On a l’habitude de visiter un musée, de se rendre à un mémorial, de se recueillir sur un monument ou simplement d’aller le découvrir, le regarder par curiosité. On oublie qu’il est généralement situé dans un réseau d’autres lieux au sens duquel il participe. Près d’un musée s’élève un mémorial ; un monument les a tous deux précédés de trente, parfois cinquante ans, et voilà qu’un artiste apporte la dernière touche au décor quand ce n’est pas un autre musée qui, non loin, ouvre ses portes. Parfois aucun de ces édifices ne réfère au même événement. Le phénomène aujourd’hui s’accélère. Cela demande pour approcher le mémoriel de ne plus se limiter à penser isolément les lieux qui lui sont dédiés, mais en interaction les uns avec les autres, de méditer l’expérience même du parcours qui y mène. Expérience de nos pas empruntés vers la mémoire, sur des chemins jalonnés d’autres mémoires, d’intervalles, de bifurcations, d’oublis et de futilités, parfois qui peuvent être bien nécessaires.
Allez donc au Mémorial des Juifs assassinés d’Europe au cœur de Berlin. Il représente en soi une entité chargée d’une double histoire, celle du crime nazi et celle des enjeux de sa mémoire après la réunification (près de quinze ans de débats jusqu’en 2005, l’inauguration). Mais on peut aussi s’interroger sur sa situation. L’on n’y accède pas sans avoir préalablement traversé un agencement complexe de structures, de strates et de passages porteurs d’histoire, de mémoire, de cultures, mais aussi d’enjeux économiques indifférents à l’histoire et à la mémoire d’une ville qui garde encore aujourd’hui sur nombreuses de ses façades les impacts des combats d’avril 1945. L’emplacement du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe se trouve à la croisée de plusieurs circuits. D’un côté, la porte de Brandebourg datant du début du XVIIIe avec son style néoclassique, un peu plus loin, le long des masses arborées du Tiergarten, le dôme du Reichstag offert solennellement aux longues files de curieux. Dans l’autre direction, la Potsdamer Platz, le downtown berlinois, surgît comme un mirage au lieu de l’ancien no mans land séparant « jadis » l’Est de l’Ouest. Y ont poussé un centre d’affaires et fleuris de vastes galeries commerciales aux parois tapissées d’écrans mimant Times square. Élargissons le cercle, ce sont alors la Topographie de la terreur, le musée juif ou, de l’autre côté le vaste musée historique allemand, la Bebelplatz de l’historique autodafé nazi avec l’installation de Micha Ullmann (la Bibliothèque engloutie – 1995).
J’ai éprouvé un sentiment analogue – peut-être cela paraîtra-t-il paradoxal, voire incongru tant ces villes sont différentes – lorsqu’à Manhattan je me suis dirigé vers le mémorial de l’attentat du 9/11 récemment ouvert à ce que l’on nomme le « public », dont je fais partie. Tout cela doit être entendu mutatis mutandis, sans intention de comparaison des événements auxquels renvoient respectivement ces constructions. On devra encore pendant plusieurs mois – j’écris ces lignes en juin 2014 – y accéder en cherchant sa voie entre de multiples chantiers. On se croirait encore à la fin des années 1990 sur ce que devait bientôt être ladite Potsdamer Platz. Des grues immenses crânant au-dessus de nos têtes, de gros insectes qui, juchés sur des roues gigantesques, avalent tous les matériaux possibles dont certains n’ont un nom que depuis peu pour élever de nouveaux temples où voisinent déjà et à jamais la mémoire de la terreur et la puissance des affaires, la transcendance du capitalisme rejoignant a contrario l’impossibilité – naturellement transcendante – de donner une mesure au tort subi.
Nous passons dans un tourniquet, puis empruntons une voie sinueuse soigneusement surveillée par des vigiles, des policiers et des gardes veillant autant à ce que personne ne s’égare qu’à ce que l’ordre de notre écoulement, seuil après seuil, s’accomplisse consciencieusement en respectant un rituel bien précis où chaque billet est vérifié et coché pour être vérifié à nouveau jusqu’à trois ou quatre fois. Un par un, on stationne une minute à l’intérieur d’un scanner qui nous examine des pieds à la tête ne dispensant aucunement le garde suivant de demander – avec la simplicité de cette politesse américaine qui déconcerte, quand on vient de France – si ce que vous portez dans la poche intérieure de votre veston est bien votre portefeuille et si, de l’autre côté, ce sont bien des stylos. Ne nous méprenons pas, le rôle qu’assure réellement le personnel de la sécurité, il le joue aussi parfaitement et s’intègre par là même à la dramaturgie du mémorial. Au nombre de cette troupe s’ajoutent les guides qui, à disposition du public, racontent par exemple l’histoire de l’arbre qui a survécu aux cendres incandescentes, ils conseillent et renseignent sans faille. On reconnaîtra un jeu du même ordre chez les guides en uniforme de Ranger qui vous accueillent dans le musée d’Ellis Island (cette île, aujourd’hui patrimonialisée, servit entre la fin du XIXe siècle et la moitié du suivant de lieu d’examen pour autoriser ou non l’entrée sur le territoire américain des candidats à l’immigration les plus nécessiteux).
