Il est au nord-ouest d’Odessa, au nord de la route conduisant au grand port de Nikolaïev, sur le Boug, une région de steppes et de garrigues, presque désertique, presque inhabitée, de part et d’autre du liman de Tiligoul, lagune caractéristique du littoral de la mer Noire. Il y règne une grande chaleur l’été, et toute cette plaine est balayée par de très forts vents venant de la mer. Malgré la présence du liman, qui semble du reste sauvage et peu propice à l’exploitation par les humains, cette région est aride, peu de végétation y pousse, on y trouve quelques champs cultivés mais presque pas de fruits et de légumes. En hiver, c’est un froid intense qui domine, renforcé par les vents qui soufflent du nord et de l’est et amènent l’air glacial du continent. Les routes qui y conduisent sont à peine praticables, ce sont plutôt des pistes que des routes, comportant des ornières à chaque mètre, trous jamais rebouchés s’agrandissant d’année en année avec le gel.
C’est cette région que les occupants allemands et roumains d’Odessa ont choisie pour déporter et exterminer la communauté juive de la ville, ainsi que sa communauté tsigane. Avec une précipitation qui n’a pratiquement pas d’égal dans l’histoire de l’holocauste, et bien qu’avec des moyens pour ainsi dire artisanaux (ils n’avaient pas encore l’industrie de la mort propre aux camps équipés de chambres à gaz et de fours crématoires), ils sont parvenus en moins de cent jours, dès les premiers mois de l’occupation, à exterminer par balles près de cent mille habitants de la ville, un sixième de sa population. À Bogdanovka, le premier et le plus meurtrier de ces grands sites d’extermination, il y eut 54 000 victimes en quelques jours, du 21 au 23 décembre, puis après une interruption pour les fêtes de Noël, du 28 au 30 décembre 1941. À Domanievka, ce sont 20 000 Juifs qui furent massacrés de janvier à mars 1942. À Berezovka, le même nombre, et encore des milliers dans d’autres camps plus petits mais tout aussi terribles, comme Akmetchetka, Mostovoïe, Soukhaïa Balka.
Que disent aujourd’hui les lieux de ces crimes ? Qui connaît, de nos jours, l’ampleur de ces massacres ? Reprenons tout d’abord le fil des événements et partons à la recherche de leurs lieux.
Odessa a été prise par les troupes allemandes et roumaines en octobre 1941, le 16 octobre exactement, et les massacres de Juifs, accusés comme partout d’avoir soutenu les soviétiques, ont commencé immédiatement après leur arrivée. La ville d’Odessa a été déclarée capitale de la nouvelle province de Transnistrie, que les Allemands ont cédée à la Roumanie du maréchal Antonescu. Le 23 octobre, le bâtiment dans lequel se trouvait l’état-major de l’armée roumaine à Odessa a été dynamité par des partisans, tuant le chef d’état-major et soixante-six officiers roumains et allemands. En représailles, un véritable bain de sang fut organisé à l’encontre de la population juive : plus de vingt mille Juifs – les estimations vont jusqu’à 35 0001 – furent emmenés dans les environs d’Odessa et, pour une partie d’entre eux, brûlés dans une grange à Dalnic2, les autres pendus ou fusillés, entre le 23 et le 25 octobre. Certains massacres eurent lieu, comble de la perversion, dans un quartier au nom idyllique, « Arkadia », le quartier qui mène aux stations balnéaires sur la mer Noire connues sous le nom de Bolchoï fontan ([Grande fontaine], où est née la poétesse Anna Akhmatova) :
Le 23 et le 24 octobre, où que l’on portât son regard, il y avait des pendus partout. Il y en avait des milliers. Par terre, à leurs pieds, gisaient des corps mutilés, meurtris et criblés de balles. Notre ville offrait un spectacle effrayant, elle était devenue la ville des pendus. On nous fit marcher longtemps, dans les rues, en nous exhibant à la population […]. Puis nous arrivâmes sur la route Novoarkadiïskaïa, qui mène à la mer (aux fameuses stations balnéaires). Là il y avait une fosse profonde. On nous ordonna : “Déshabillez-vous complète L’embarquement a lieu à la gare de Sortirovotchnaïa. Les gens sont tellement nombreux à s’enfourner dans le wagon que l’on ne peut se tenir que debout, sans bouger, étroitement serrés les uns contre les autres. Le wagon est hermétiquement fermé de l’extérieur et verrouillé (Ehrenbourg & Grossman, p.1713).
