Le 1er mars 2014, le Musée le long de l’Yser a ouvert ses portes. L’ancien musée de la Guerre, de la Paix et de l’Autonomie flamande a été complètement rénové pour anticiper le centenaire de la Première Guerre mondiale et l’affluence massive des “touristes de front”. Deux aspects de la guerre sont désormais mis en valeur dans l’exposition : l’histoire du front belgo-allemand et la naissance de l’Émancipation flamande. Mais la métamorphose ne concerne pas seulement les étages de la Tour de l’Yser abritant le musée ; le site entier a été remanié, y compris le parking et le pavillon d’accueil à côté de la Porte de la Paix. Une imposante allée, qui contient les noms des villes martyres belges, Nieuport et Dixmude formant la clé de voûte, mène aujourd’hui les visiteurs jusqu’au pied de la Tour. Moins d’un an après sa réouverture, le musée se révèle être un grand succès auprès du public : le 17 septembre, il a accueilli son 100 000e visiteur.
“Que reste-t-il de la vie ? ”
Le musée s’articule sur 22 étages thématiques, proposant une trajectoire qui conduit du sommet de la tour au rez-de-chaussée et s’inspire de la devise : “Que reste-t-il de la vie ? Que reste-t-il du pays ? ” La “vie” renvoie ici à l’expérience des soldats, notamment pendant la guerre et dans les tranchées, plutôt qu’à la vie de la population dans les zones occupées ou au retour à la vie après le cataclysme. C’est l’histoire militaire de la Grande Guerre qu’on nous propose à Dixmude.
S’appuyant sur une scénographie particulière, le musée s’applique en outre à rendre les expériences des soldats en 14-18 les nôtres. Avant même d’entrer dans la tour, nous empruntons la “Passerelle de l’Espoir”, un pont en bois utilisé à l’époque par les fantassins pour joindre les avant-postes. L’idée de cette “reconstruction véridique”, selon le site du musée, serait bien de “donner au visiteur le sentiment de traverser une zone immergée pendant la Première Guerre mondiale”. Cette scénographie conçue pour que la visite soit une véritable expérience suit ce même principe dans le musée. Au 15e étage, le visiteur se retrouve dans un labyrinthe où il cherche son chemin à tâtons dans la pénombre. Comme s’il se promenait dans une tranchée, le plancher craque sous ses pieds, la respiration haletante d’un soldat en agonie est transmise avec insistance par une bande sonore. Là encore, l’installation invitant à l’identification et à l’empathie, nous sommes transformés en témoins de substitution (vicarious witnesses) appelés à se mettre à la place de ce soldat dont la photo apparaît dans un coin du labyrinthe. Le Musée le long de l’Yser vise clairement, à travers ces simulations, à impliquer le visiteur à un niveau émotionnel et physique, et à lui faire revivre l’expérience de la Grande Guerre. Même si cette stratégie est récurrente dans le contexte des pédagogies mémorielles actuelles, l’on pourrait se demander, à l’instar de Marianne Hirsch, s’il n’est pas possible d’imaginer d’autres formes de solidarité entre ceux qui ont vécu la guerre et ceux qui la commémorent.
En revanche, ailleurs dans le musée, on a opté pour un dispositif dépouillé et minimaliste qui crée une certaine distance. C’est le cas au 16e étage où la vie dans les tranchées est illustrée à l’aide de photos en sépia et en noir et blanc, suspendues devant des écrans lumineux. Le 14e étage, consacré à la lutte entre “l’homme et la machine”, frappe également par sa scénographie austère : dans une série de vitrines, on expose des objets caractéristiques de la guerre moderne et industrialisée. En descendant, nous découvrons des étagères longues de plusieurs mètres sur lesquelles des centaines d’obus sont présentés comme des urnes, chacun portant le nom d’un soldat mort pendant la guerre. Ce type d’espaces fait contraste avec le 9e étage où l’artiste flamand Peter Jacquemyn a couvert les murs et les plafonds blancs d’une gigantesque fresque murale au fusain. C’est une représentation macabre et oppressante du champ de bataille où les cadavres enterrés à la hâte refont surface, éventrés et déchirés, les os retenus par les seules bottes des militaires (Knochenhalter).
