La mémoire a longtemps élu la pierre ou le bronze pour se poser sur le chemin de notre regard. Elle devine nos itinéraires, elle anticipe, marche en amont de nos pas, elle hante, elle happe. Elle nous précède à la trace. Elle nous connaît, au fond, elle devine jusqu’à nos détours. La mémoire nous guette à tel carrefour, telle place, toujours en avance sur nous, toujours en surplomb. Plaques, statues, mémoriaux, autant de révélations mémorielles qui jalonnent nos déplacements, interpellant nos yeux. C’est même là son rôle : apparaître[1].
C’est contre cette culture de l’apparition, de la révélation que se sont créés d’autres modes de dévoilement – des contre-monuments voués à disparaître, des monuments invisibles –, que les Stolpersteine se sont multipliés sous nos pas en Allemagne ou en Belgique. Nos pas, pour voir le mémorial du parc de Sceaux, il faut les porter ailleurs, les déporter. Plutôt que de contrevenir aux attentes du visible et du pérenne, c’est simplement contre toute attente qu’il surgit : il suppose en nous un promeneur qui s’engage sur des sentiers latéraux, ouvert à l’imprévu, qui prend des biais, s’écarte du chemin, vers les profondeurs, vers les interstices, passe devant l’enclos à vaches, s’aventure dans un bosquet de bouleaux, tiens, ces arbres des terres pauvres ne se rencontrent pas souvent au parc de Sceaux, allons donc voir. Déformation professionnelle, on les associe à l’est de l’Europe et à d’autres bosquets de bouleaux, Brzezinka par exemple, Birkenau en allemand. Jeunes bouleaux, qui doivent avoir à peine plus d’une dizaine d’années (cet arbre pousse très vite) – peut-être ont-ils été plantés vers 2006, au moment où la clairière accueille Le Pupitre de étoiles en mémoire des Juifs des Hauts de Seine assassinés par les nazis. O peut-être étaient-ils déjà là, alors tout petits, et attendaient (Fig. 1).
La première impression est celle de reconnaissance : ces hautes silhouettes, stèles ou totems, qui se tiennent sur la clairière sont là de toute éternité, mais elles ne se laissaient pas apercevoir, il fallait pour cela un moment privilégié, elles ne se montrent qu’à une certaine heure, ou seulement à celui qui se trouve dans un certain état d’esprit. On croit les surprendre dans leur vie intime : elles « habitent » ici. Créatures, divinités, gardiennes de la forêt, comme vous voudrez, il en émane d’abord une familiarité qui vient on ne sait trop d’où, du temps où les forêts étaient probablement peuplées d’esprits. L’instant d’après : mais elles sont, ces silhouettes, plutôt hôtes de cette clairière, leur aspect… non, je ne peux pas dire qu’il ne s’accorde pas avec l’espace, mais il y a là comme un effet de dissonance stylistique, de ceux qui font tressaillir le sens commun en nous : symptôme de la rencontre avec une œuvre d’art. Effet d’étrangeté dans le décalage entre « le dire et le dit » : une œuvre d’art vient toujours de prime abord en étranger. Bien accueilli d’ailleurs, cet étranger, au milieu des bouleaux qui lui ont offert un espace à lui ; c’est que ceux-ci, plantés exprès ou non, font partie de l’installation. Une œuvre d’art tient bien lieu d’étranger qui, une fois venu, s’impose comme s’il était là de toute éternité. Les silhouettes, dès lors que le regard s’est posé dessus, ont une place imprenable – pourtant, à l’évidence, déplacées. Disons qu’ils n’ont pas cette tête-là, les esprits des bois de bouleaux. Ces figures ne sont pas sorties d’un panthéon slave… On dirait qu’il y a eu un grand remue-ménage chez les esprits, que les frontières ont été ouvertes chez eux – les voilà donc qui font effraction dans le récit colbertien, français, royal, du domaine de Sceaux.