Les Juifs qui restaient à Odessa (ils étaient encore plus de 90 000 dans la ville) furent tenus de se rassembler dans un ghetto, dans le quartier de Slobodka, situé derrière la Moldavanka, à la sortie de la ville : « Dès le premier jour passé à Slobodka, les gens comprirent qu’il ne pouvait être question d’aucune “vie” au ghetto. Il n’y avait pas assez d’habitations pour tout le monde. Les gens s’effondraient dans les rues. Les malades gémissaient et s’effondraient sur la neige » (p. 170). Le ghetto de Slobodka était l’antichambre des déportations vers les camps de la mort des bords du Boug. Les condamnés furent conduits à pied, à travers le quartier de Peressyp, jusqu’à la gare d’Odessa-Sortirovotchnaïa (« gare de triage », aujourd’hui Odessa-Sortouvalna, sur les cartes), à la sortie de la ville, où ils furent embarqués dans des wagons de marchandises :
L’embarquement a lieu à la gare de Sortirovotchnaïa. Les gens sont tellement nombreux à s’enfourner dans le wagon que l’on ne peut se tenir que debout, sans bouger, étroitement serrés les uns contre les autres. Le wagon est hermétiquement fermé de l’extérieur et verrouillé (Ehrenbourg & Grossman, p. 171).
Les Juifs du ghetto de Slobodka furent déportés de manière expéditive, en deux vagues, la première dès la fin octobre, tout d’abord en train jusqu’à Berezovka, puis à pied, par grand froid, en direction des localités de Domanievka et Bogdanovka, sur les bords du Boug, dans cette steppe aride et inhospitalière, où ils furent enfermés dans d’immenses porcheries, anciens kolkhozes ou sovkhozes (fermes collectives).
A Berezovka, les portes du wagon s’ouvrirent en grinçant et nous fûmes éblouis par une lueur d’incendie et les flammes d’un feu de bois. Je vis des gens courir, enveloppés par les flammes. Puis je sentis une forte odeur d’essence. C’étaient des gens qu’on brûlait vifs. Ce massacre avait lieu à la gare de Berezovka. Soudain, il y eut une violente secousse et le train se remit en marche, lentement, s’éloignant toujours plus des flammes. On nous emmenait mourir ailleurs (témoignage de Lev Rojetski, p.174).
Au mois de décembre, près de 55 000 Juifs d’Odessa et des environs se trouvaient enfermés à Bogdanovka dans une vingtaine d’immenses fermes collectives, presque sans nourriture et sans chauffage, et plus de 20 000 à Domanievka, Akmetchetka, et d’autres lieux de la même région. Chaque jour, 500 d’entre eux succombaient au froid, à la faim, au typhus. La crainte de la propagation du typhus a conduit le gouverneur de Transnistrie, Gheorghe Alexianu, à prendre la décision de les exterminer tous : « Il faut désinfecter tout cela, sinon ce sont eux qui vont tous nous contaminer » (cité par Alexandra Laignel-Lavastine dans Carp, p. 478), décision entérinée par le chef du service sanitaire de Transnistrie, le Dr. Gheorghe Tataranu.
L’opération de tuerie fut mise en place à partir du 21 décembre 1941 par le préfet de Golta (aujourd’hui Pervomaïsk) : les gendarmes roumains étaient assistés de policiers ukrainiens et de « Volksdeutsche », Allemands ethniques intégrés à la SS. Le premier jour, le 21 décembre, ils regroupèrent 5 000 personnes, ceux qui ne pouvaient pas se déplacer, dans une étable à laquelle ils mirent le feu. Les jours suivants, ils ont « liquidé » les autres baraques, l’une après l’autre, en faisant se placer leurs occupants devant un ravin, à la lisière de la forêt, face au Boug, où ceux-ci furent exécutés par balle, 48 000 personnes en quelques jours, plus qu’à Babi Yar. En bas du ravin, un gigantesque brasier avait été allumé, un four alimenté avec de l’essence et du bois, de sorte que les tués étaient immédiatement brûlés. Les enfants étaient, la plupart du temps, jetés vivants dans le ravin, c’est-à-dire dans les flammes. Une digue de terre avait été bâtie pour éviter que le sang qui s’écoulait ne se déverse dans le Boug (Carp, p. 480).
Quelques jours après que le camp de Bogdanovka eut été « nettoyé », a commencé la liquidation de celui de Domanievka. Les fusillades débutèrent le 10 janvier 1942, toujours opérées par les gendarmes roumains assistés de policiers ukrainiens et de « Volksdeutsche » SS. Elles se poursuivirent jusqu’au 18 mars, les tueurs ayant droit à deux ou trois jours de repos après chaque journée de « travail ». Là, il n’y avait pas de ravin à proprement parler, les Juifs étaient tués dans une forêt ou à la lisière d’une forêt.