“Que reste-t-il du pays ? “
“Que reste-t-il de la vie ? Que reste-t-il du pays ? ” Le deuxième volet de l’exposition concerne le front du Westhoek, la plaine de l’Yser qui a tellement souffert sous la Première Guerre mondiale. La terrasse panoramique de la tour à Dixmude, un peu à l’instar du beffroi d’Ypres qui depuis 2012 fait partie du parcours muséal In Flanders Fields, offre une vue imprenable sur la région et permet au visiteur de détecter les cicatrices que la guerre a laissées dans le paysage. Un paysage qui se lit dès lors comme un palimpseste : certaines cicatrices restent très visibles aujourd’hui, telles que les cratères creusés par la guerre souterraine entre Britanniques et Allemands en 1917 ou les nombreux cimetières et monuments qui nous rappellent les événements tragiques qui s’y sont déroulés il y a un siècle.
Le musée met en évidence l’impact de la guerre sur la terre – et de la terre sur la guerre. Le visiteur qui descend de la terrasse au 22e étage retrouve un grand tableau suspendu au plafond qui représente la région de Dixmude à l’époque de l’inondation : quand les portes des écluses à Nieuport s’ouvrent le 28 octobre 1914, le champ de bataille se transforme en bourbier et la guerre de mouvement s’enlise dans une guerre de positions. Les photos sépia et noir et blanc montrent les soldats dans les tranchées et aux avant-postes, affairés à construire des passerelles et des tunnels, ou s’efforçant à mener une vie “normale” malgré les circonstances : ils se baignent dans les territoires inondés, élèvent des poissons ou cultivent des pommes de terre. Le rapport entre guerre et environnement est analysé ensuite au 2e et 3e étage où l’on a partiellement reconstruit “Beecham Dugout ” (encore cette idée de faire revivre au visiteur l’expérience de la guerre), un abri souterrain britannique appartenant à un réseau de tunnels de plus de 4.500 kilomètres en Flandre occidentale.
Le pays donc, la terre, la boue, les Vlaamse Velden, le paysage, les cratères, mais aussi : l’identité nationale. “Que reste-t-il de la Belgique après la guerre ? ” Il n’est pas tout à fait surprenant, bien sûr, de découvrir à Dixmude l’histoire du Mouvement flamand et de la Tour de l’Yser elle-même, qui se présente comme un tombeau géant pour les soldats flamands. Dès son entrée sur le site, le visiteur est immergé dans la symbolique nationaliste-flamande. En passant par la Porte de la Paix contenant les lettres croisées AVV-VVK (“Alles voor Vlaanderen – Vlaanderen voor Kristus“, “Tout pour la Flandre, la Flandre pour le Christ”) et la mouette volante (blauwvoet, d’après la formule d’Albrecht Rodenbach), il traverse une crypte érigée sur les ruines de la première Tour de l’Yser, dynamitée en 1946 mais qui renaît glorieusement de ses cendres en 1965. Un poème de Cyriel Verschaeve attire l’attention (“Hier liggen hun lijken als zaden in ‘t zand – hoop op de oogst, O Vlaanderland“, “Ici reposent leurs corps comme des graines dans le sable – aie foi en la moisson Ô Flandre”) ainsi que l’inscription sur la “Pierre de Merkem” (“Hier ons bloed, wanneer ons recht“, “Voici notre sang, quand aurons-nous nos droits”, référence à la lutte linguistique et d’émancipation). Dans la crypte reposent les “Symboles de l’Yser”, neufs jeunes hommes morts pendant la Première Guerre mondiale qui représentent le combat des soldats flamands – le combat pour la Flandre. Ensuite, au premier étage de la tour même, on a installé “La Toile d’Or de la Flandre”, le tableau de Hendrik Luyten réunissant dans une scène symbolique les sommités du Mouvement flamand et notamment les activistes. Enfin, sur le toit de la Tour flotte à nouveau le drapeau du lion, après que le remplacement de celui-ci par le drapeau du musée au printemps a provoqué un tollé parmi les nationalistes flamands.