La tranquille dignité de ces figures vient peut-être de ce que je suis seule avec elles en cet après-midi d’août. Bien contente de ne les avoir pas découvertes lors de l’inauguration, le 23 juillet 2006, en présence de Nicolas Sarkozy, ni à l’une des commémorations de la rafle du Vel-d’Hiv qui se déroulent ici. Il n’y a pas de regard à croiser, pas de larme à épier, personne en qui se mirer : j’ai déjà constaté, ailleurs, que l’on était ému par l’émotion (réelle ou supposée) d’autrui autant que par ce que l’on voit, les mémoriaux ont le don de réveiller même chez les plus réfractaires, les plus mécréants un « nous » qui dort, une once de croyance en la fraternité humaine, une fraternité par défaut, in absentia pour ainsi dire, dont on commémore ensemble le naufrage sur les lieux des catastrophes. Là, de frères, il y en a douze : les fils de Jacob, disposés sur la clairière, sept groupés comme une famille, cinq autres séparément. Les tribus d’Israël. Et aussi, les justes. Ensemble dans un même corps. Certains de ma taille, d’autres qui me surplombent, immenses. Douze personnages couleur rouille dans l’herbe. J’allais dire qui me regardent, mais ils n’ont pas d’yeux. Des troncs qui dévisagent. Figures tronquées, troncs figurés. Amicaux et inquiétants. Arbres parmi les arbres. Des ciselures calcinées à vif laissent voir les veines et veinules sur la peau rugueuse, une chair couleur de mémoire, je m’y connais mal en arbres, quelle espèce cela pourrait bien être ? Mon imaginaire me propose le terme générique de « bois exotique », voguant vers l’hémisphère sud, vers l’Amazonie, il y a de ces arbres géants là-bas… (Pourtant, un tronc de bouleau qui présente une écorchure à la hauteur de ma tête a cette même teinte de sang séché. Mis à nu, les arbres sont de la même famille.) (Fig. 2)
Bref, pour commencer on ne pense pas nécessairement aux fils de Jacob, plutôt à d’autres exterminés, ceux de l’île de Pâques par exemple, ils pourraient être venus de là-bas, ces géants et moins géants, ayant perdu leur visage et gagné un corps, c’est-à-dire un tronc. « Quand je fends l’arbre, je me laisse guider par lui. Il a sa propre vie et là où il se fend se révèle toute son existence », explique Christian Lapie, l’auteur de l’installation, dans une interview à propos d’une semblable série de sculptures réalisée par lui à l’abbaye de Noirlac. Il choisit de gros chênes vieux de 150 à 400 ans. Le chêne pousse partout, depuis la Champagne natale du sculpteur jusqu’aux forêts tropicales, mais seulement dans l’hémisphère nord. Mon imaginaire s’était égaré… Mais non, puisque le sculpteur a bien séjourné dans la forêt amazonienne, c’est même à la suite de cette expérience, « ce choc humain », qu’il a voulu faire « une œuvre qui ne soit réservée ni à une culture du nord, ni à une culture du sud ». C’est alors que les esprits se sont mis à franchir les frontières sans retenue. « L’Amazonie m’a libéré de la pression occidentale, de l’art contemporain occidental[2] ».
Les Juifs assassinés sont des arbres fendus, leur extérieur est leur intérieur, leur existence interrompue s’est muée en humanité stellaire. « Ces arbres sont bienveillants, rassurants, humains », dit encore Christian Lapie. Ils poussent du sol, ces douze « individus » (on dit cela aussi des arbres), les pieds (façon de parler, ils n’en ont pas) enfoncés dans un amoncellement de pierres blanches qui, elles, évoquent le nombre, la communauté, entre les pupitres qui les encerclent comme des dalles funéraires, où des noms sont gravés d’une fine écriture d’enfant, parfois à peine lisibles, comme effacés par les pluies ou pas encore émergés, à venir. J’essaie de les déchiffrer pour penser à quelques-uns de ces 972 Juifs de Sceaux, de Clamart, de Puteaux, de Rueil-Malmaison, déportés entre 1942 et 1944, arrêtés chez eux ou au hasard des rafles. Ces fils de Jacob s’appellent Joseph et Benjamin, mais aussi, Georges et Jacques, Bernard et Lucien, on trouve beaucoup de noms de filles de Jacob sur cette dalle, Sarah et Rivka, certes, mais aussi Jacqueline, Hélène, Pauline, des prénoms censés protéger, rendre invisible, on est français ! (Parmi les déportés, la famille Espérance) (Fig. 3).