« Domanievka est le centre de la mort et des crimes. On y menait à la mort des fournées de milliers de personnes qui se succédaient sans relâche. Au départ d’Odessa, nous étions trois mille, mais seule une poignée arriva jusqu’à Domanievka » (témoignage de Lev Rojetski cité par Ehrenbourg & Grossman, p. 174).
Que reste-t-il aujourd’hui de tous ces lieux dignes de l’enfer de Dante ? Quelle mémoire a été conservée de ces effroyables sites d’humiliation et d’extermination ? Il semble que les Odessites eux-mêmes ne soient pas au courant de ce qui s’est passé aux portes de leur ville, ou peut-être ne le savent-ils pas parce que la plupart des massacres ont eu lieu très loin, dans cette plaine désertique du Boug, à 150 ou 200 km d’Odessa, dans une région où personne ne se rend jamais. Néanmoins, comment expliquer une telle amnésie, un tel silence sur ces massacres, qui ne parviennent résolument pas à faire partie de la mémoire collective de la ville ? Beaucoup de gens, à Odessa, ne connaissent pas les noms de Bogdanovka et de Domanievka, ou sont incapables d’associer quelque chose à ces noms.
Le parcours sur les traces de ces lieux commencera par la Moldavanka, le quartier juif d’Odessa, si bien décrit, évo- qué, animé, par Isaac Babel, qui nous en a laissé une image pleine de réalisme et de tendresse, même lorsqu’il décrit les bas-fonds, la pègre, les tribulations du bandit au grand cœur Benia Krik (Babel).
Non loin de la rue centrale du quartier, Miassoïedovskaïa (d’après le nom de Dementi Miassoïed, propriétaire des usines de bière au milieu du XIXe siècle), au milieu d’une place triangulaire qui s’appelle square Prokhorovski (il est question chez Isaac Babel de la rue Prokhorovskaïa, toute proche), un monument rappelle la déportation des Juifs, et aussi des Tsiganes, qui ont subi le même sort (Houliat & Schneck).
Ce monument, appelé mémorial, a été élevé en 1994, sur l’initiative du conseil municipal et avec des fonds d’une personne privée, Iakov Maniovitch, dont le nom est inscrit sur une plaque. Il est constitué de huit cubes superposés sur deux niveaux (quatre en bas, quatre en haut), en marbre noir ou réalisés dans une pierre noire, qui forment donc comme un grand cube, sur une face duquel est inscrit le texte suivant, en lettres blanches, en hébreu et en russe : « Se souvenir, au nom du futur ! De cet endroit a commencé le chemin de la mort pour des dizaines de milliers de Juifs d’Odessa chassés et exterminés par les nazis en décembre 1941 sur le territoire du camp de “Bogdanovka”, dans la région de Nikolaïev ».
Comme on le voit, les bourreaux sont désignés comme étant des « nazis », terme qui évoque la composante allemande et hitlérienne du fascisme, comme si les Roumains devaient être disculpés, ou comme s’ils étaient de simples exécutants de la politique hitlérienne et ne méritaient pas même d’être nommés. Ce sont pourtant principalement les Roumains qui furent ici les maîtres d’œuvre de l’extermination. Sur une autre face du cube, on a le nom des camps d’extermination : « Route de la mort : Dalnik, Berezovka, Mostovoïe, Domanievka, Bogdanovka », et plus bas : « De la part de Iakov Miniovitch, rescapé de Bogdanovka, participant à la défense et à la libération d’Odessa ». Sur une autre face encore, le texte évoque, en langue rom et en russe, la mémoire tsigane : « En souvenir de plusieurs milliers de membres de la communauté tsigane exterminés par les nazis pendant la deuxième guerre mondiale, 1939-1945. »
Derrière ce monument, une allée de « Justes », plantée d’arbres, honore ceux qui, à Odessa, ont sauvé des Juifs. Puis, un autre monument, circulaire celui-ci, forme une fontaine surmontée d’un groupe sculptural d’hommes nus protégeant un enfant nu aussi, et portant l’inscription « Holocauste. Plus jamais ».
À la gare de Sortirovotchnaïa, à la sortie d’Odessa, où des scènes terribles et des exécutions sommaires eurent lieu lors des embarquements, aucune plaque ne rappelle l’existence d’un véritable camp de transit, sorte de « Drancy » d’Odessa ou d’« Umschlagplatz » (plaque tournante), pour reprendre le terme employé par les Allemands au ghetto de Varsovie.
De la gare de Sortirovotchnaïa, on continue vers l’est et le nord-est, où nous allons essayer de refaire l’itinéraire des déportés et tenter d’imaginer leur calvaire en voyant la route qu’ils ont prise jusqu’à leurs lieux d’extermination, Berezovka, Domanievka et Bogdanovka. Après avoir quitté Odessa, direction Nikolaïev, on arrive à proximité de Kominternovo, où il convient d’obliquer vers la gauche, c’est-à-dire vers le nord, en direction de ces camps. À partir de Kominternovo, appelé aujourd’hui Dobroslav, la route n’est plus praticable.
