’ont pas été montées dans le film5. Par exemple, les séquences relatives au travail à la ferme sont sous-représentées dans le film, par rapport au matériel de départ. Le deuxième constat qui peut être effectué est que des coupes relativement longues (30 secondes à plus de 6 minutes) sont faites entre différentes séquences. Cela est parfois effectué pour intégrer les images coupées à un autre moment du film. Troisièmement, il arrive que des coupes beaucoup plus courtes aient lieu. L’exemple d’une coupe de dix secondes a été mentionné. Des coupes de deux-trois-six secondes ont lieu à une vingtaine de reprises. Celles-ci changent le rythme des séquences d’origine. Quatrièmement, il arrive à quatre reprises qu’une coupe soit effectuée durant une séquence sans qu’un carton soit intégré. Dans deux cas, cela sert à un changement de séquence, dans deux autres cas, un tel montage est impossible à identifier uniquement en regardant le film. L’intégrité de l’archive audiovisuelle est alors altérée. Cinquièmement, une séquence est interrompue sans carton afin de monter un plan issu d’un passage antérieur des rushes. Il ne s’agit pas d’une coupe, mais bien d’un montage (sans carton), qui ne respecte pas l’ordre chronologique de l’archive. On est là dans un type de montage qui est assez similaire à ceux que Farocki dénonce dans ses discours sur l’archive. Tout en notant le très grand respect du réalisateur pour le matériau d’origine et son attention au rythme des plans, il s’agit de remarquer qu’il y a bien un écart entre pratique du montage et discours sur le montage.

 

DES RAPPORTS ENTRE DISCOURS ET PRATIQUES SUR LE MONTAGE

Une telle analyse qui se conclut sur l’identification d’un écart entre discours et pratique du réalisateur pourrait laisser entendre qu’il y a, en fait, une contradiction entre les deux. Il est donc important de revenir sur ses déclarations. En fait, ce que Farocki critique dans son article de 2009, c’est le rapprochement de séquences issues de différents fonds d’archives pour représenter un événement qui n’a pas été filmé. Il prend alors l’exemple canonique de la représentation d’une chambre à gaz en fonctionnement dans Ordres secrets aux espions nazis de Samuel Fuller (1959). Il écrit : « Le spectateur doit croire avoir vu cette série : Une main tourne le robinet — Des détenus dans la chambre à gaz, ils sont encore vivants — Maintenant ils sont morts. Cela suggère qu’il existe des images des chambres à gaz en fonctionnement. » (sur ce point Delage, 2006, p. 215-232)

Il critique également la façon dont Alain Resnais a monté un plan de fiction tourné à Auschwitz, à la suite de la séquence du départ du train de Westerbork tournée par Breslauer. Il précise que le choix de monter cette image d’Auschwitz en noir et blanc (à la différence du reste du film) est particulièrement trompeur. De tels choix ne sont pas effectués dans En sursis. En effet, l’ensemble des plans montés dans le film est bien extrait des bobines de 1944. Le réalisateur n’a pas ajouté d’images tournées au début du XXIe siècle ou issues d’un autre fonds d’archives visuelles.  De plus, quand il a monté un carton d’époque issu non pas des rushes, mais du scénario préalable à la réalisation, il l’a précisé. Notons également qu’il n’y a nulle volonté chez Farocki de faire croire aux spectateurs qu’il a intégré tous les plans préservés. Il précise, en effet, dans un carton (voir supra) qu’environ 90 minutes de rushes subsistent, alors que son propre film dure 38 minutes.

MONTRER PUIS MONTER OU MONTER PUIS MONTRER ?

L’analyse en archives présentée ci-dessus conduit tout de même à changer de modèle interprétatif, c’est-à-dire à prendre quelque distance avec le discours d’accompagnement du réalisateur. Il ne s’agit plus seulement de considérer En sursis comme correspondant à l’édition d’une archive visuelle, mais aussi de le considérer comme un film de montage avec des choix de réalisation identifiables. Cet élément est important, car le montage est un aspect central du geste créateur de Farocki, comme l’a très bien démontré Christa Blümlinger (2003). Il y a beaucoup à dire sur ce point, les choix effectués étant interprétables du point de vue d’une politique de la représentation et parfois d’un engagement politique qui s’éloigne des questions esthétiques. Dans le cadre de cet article, je tiens à soulever un point particulier identifié durant ce travail en archives. Il apparaît que le film n’est pas monté en suivant la structure en deux temps qui a été reprise dans la plupart des commentaires. Il n’y a pas eu d’abord un temps d’exposition de l’archive, puis un temps de critique interne par le montage. Comme on l’a dit, dès le départ Farocki monte, que ce soit pour montrer ou que ce soit pour critiquer la source, mais ce qui est intéressant, c’est qu’il finit le film en montrant. En effet, la dernière séquence du film qui est entrecoupée par plusieurs cartons n’est pas montée. Il y a plus de cinq minutes de l’archive originale qui sont montrées au spectateur sans qu’aucun montage soit effectué. Ainsi, à la fin du film, Farocki est en phase avec le discours éthique et politique qu’il a produit sur les archives. Il arrive à intégrer à son film une séquence entière sans coupe ni ajout, qui dure 339 secondes. Mais cela n’a pas été quelque chose de donné au départ ; au contraire, c’est le résultat du travail de montage. Soulignons le fait qu’identifier un tel travail de la part du réalisateur n’est possible qu’en ayant mené un travail en archives.