On peut les nommer, on peut les tirer de l’anonymat hideux de l’extermination vers les étoiles. Et, faute de pouvoir lire tous les noms avec les yeux, je pourrais les faire vibrer au bout de mes doigts, sur cette fine plaque de… ma main s’élance vers le pupitre pour le toucher et de là, enhardie, vers les sculptures. Enfin, le geste est là. Il n’était pas immédiat, le geste. Habitué aux musées où l’on n’a pas le droit d’effleurer les œuvres, où une corde vous en sépare et un gardien se lève de sa chaise dès que vous en approchez trop, le spectateur est éduqué au « respect » : à laisser ses yeux seuls entrer en contact avec l’objet et, s’ils sont « touchés », s’humecter. Il fait trop confiance à ses yeux. En l’absence de touristes et de gardiens, dans la clairière, je peux passer ma main sur les troncs et les pupitres. Sous la surface rugueuse, une froidure qui n’est pas de bois. Ces figures ne sont pas sorties de la forêt amazonienne ni d’aucune autre, mais de la fonderie Roche à Fismes, elles sont en fonte de fer. (Fig. 4)
J’ignore si tel était le projet de l’artiste dès le début, lorsqu’il s’est présenté au concours ouvert en juillet 2005 par le département des Hauts-de- Seine « pour la création et l’installation d’une œuvre d’art à la mémoire des Altoséquanais de confession juive déportés et décédés dans les camps nazis pendant la Seconde Guerre mondiale », ou si c’est là le résultat de contingences qu’il a rencontrées sur son parcours. Les contingences font partie de l’œuvre d’art. Qu’importe, donc. Toujours est-il que je lui en suis infiniment reconnaissante. Heureuse que ces silhouettes ne soient finalement pas « naturelles ». Que le naturel ne vienne pas recouvrir le scandale comme une forêt qui pousse par-dessus les fosses. Ou plutôt : que la nature soit bien là, dans ces arbres fendus qui s’offrent à nos yeux, mais qu’elle se révèle non naturelle au toucher – une dysharmonie des sens, le corps de celui qui regarde est traversé comme par une décharge électrique, par un désaccord, une dissension, se fait l’espace d’un instant un instrument désaccordé. C’est peut-être là que le mot « pupitre », qui jusque-là tournait dans ma tête en roue libre pour ainsi dire, raccroché à rien, fait tout d’un coup sens, car qui dit pupitre dit partition – musique intérieure disharmonieuse et division du territoire perceptif. Ailleurs, par exemple sur le Chemin des Dames où Christian Lapie a réalisé en 2007 une Constellation de la douleur – unique œuvre d’art en France commémorant les soldats africains tombés pendant la Grande Guerre –, les sculptures, pareillement sans visage ni membres, élancées vers le ciel, sont bien en bois enduit de goudron. Je suis reconnaissante à l’artiste pour cette « exception », non pas parce qu’elle soulignerait en sourdine l’unicité de la Shoah par le choix d’un matériau sorti d’un four, mais parce que le dévoilement ici se prend lui-même en défaut. Je suis soulagée de toucher non pas un vrai arbre mais sa représentation en métal, trop de réel aurait laissé planer une possibilité de réparation, une catharsis. Ce ne sont pas des vrais troncs, mais des troncs en métal, des corps de substitution, à la fois plus solides et plus fragiles, une humanité minérale. « Quand on regarde un arbre, on commence à regarder son tronc, et puis on lève les yeux, il nous relie au ciel », dit Christian Lapie, toujours à propos de l’exposition de ses sculptures à Metz en 2011[3]. Cet arbre qui nous relie au ciel, je l’aime en métal. Je peux imaginer qu’on a dû couler le fer fondu dans un moule, qu’avant de devenir un troncplein, il a été un tronc en creux, un arbre-ombre, un négatif en quelque sorte, que le relief des veinules sous mes doigts a été d’abord simplement du vide. Un vide astral.
Mais, dira-t-on, dans les étoiles, il n’y a plus ni Juif ni Grec : n’a-t-on pas ici astralisé, déjudéisé les morts ? Car la Shoah a bien eu lieu sur terre et on est en Île-de-France, où des personnes portant entre autres des prénoms français ont été déportées en tant que juives. Et puis, pourquoi ces silhouettes ressemblent-elles tant à d’autres créées par l’artiste avant ou après, celles de Reims, de Metz, de l’abbaye de Noirlac ? N’a-t-il pas trouvé un signifiant universel, ne nous rejoue-t-il pas du Lapie ? N’est-on pas en train de nier l’unicité de la Shoah ? Je leur réponds, à ces critiques virtuels : Christian Lapie, en faisant un détour par la forêt amazonienne, a trouvé une langue « stellaire » pour parler (aussi) des Juifs assassinés. Les silhouettes pourraient reprendre à leur compte la phrase de Danilo Kis : « juif c’est la quintessence du destin humain ». Après la Shoah, la forêt ne peut plus nous cacher l’arbre. L’arbre est devenu trop humain.
Luba Jurgenson, Eur’Orbem / Paris IV
[1] Question explorée par Philippe Mesnard dans « Comment rendre visible l’effacement des traces », in Ewa Berard, Luba Jurgenson (dir.), Une histoire sans traces ? Le patrimoine matériel russe et la culture mémorielle en Europe, Paris, Petra, 2017.
[2] Interview menée par Cyril Lichan pour France 3, diffusée le 10.08.2011, à couter sur http://culturebox.francetvinfo.fr/arts/sculpture/les-geants-de-bois-de-christian-lapie-exposes-ametz-61741.
[3] Ibid.