J’ai mis cinq heures, au départ d’Odessa, pour faire 150 km. Sur une grande partie de la route, il faut rouler en première, à 10 km à l’heure, parfois au pas, pour pouvoir franchir les ornières sans rompre la voiture. Avec un véhicule à quatre roues motrices, on irait un peu plus vite : la seule voiture croisée sur le trajet était un 4 x 4, mais celui-ci n’était pas très rapide non plus. De surcroît, le paysage est désertique. La chaleur est torride en ce jour d’été. Pas une ferme, pas un habitant, pas un véhicule, juste un camion et une ou deux voitures sur toute la route. Pas un village, des champs et des champs, à peine cultivés, pas un arbre fruitier, seulement de la terre qui a l’air en jachère, très sèche.
Qu’il n’y ait personne sur cette route contribue à la rendre encore plus inquiétante, on ne cesse de se demander si c’est la bonne route, si cette piste va aboutir vraiment à un village ou à une ville, si on va trouver un endroit où s’arrêter et se désaltérer, et on est pris d’angoisse à l’idée de risquer de tomber en panne, si par exemple – cela m’est arrivé sur une route d’Ukraine, à Novozlatopol – le châssis reçoit un choc et le réservoir d’huile est troué lors du passage dans une ornière.
Berezovka est la première gare dans laquelle les déportés étaient « déchargés ». Là, soit on les exécutait (Lev Rojetski parlait de granges incendiées dans lesquelles on les brûlait), soit on leur faisait faire des marches forcées jusqu’aux camps suivants. À la gare et dans le petit centre-ville de Berezovka, rien ne rappelle aujourd’hui ces déportations. Dans le cadre de ses recherches en Ukraine, le père Desbois s’est rendu en 2005 à Berezovka et a repéré, grâce à des témoignages, une école dans laquelle étaient rassemblés les Juifs, « avant d’être emmenés en camion vers le lieu d’exécution, un puits au milieu des champs » (Desbois, p. 59) ; il donne une photo de cette école (p. 61), mais rien ne l’indique à qui ne le sait pas. Pourtant, à la sortie de la ville, j’ai repéré par hasard, sur le bord de la route, dans un lieu sans nom, à l’approche du village de Vinogradnoïé, un monument commémorant l’exécution de 20 000 Juifs, tous déportés d’Odessa et assassinés ici. Ce sont probablement ceux dont parle Matatias Carp dans le chapitre de son livre « Région de Berezovka : l’extermination de 28 000 Juifs déportés d’Odessa » (p. 505).
Cette région comportait, jusqu’à la guerre, de nombreux villages « allemands », peuplés de ce que l’on appelait les « Volksdeutsche ». Ces Allemands avaient été appelés par Catherine II pour peupler et cultiver les terres peu habitées du sud de la Russie, comme aussi, plus au nord, les terres de la Volga. Isaac Babel les évoquait dans ses Contes d’Odessa : « Dans les colonies, les Allemands ont une abondante récolte de blé… » (Babel, p. 52-53). Jusqu’à la guerre, on appelait encore ces Allemands des « colons », tandis que les nazis utilisaient le terme de « Volksdeutsche », apparu après la Première Guerre mondiale. À la déclaration de la guerre, Staline a déporté la plupart de ces habitants de souche allemande vers le centre de l’URSS (Sibérie ou Kazakhstan). Pendant l’occupation allemande, une police SS a été créée et une unité de tuerie mobile, le Sonderkommando R (Carp, p. 474 ; Moutier-Bitan, p. 248-249), a été dépêchée par les Allemands, constituées de Volksdeutsche venus majoritairement d’autres régions, notamment des pays baltes. Bien que les Allemands ethniques de la région d’Odessa n’aient pas collaboré en masse avec l’occupant nazi, puisque la plupart d’entre eux avaient été déportés, une confusion est souvent entretenue dans les témoignages et dans les écrits des historiens. Ainsi, Vera Inber, dans le Livre noir, affirme que « les principaux bourreaux furent des colons allemands. Ils étaient nombreux. Les noms russes de villages et de bourgades alternaient avec des noms allemands : München, Rastatt et ainsi de suite. Les colons allemands avaient importé en territoire russe, en plus des noms, cette cruauté sanguinaire propre aux Aryens » (cité dans Ehrenbourg & Grossman, p. 179). Raul Hilberg rapporte le même fait, en se basant sur Matatias Carp et sur des rapports de la gendarmerie roumaine : « La gare de Berezovka était entourée de villages peuplés d’Ukrainiens et d’“Allemands ethniques”. Débarqués du train, les Juifs étaient emmenés dans la campagne et fusillés par les Allemands ethniques de la Selbstschutz cantonnés à proximité » (Hilberg, p. 323 ; voir aussi Moutier-Bitan, p. 249-250). Selon le témoignage de Vera Inber, les déportés étaient brûlés dans des fours destinés au départ à extraire le sel, comme le faisaient au moyen âge les sauniers. « Dans trois sauneries, on brûla environ sept mille personnes. À Rastatt et à Soukhaïa Balka, le nombre de morts s’est élevé à vingt mille » (Vera Inber, témoignage cité dans Ehrenbourg & Grossman, p. 180).