Le parcours muséal présente l’histoire de la Grande Guerre de ses débuts (le militarisme et les alliances), en passant par la confrontation belgo-allemande jusqu’à son dénouement (téléo)logique : la naissance du Frontbeweging et la consolidation du Mouvement flamand. Le motif de “l’identité nationale” sert en outre de fil rouge et de question, à travers le musée entier. À plusieurs endroits, le visiteur est invité à ouvrir des “Fenêtres”, des panneaux sous forme de drapeau national qui se présentent comme autant de moments de réflexion sur la question de l’identité. Néanmoins, cette question ne cesse d’être ramenée à l’idée de la nation, une nation dotée de ses propres symboles, ses rituels, ses héros, son histoire. On regrette le peu d’espace réservé à des visions alternatives sur l’identité – en tant que construction culturelle et sociale, imaginée mais bien réelle – ou sur la mémoire, transnationale et transculturelle au lieu d’être rivée aux frontières nationales (qu’elles soient flamandes ou belges) et mobilisée à des fins politiques.
Paix – Liberté – Tolérance
Le musée s’est donné comme mission de promouvoir le triple message Paix-Liberté-Tolérance, une relecture du slogan “Plus jamais de guerre” présent en quatre langues sur les murs de la Tour de l’Yser. L’idée de la paix s’insinue en effet partout dans le site : elle inspire les œuvres conçues par l’artiste ouest-flamand Willem Vermandere près de la crypte, puis le film “La violence n’apporte jamais la paix” projeté en permanence dans le hall d’entrée du musée. Il est alors étonnant de retrouver, dans ce même hall, une série de panneaux listant les conflits des cent dernières années, de l’Insurrection de Pâques en Irlande en 1916 à la Seconde Guerre mondiale, la Shoah et les crises actuelles en Syrie, à Gaza, en Irak et en Ukraine. Les panneaux portent toutefois le message “Plus jamais de guerre”.
Faut-il voir là une sorte d’acte manqué involontairement cynique ? De la naïveté ? Une sorte d’idéalisme ? Le musée semble mettre en question son propre message de pacifisme radical, qui s’annule inévitablement dans la confrontation aux violences et aux souffrances perpétuelles. Notons que ce paradoxe est également présent à la fin de l’exposition du musée In Flanders Fields à Ypres qui expose une série analogue de conflits mettant en évidence que la Grande Guerre marque plutôt le début d’un cycle de violences de plus en plus meurtrières, qu’une leçon pour ne pas aller plus loin dans la destruction. De toute façon, à force de chanter “Plus jamais de guerre”, on évite de poser les questions essentielles que cette liste évoque : pourquoi l’homme continue-t-il à faire la guerre ? Quels sont les mécanismes de base qui font déclencher les conflits ? Comment en étudier tant les dimensions locales qu’internationales ? Mais aussi, comme se le propose le Musée de Dixmude mais en se limitant au cas du soldat (flamand) au front : comment les hommes et les femmes vivent-ils la guerre ? Il faudrait également se demander quelles sont les incidences de l’ultranationalisme, du séparatisme identitaire ou communautariste, sur le déclenchement ou l’amplification des conflits. Comment, très concrètement, la violence engendre-t-elle la violence ?
Force est de constater ici la faillite du discours nationaliste à saisir la réalité complexe de la guerre. L’attention portée à la Flandre (le “pays”) et à la misère du soldat flamand dans les tranchées (la “vie”), aussi logique que cela puisse paraître pour un musée situé dans un haut-lieu du mouvement nationaliste, semble bien interférer à une analyse plus approfondie du phénomène de la guerre. La symbolique ferait ainsi obstacle à une approche sociale et psychologique de cette explosion de violence qu’a été la Première Guerre mondiale.
. Richard Crownshaw, “Transcultural Memory”, Parallax 17 (4), 2011.
. Chiara De Cesari et Ann Rigney (dir.), Transnational Memory : Circulation, Articulation, Scales, Berlin et New York, de Gruyter, 2014.
. Astrid Erll et Ann Rigney (dir.), Mediation, Remediation, and the Dynamics of Cultural Memory, Berlin et New York, de Gruyter, 2009.
. Marianne Hirsch, The Generation of Postmemory : Visual Culture After the Holocaust, New York, Columbia University Press, 2012.