Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 03.04.2015
Le grand bois de hêtres
Un vaste bois de hêtres recouvre la colline de l’Ettersberg au-dessus de Weimar, aux beaux jours, Goethe aimait à s’y promener. Après la Première Guerre mondiale, la ville devient le centre du mouvement Bauhaus et le lieu où la nouvelle constitution de l’Allemagne est élaborée. D’où le nom historique de « République de Weimar », laquelle est frappée de caducité par la venue au pouvoir du nazisme. Il faut néanmoins attendre juillet 1937 pour que celui-ci ouvre un camp de concentration sur la colline boisée — bois de hêtres se dit en allemand Buchenwald — et donne au mot « villégiature » un sens particulièrement sinistre.
La triste renommée du vaste bois invite à en associer la nature à la petite prairie de bouleaux — Birkenau, en allemand —, quant à elle, située en Pologne. Ces lieux sont comme les deux négatifs photographiques d’une épreuve — celle de la terreur nazie — dont on ne révèlera jamais assez la violence. Alors que Birkenau (Auschwitz II) devient le centre d’extermination nazi le plus perfectionné et meurtrier, sur sa belle colline, Buchenwald est élevé à la hauteur du plus grand centre concentrationnaire de Reich. 250 000 déportés y ont été internés, 56 000 y sont morts dans des conditions allant de la faim à la torture policière, en passant par l’expérimentation médicale. 8 000 prisonniers de guerre soviétiques y ont été abattus, un par un, d’une balle dans la nuque (autre association venant alors à l’esprit : celle de Katyn où, au printemps 1940, 25 000 membres de l’élite principalement militaire polonaise ont été abattus de la même façon, cette fois-ci par les agents du NKVD).
Durant les années de guerre, Buchenwald étend son empire bien loin sur le territoire de Thuringe en régnant sur 136 camps satellites, parmi lesquels celui de Gandersheim, où Robert Antelme est détenu, celui de Zeitz où séjourne Imre Kertész. Jorge Semprum reste interné au camp principal alors qu’Elie Wiesel y échoue après la marche de la mort résultant de l’évacuation d’Auschwitz.
Le camp est libéré par les troupes américaines le 11 avril 1945[1]. Mais l’histoire du bois de hêtres ne s’arrête pas au 11 avril 1945.
Après que les troupes américaines se sont retirées, le territoire tombe sous l’autorité de zone ladite d’occupation soviétique (SBZ : sowjetische Besatzungszone). Un autre camp vient alors immédiatement prendre ses fonctions au lieu du précédent. En effet, pourquoi ne pas utiliser ce qui était déjà en place et, qui plus est, en fort bon état de fonctionnement ? Le « camp spécial n° 2 » de Buchenwald compte parmi la dizaine que font fonctionner les forces soviétiques au nombre desquels s’ajoutent encore trois prisons. Réputé d’une exceptionnelle dureté, le Speziallager est totalement hermétique au monde extérieur. Y sont internés, certes, des fonctionnaires du Part nazi (NSDAP), mais aussi des individus suspectés ou dénoncés. En tout, on y dénombre 28 000 internés dont 7 000 périssent durant le terrible hiver de 1946-1947. La petite planète infernale est dissoute en février 1950, peu après la création de la République démocratique allemande (7 octobre 1949).
Parallèlement à cette deuxième histoire du lieu de terreur, la mémorialisation du camp nazi est de suite mise en œuvre. La première commémoration se déroule le 19 avril 1945. L’ancien camp nazi s’affirme comme un enjeu majeur de représentation mémorielle. Durant les quarante ans de la RDA, il est la scène apologétique de l’héroïsme antifasciste. Il n’est pas un Allemand de l’est qui ne soit invité à se reconnaître en ce miroir. Puis, à partir de 1990, la peau écailleuse de l’emplacement du camp définitivement débarrassé de ses baraques en bois se recouvre d’une nouvelle floraison. Des plaques honorant des victimes qui n’avaient guère de place dans le discours communiste voient progressivement le jour, accompagnées d’un musée retraçant l’histoire du camp soviétique dont l’ouverture débouche sur la fosse commune, elle-même mémorialisée, où ont été entassés les morts de celui-ci. L’immense tonsure opérée sur les hauteurs du vaste bois de hêtres par les installations concentrationnaires est maintenant couverte de plaques.
Philippe Mesnard
[1] Sur les récits de l’auto-libération du camp produits par les communistes eux-mêmes, voir l’article de Jean-Louis Rouhart à la notice Légende: « auto-libération » du camp de Buchenwald
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