J’ai photographié et filmé le monument, très discret. C’était en plus l’occasion de s’arrêter, prendre une ou deux gorgées d’eau, après avoir traversé ce désert. Personne ou presque ne connaît ce monument, situé dans ce lieu improbable. Au moins, il est là. La plaque est écrite uniquement en ukrainien, le texte dit : « Ici ont péri plus de 20 000 Juifs – vieillards, femmes et enfants –, victimes du génocide nazi. Nous nous souvenons de vous ». Puis, répété en yiddish « Mir gedenken eikh » [nous nous souvenons de vous]. Derrière le monument, il y a un bosquet d’arbres et des champs. Où peuvent se trouver les fosses communes ? Sous le bosquet ? Les Allemands plantaient en général des graines sur les lieux d’extermination pour que de la végétation pousse sur les tombes. Les Roumains faisaient-ils de même ? Je ne vois rien qui ressemble de près ou de loin, par sa forme rectangulaire, par le soulèvement de la terre, à une fosse commune, seule- ment des arbres, une toute petite forêt.
La plaque qui informe de l’événement est tout ce qu’il y a de plus minimaliste. Un chiffre, et un bourreau non vraiment nommé, désigné abstraitement comme étant le « génocide nazi », ce qui permet de ne pas préciser les circonstances historiques, à savoir le fait que les donneurs d’ordre étaient des occupants roumains et les exécutants des milices locales ukrainiennes et des Allemands ethniques sous uniforme SS. Ce terme abstrait de « génocide nazi » et cette gentille pensée adressée aux victimes (Nous nous souvenons de vous) sur le bord d’une piste que personne ne traverse, alors qu’en réalité rien n’est fait pour se souvenir de ces massacres, permet de disculper certains des acteurs, en premier lieu les policiers ukrainiens qui ont participé aux exécutions. Puis je suis allé jusqu’au village de Vinogradnoïé, qui se trouve encore dans l’oblast (la région) d’Odessa, juste avant celle de Nikolaïev.
Bien avant Domanievka, près du lieu-dit de Tokarevka, la route traverse, en rase campagne, une voie ferrée avec passage à niveau, sans barrière. Au moment où je suis arrivé, le signal se met en marche, annonçant l’arrivée d’un train. C’était une des voies ferrées utilisées par les trains de déportation, entre Berezovka et Voznessensk, sur le Boug. Comme cette voie ferrée ne va pas jusqu’à Domanievka, on peut supposer que les déportés étaient « déchargés » non loin d’ici pour continuer à pied jusqu’à l’enfer suivant. J’ai attendu tranquillement le passage du train, un long train de marchandises, certainement peu différent de ceux qui étaient utilisés à l’époque. J’ai pu le filmer avec le pied. Cette vue viendra enrichir les images de mon film sur « Les eaux du Boug ».
Arrivé à Domanievka, toujours après des routes pleines d’ornières, en partie non asphaltées, j’ai traversé toute la ville et je n’ai pas trouvé de monument ni aucune indication sur les exterminations qui ont eu lieu ici. Plus exactement, clairement : il n’y en a pas. J’ai repensé au poème d’Evtouchenko, de 1961 : « Il n’y a pas de monument à Babi Yar ».