REVENIR SUR L’ARTICULATION ENTRE DISCOURS ET ARCHIVES

Au terme de cette recherche de type génétique, il est possible de revenir à l’étude des discours sur le film. Comme on l’a vu, ce que l’étude du montage permet, c’est de se rendre compte que la fin d’En sursis n’est pas montée, alors même que la grande majorité des analyses du film considèrent le contraire, c’est-à-dire que le début du film n’est pas monté,  mais que la suite l’est. Un tel constat vient sensiblement complexifier l’approche que l’on peut avoir de ce film. Il s’agit à ce titre d’un nouveau discours qui vient concurrencer ceux qui lui préexistent. Cette nouvelle interprétation insiste sur le fait que, malgré le discours sur l’authenticité de l’archive, et malgré l’ascèse et le respect pour la source dont fait preuve Farocki, il y a toujours dans ce type de film du montage. Le montage n’est pas pour autant ce qui corrompt l’archive. Au contraire, dans ce cas, c’est ce qui rend possible le fait de la voir.

Cependant, ce n’est pas sur cette seule dimension qu’il est pertinent d’insister. Il s’agit aussi de relever que cette approche du montage vient faire apparaître les productions textuelles mentionnées précédemment en tant que discours. En effet, tant qu’il y avait une impression de consensus entre la forme du film, le discours d’accompagnement et les discours critiques, il était difficile de les identifier en tant que discours. Or le travail en archives permet la création d’un écart, d’un « inter », entre le modèle interprétatif qui avait été accepté comme allant de soi et la façon dont le film a été monté6. D’un point de vue méthodologique, il ne s’agit pas de considérer le travail en archives comme contredisant l’analyse des discours ; au contraire, le travail en archives est ici ce qui rend d’autant plus intéressante l’étude des articles produits sur En sursis. Ils deviennent des objets d’investigation à part entière dès lors que le lien avec le film a été complexifié. Il s’agit, en réalité, d’historiciser les productions de récits portant sur le film. En effet, si En sursis est devenu un film important sur les usages des archives en général et sur ceux des archives du génocide en particulier, ce n’est pas uniquement à cause de la façon dont il a été monté, mais aussi parce qu’un ensemble de chercheurs qui y ont reconnu leur propre manière de faire se le sont approprié.

BIBLIOGRAPHIE

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SITOGRAPHIE

Farocki in Conversation with Georges Didi-Huberman at Tate Modern 2009, 75 min., URL : https://vimeo.com/102407717.

1 Division film du Rijksvoorlichtingsdienst, Pays-Bas.

2 On tient ici à vivement remercier Lindsay Zarwell, archiviste film à l’USHMM, pour l’accès donné à cette source. Il est aussi utile de noter que c’est l’existence de ce support numérique qui a permis de mener cette enquête. En effet, la comparaison systématique des plans est rendue possible par cette technologie, celle-ci étant difficilement imaginable à partir d’une pellicule 16mm.

3 Cote à l’USHMM, RG-60.2101, tc : 00 : 00 . 2 : 10.

4 Le passage coupé correspond à RG-60.2101 tc : 2 : 13 . 8 : 47.

5 Une analyse du film permet de déterminer qu’un peu moins de vingt minutes d’archives sont utilis.es (les dix-neuf autres minutes du film correspondent à l’introduction avec les photographies, aux cartons, à des arrêts sur images et au remontage d’images déjà montrées une première fois). La moitié de ces images correspondent à l’arrivée du premier convoi et au départ du train pour Auschwitz. Dans ce cas, plus des trois quarts des images se trouvant dans les rushes ont été intégrées à Sursis (8 min. 46 s. sur 11 min. 42). Cela signifie que l’autre moiti. Des plans intégrés au film de 2007 est issue de l’ensemble des autres plans conservés.

6 Par l’usage du terme « inter », on renvoie aux études intermédiales, au sein desquelles la présente analyse s’inscrit. Pour une définition du terme (Méchoulan, 2003).

Paru dans le n° 3 de Mémoires en Jeu, mai 2017, p. 102-107.