L’esplanade du mémorial s’ouvre maintenant. Paradoxalement, l’effet est moins impressionnant que ce à quoi je pouvais m’attendre. Les deux bassins de 4000 m2 chacun, censés symboliser la base des tours, seraient esthétiquement saisissants si l’on pouvait in situ adopter le même point de vue qu’offrent les images de synthèse sur Internet. Ainsi la subtilité de l’agencement des fontaines créant l’effet du reflecting absence ne procure pas le vertige que les maquettes virtuelles laissent prévoir. Le concept et ses projections restent comme suspendus au-dessus de leur réalisation concrète, sans s’y accomplir exactement. C’est aussi en ce sens qu’il y a transcendance : que l’idée ne puisse coïncider avec sa réalité ; décalage qui répond certainement à la nécessité de ne pas parvenir à maîtriser ce qui a eu lieu en l’enserrant dans la géométrie collective du souvenir.
De même qu’à Berlin le parcours entre les stèles du monument de l’holocauste dont aucune n’est d’inclinaison ni de taille égales interdit au visiteur de devenir spectateur et, de nulle part, de pouvoir embrasser l’ensemble du dispositif mémoriel, ici, les noms des 3 000 victimes gravés sur les huit rebords des parapets des bassins ne nous écrasent pas et l’on ne peut naturellement saisir visuellement la totalité du site, bien que l’on ait le sentiment qu’il demeure à notre portée. Si grandeur il y a, c’est que le monument est en permanence élevé et porté par les visiteurs dont, en dépit du remue-ménage urbain, se dégage un calme qui vous entraîne à lire les noms des morts, à vous approcher de l’arbre survivant, à sentir l’air se creuser au pied de la nouvelle One World Trade Center de 510 mètres de haut dépassant tous les gratte-ciel de New York et, finalement, à percevoir le recueillement de la foule devenu quasiment palpable. En cela, le vrai monument serait la façon dont ceux qui s’y rendent habitent le lieu bien plus que l’intelligence même d’un dispositif hautement réglé. À moins que l’intelligence de celui-ci ne consiste justement à s’effacer devant la tension commémorative que propagent les présences venues se recueillir.
Sortons du mémorial du 9/11 pour rejoindre la définition plus étendue du site mémoriel que j’avais esquissée au début. À la pointe de Downtown, se dessinerait un triangle venant en partie recouvrir, mais tête-bêche, celui naturel du Lower Manhattan. « Ground Zero » en est la pointe intérieure, on l’aura deviné. Avant d’embarquer pour Ellis Island, vous devrez prendre un ticket pour la Statue de la Liberté et Ellis Island, les deux autres sommets de ce triangle à l’envers qui donnent une autre lecture de la terre que l’on foule. Rien, évidemment, dans la tête des tours opérateurs, ne justifie que l’on aille seulement à Ellis Island – et tout que l’on soit curieux de la Statue (c’est un peu comme l’ « incontournable » triangle Cracovie, les mines de sel de Wieliczka et… Auschwitz). Il faut faire, comme on dit de façon triviale, la « totale ». L’expression, bien que fort déplaisante aux oreilles, n’est peut-être pas si sotte. Dans la tête des agences, il ne faut plus rien rater. Le visiteur doit être comblé.
Ce triangle mémoriel acquiert tout son sens sur le quai de Battery Park dont la verdure borde l’Hudson. Embarquer pour Liberty Island, c’est avoir préalablement longé pendant une heure au moins le mémorial aux soldats américains morts durant la Seconde Guerre mondiale (huit immenses stèles rectangulaires, quatre de chaque côté, et un aigle victorieusement stylisé), le fameux globe de Fritz Koenig qui, après avoir été durement endommagé lors de l’attentat des Twin, a été déplacé sur cette même rive, et le mémorial à la guerre de Corée de Mac Adams. Cela fait beaucoup dans un espace finalement assez petit. Et si l’on cherchait bien, il y aurait encore à trouver. Ainsi, sans avoir encore le pied sur le bateau qui conduit à l’île d’Ellis, les mémoires de la guerre et de la terreur saturent les quelques centaines de mètres sur lesquels se regroupent les files de visiteurs. Rendons-nous directement au dernier sommet, Ellis Island.
Ellis Island est devenue un musée propre et très explicatif (ce qu’il n’était pas dans le film de Perec & Bober), entièrement refait, englobant toute l’histoire des États-Unis et, dans le même temps, la célébrant. Les guides jouent gratis, tantôt avec un enthousiasme dramatique et solennel, tantôt avec un burlesque exagéré, le rôle – j’en ai filmé un, un vrai numéro – qu’ils auraient tenu un siècle auparavant, mais alors sans faire de sentiment. Photos, objets, fac-similés en quantité ne parviennent pourtant pas à nous rapprocher des murs immenses des salles où les immigrés de la vieille Europe attendaient, confinés, leur destin. Finalement, la pièce la plus touchante ne donne pas grand-chose à voir d’autre que des moniteurs (les affiches et les reliques tout autour demeurent quasiment inaperçues) devant lesquels trois, quatre personnes, d’une même famille je suppose, parfois plus, tentent de retrouver un nom ou plusieurs sur des listes informatisées, ou sur des documents d’archives scannés. Là encore, ce sont des particuliers, appelons-les ainsi plutôt que visiteurs, qui donnent au dispositif général son atmosphère, une lueur que la scénographie ne parvenait pas à maintenir.
. Georges Perec et Robert Bober, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir [1980], Paris, P.O.L., 1994. Pour le film éponyme (INA, 1979).
. Michaël Prazan, Angel Island, l’autre visage du rêve américain, Arte – Les Films du jour, 2014.
. Marita Sturken, Tourist of History. Memory, Kitsch, and Consumerism from Oklahoma to Ground zero, Durham – London, Duke University Press, 2007.