Une première dame que j’ai interrogée m’a envoyé au cimetière chrétien, pensant peut-être que je trouverais là un monument juif, la deuxième m’a montré le monument du Holodomor (la famine des années 1930), ce n’est que la troisième personne à qui je me suis adressé, un homme relativement jeune, qui m’a dit qu’il n’y avait pas de monument pour les Juifs. Je lui ai dit que beaucoup ont été fusillés ici, il me répond « Oui, je sais, je sais même où cela a eu lieu, mais il n’y a pas de monument ». Je lui ai donc demandé s’il pouvait me dire où cela s’est passé, il m’a expliqué, m’a montré la direction et j’y suis allé. C’est sur la route de Kozoubivka, la route qui mène, en cul-de-sac, vers le Boug, juste entre Domanievka et le village de Zbrochkovo. Le lieu- dit s’appelle encore aujourd’hui Jidivska balka (que l’on peut traduire par « ravin des Juifs » ou « ravin des youpins », selon que jidivski est pris dans son sens neutre ou dans son sens péjoratif). Juste avant d’arriver à ce lieu-dit (qui n’est pas indiqué sur les cartes, c’est un nom de la langue populaire, une dénomination purement orale), je vois sur la droite deux immenses halles désaffectées, ressemblant fort aux porcheries ou étables utilisées dans les kolkhozes. Ces porcheries ont toutes leurs fenêtres fermées ou murées, mais elles ont été utilisées il y a quelques années, on le voit. Il n’est pas difficile d’imaginer que c’était dans ces bâtiments que les déportés juifs d’Odessa furent enfermés avant leur extermination, ces « écuries » dont parle Lev Rojetski. À la périphérie de Domanievka, explique-t-il, il y avait deux écuries à moitié détruites qu’on appelait Gorki. « On ne nous laissait pas sortir des baraquements ; nous avions de la boue jusqu’aux genoux et les immondices s’entassaient sur place. Les cadavres gisaient comme à la morgue. Le typhus, la dysenterie, la gangrène, la mort. Les cadavres finissaient par former de telles montagnes que c’était horrible à regarder. Une mère morte serrait dans ses bras son enfant mort. Aujourd’hui, je me demande : comment ne suis-je pas devenu fou? Jour et nuit, les chiens accourraient de tous côtés. Les chiens de Domanievka étaient devenus gros comme des moutons. Jour et nuit, ils s’empiffraient de chair humaine et rongeaient des os humains » (cité dans Ehrenbourg & Grossman, p. 174-175).
Un peu plus loin, on arrive à Jidivska balka, que rien n’indique, aucun panneau, aucune plaque commémorative. Je ne l’ai trouvée que parce que j’avais calculé approximati- vement le nombre de kilomètres, puis, voyant que j’étais allé trop loin, je me suis arrêté au village suivant et j’ai demandé mon chemin à des gens qui m’ont dit : « Le lieu où ont été tués les Juifs, faites demi-tour, c’est à 2 km de là sur la droite, vous allez voir, il y a un renfoncement, une sorte de dolina (vallée) ».
J’ai repéré le lieu assez facilement, je l’ai photographié et filmé. Je suis resté longtemps dans ce ravin recouvert d’herbes, de plantes, de mauvaises herbes, de fougères. On voit que ce terrain accidenté n’est pas cultivable et ne le sera jamais, en bordure d’autres champs cultivés. Sur les champs voisins, des tracteurs et des moissonneuses s’activent. Ici il n’y a que mort et désolation, fougères, perces du Caucase et ronces. Je repense à la description sommaire qu’en fait Lev Rojetski : « Domanievka est un petit bourg, un centre de district, entouré de champs vallonnés. Voici une petite forêt, une jolie petite forêt. Sur les buissons et sur les branches des arbres pendent aujourd’hui encore des lambeaux de vêtements déchirés… » (p. 174).
Il n’y a plus aujourd’hui de vêtements déchirés sur les arbres, mais la terre remuée et les plantes qui poussent là parlent d’elles-mêmes. Au loin, j’ai vu arriver un gros nuage qui a vite pris la place de la journée ensoleillée, comme pour recouvrir de sa grisaille le lieu que je photographiais.
J’ai continué ma route en direction du pont qui enjambe le Boug, à Alexandrovka, où se trouve un barrage. J’ai photographié le Boug à cet endroit aussi. Puis, j’ai décidé, malgré l’heure tardive et le coucher du soleil, de remonter le fleuve jusqu’à Ioujno-Ukraïnsk, où se trouve le bac sur le Boug en direction de Bogdanovka.
Les déportés ne prenaient pas cette route, qui traverse deux fois le Boug. Ils continuaient de Domanievka vers le nord, toujours à pied, sur plus de 35 km et arrivaient épuisés. Là, ils étaient eux aussi enfermés dans des porcheries qui avaient appartenu à des kolkhozes.
À la sortie du village de Bogdanovka, là où la route conduit vers une hauteur qui domine le Boug en un très beau panorama, on voit effectivement deux immenses fermes, puis une troisième. Il y en avait, paraît-il, une vingtaine à l’époque, qui contenaient donc des milliers de Juifs d’Odessa et des environs, tous exterminés les uns après les autres devant le ravin. Pour trouver le monument, il faut chercher encore, et demander aux gens, car rien ne l’indique. Finalement, je trouve le mémorial, situé en bordure du ravin, là où les victimes ont été exécutées.
Ce qui frappe tout d’abord, ce sont ces ravins, cette immense fosse naturelle qu’il n’était donc pas nécessaire de creuser. Ils s’étendent devant, à gauche et à droite du mémorial, qui est au centre d’un véritable panorama de ravins. La fosse est aujourd’hui couverte de végétation, de buissons, d’arbustes, d’arbres, de sorte qu’on ne voit pas vraiment le fond du ravin, comme c’est aussi le cas à Babi Yar à Kiev. Mais ici la végétation est sauvage, on est à plusieurs heures de route de toute civilisation. L’été, on entend des cigales, on sent une atmosphère de repos, une chaleur méridionale. Non loin, au-delà du ravin, on voit le Boug couler. Un bac fait passer des voitures et des passagers sur l’autre rive.
J’ai photographié et filmé ce mémorial, mais c’était déjà pratiquement la nuit, donc trop tard. Par rapport à ma précédente visite ici (en 2014), il a été un peu entretenu, son aspect s’est amélioré, une plaque a été ajoutée, la petite grille qui l’entoure a été restaurée. Au haut du mémorial, un emplacement vide témoigne de ce qu’il y avait une première plaque qui a été enlevée. On peut supposer qu’il s’agissait d’une plaque de l’époque soviétique indiquant le nombre mais pas la « nationalité » (ou la religion) des victimes, toutes subsumées sous le vocable de « population civile soviétique ».
Le texte inscrit maintenant, directement sur la pierre, sous une étoile de David, est presque le même qu’à Berezovka : « Ici sont enterrés plus de 54 600 Juifs (vieillards, femmes, enfants) victimes du génocide nazi. Nous nous souvenons de vous. Mir gedenken eikh. »
L’expression « Nous nous souvenons de vous » exprime le fait que ce mémorial est réalisé non pas par les Juifs (comme celui d’Odessa, financé par une personne privée) mais par les Ukrainiens pour les Juifs, désignés comme « vous ». Et le fait d’inscrire « Nous nous souvenons de vous » peut s’interpréter de deux manières, d’ailleurs complémentaires : « Nous nous souvenons de vous, les morts, c’est un devoir de mémoire de se souvenir des gens qui ont péri sous les balles des ennemis. » Mais aussi : « Nous nous souvenons de vous, les Juifs qui viviez parmi nous avant la guerre, et qui n’êtes plus là aujourd’hui », sans exclure que pour certains, cette manière de « se souvenir » est peut-être neutre, sans sentiment de regret. Un peu plus loin, une grande étoile de David et une ménorah surplombent le fleuve.
De Bogdanovka, un bac permet de se rendre, sur l’autre rive, à la ville la plus proche de Ioujno-Ukraïnsk, ou à Voznessensk, car il est déjà trop tard pour joindre avant la nuit le grand port de Nikolaïev.
Devant l’ampleur d’un tel massacre et le peu de publicité dont il dispose, on peut se demander ce qui motive un tel silence. Une première raison, la plus plausible et la plus importante, vient du fait même de la quasi-absence de rescapés, comme c’est aussi le cas, par exemple, des camps de Belzec et de Sobibor. Alors que des milliers de déportés de Buchenwald, Ravensbrück, Sachsenhausen, Mauthausen, sont rentrés après la guerre et ont pu témoi- gner de l’horreur des camps, presque personne n’est revenu des chambres à gaz de Belzec ou de Treblinka, ni des grands sites de tueries comme Babi Yar, Bogdanovka, Lisynitchi, Sosonki, Ponary, Trostianiets et des dizaines d’autres lieux semblables. Une deuxième raison est le fait que la plupart de ces lieux se trouvent sur le territoire de l’ex-URSS, un territoire longtemps délaissé par les historiens. À l’époque de Shoah, Claude Lanzmann n’a pas pu tourner à Ponary, situé en Lituanie (à l’époque, en URSS). Quant aux historiens soviétiques, ils étaient plus intéressés par les batailles et les actes héroïques de l’armée rouge que par les défaites qui les ont précédés et les massacres de populations civiles. Et ces massacres ne les intéressaient qu’en tant que massacres de populations civiles soviétiques, sans distinction de nationalité ou de religion. La spécificité juive du génocide nazi ne rentrait pas dans l’idéologie de l’homo sovieticus, donc elle était niée. Enfin, il s’ajoute que depuis la chute du mur de Berlin et la dissolution de l’URSS, l’intérêt s’est plus porté, de la part des historiens, sur les lieux du goulag et autres crimes commis à l’époque soviétique. La concurrence des crimes et des mémoires ne joue pas en faveur d’une plus grande connaissance et médiatisation de crimes nazis oubliés ou sous-estimés. Cela concerne particulièrement l’Ukraine post-maïdan, engagée dans un processus de réhabilitation de grande ampleur des milices nationalistes et pro-nazies de type OUN et UPA, quand ce n’est pas de la SS « Galicie ». Rappeler les crimes nazis commis contre la population juive remue nécessairement des souvenirs peu glorieux et fait apparaître l’ampleur de la coopération de ces milices avec l’occupant. Il est donc préférable, pour avoir une paix sociale basée sur le mensonge, de pointer du doigt le « génocide nazi », en désignant un ennemi très lointain dans l’espace et le temps, sans préciser l’identité de ceux qui tiraient, souvent, sur la détente des mauser, et avec une grande indulgence pour les voisins roumains dont on oublie qu’ils ont occupé une partie du pays et l’ont transformée en cimetière.
Au-delà de ces questions de responsabilité et des raisons historiques et idéologiques qui motivent ce silence, il y a aussi tout simplement l’éloignement réel et la quasi-impossibilité de se rendre sur ces lieux. Tout un chacun peut prendre un billet d’avion pour Cracovie et passer une journée ou un week-end à Auschwitz, en profitant de l’offre touristique abondante du lieu (voir le n° 3 de Mémoires en jeu, mai 2017, consacré au tourisme de mémoire). Aller visiter les lieux de Transnistrie, dans lesquels ont été installés des dizaines et des dizaines de ghettos et de camps, est beaucoup plus difficile et mérite une intense préparation du voyage, cartes, lectures, guide touristique, manuel de survie en russe, et de préférence un véhicule de type 4 x 4… Mais précisément, cet éloignement par rapport à tout itinéraire connu, cet emplacement des sites de tueries dans des lieux les plus reculés et « ininventables » par un occupant pour lequel le pays conquis n’est au départ qu’une carte géographique, pose encore plus fort la question de la responsabilité des populations locales et de leurs représentants armés. Car comment trouver un tel site, quand on ne connaît pas le pays ? Lorsque j’ai visité Babi Yar avec Claude Lanzmann, en 1998 – c’était sa première visite du lieu – celui-ci m’a dit : « Mais il a bien fallu que quelqu’un leur montre ce lieu, aux Allemands, ils ne l’ont pas trouvé tout seuls ». Ce qui est valable de Babi Yar, situé à moins de dix kilomètres du centre de Kiev, l’est à plus forte raison de ces noms tout à fait exotiques pour nos oreilles que sont Berezovka, Domanievka, Bogdanovka.
1 « Au cours des trois jours qui suivirent, les unités militaires roumaines fusillèrent environ 35 000 Juifs d’Odessa » (Ehrenbourg & Grossman, p. 168). Voir aussi Carp : « C’est là que débute un terrible carnage. Ici, affirment les témoins, entre 25 000 et 30 000 paisibles habitants d’Odessa ont été assassinés d’une manière effroyable » (p. 489 et note 1 p. 490).
2 « À la tombée de la nuit, vers 17 h, tous les hangars ont été incendiés et les Juifs qui y étaient détenus brûlés vifs » (Carp, p. 488). N.B. Selon les textes, on trouve l’écriture roumaine Dalnic, ou la transcription d’après le russe, Dalnik. Pour chaque lieu, il y a de légères variantes orthographiques.
3 Voir aussi les témoignages de deux survivants, le Dr. Adesman et le jeune chanteur Lev Rojetski (p. 170-179).
ŒUVRES CITÉES
Babel, Isaac, 1967, Contes d’Odessa, traduit du russe par Adèle Bloch et Maya Minoustchine, Paris, Gallimard.
Becker, Annette & Forsdick, Charles (dir.), 2017, « Tourisme mémoriel : la face sombre de la terre » (dossier), Mémoires en jeu, n° 3, mai, p. 43-101.
Carp, Matatias, 2009, Cartea Neagra. Le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie 1940-44 [1994], traduit du roumain par Alexandra Laignel-Lavastine, Paris, Denoël.
Desbois, Patrick, 2007, in catalogue d’exposition, Les fusillades massives des Juifs en Ukraine, 1941-1944. La Shoah par balles, Paris, Mémorial de la Shoah.
Ehrenbourg, Ilya & Grossman, Vassili, 1995, Le Livre noir sur l’extermination des Juifs dans les territoires occupés de l’URSS. Textes et témoignages, traduit du russe sous la direction de Michel Parfenov, Arles, Actes sud.
Hilberg, Raul, 1995, La Destruction des Juifs d’Europe, t. 1 [1988], traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra et André Charpentier, Paris, Gallimard.
Houliat, Bernard & Schneck, Antoine, 1999, Tsiganes en Roumanie, Rodez, Rouergue.
Moutier-Bitan, Marie, 2020, Les Champs de la Shoah. L’extermination des Juifs en Union soviétique occupée, 1941-1944, Paris, Passés composés/ Humensis.