Papa, Maman, je pars pour Austerlitz. » Les soldats de Napoléon, lorsqu’ils quittèrent Boulogne en août 1805, d’où ils se préparaient à envahir l’Angleterre, afin de contrer les armées « coalisées » de la Russie et l’Autriche-Hongrie payées par l’Angleterre pour attaquer la France par le continent, ne savaient pas qu’ils les rencontreraient à Austerlitz à la fin de cette même année. – Le 21 novembre, après la bataille d’Ulm et la prise de Vienne, Napoléon arrête ses troupes (environ 73 000 hommes) à cent kilomètres au nord près d’Austerlitz, petite ville de Moravie, en Autriche-Hongrie, où le général Koutouzov a rejoint la deuxième armée russe et le corps autrichien du prince de Liechtenstein (86 000 hommes). Il dit alors à ses maréchaux : « Jeunes gens ! Étudiez bien ce terrain, nous nous y battrons. » – Non, celle qui partait pour Austerlitz pendant les vacances de Pâques, au printemps 2014, c’était moi. Il s’agissait d’étudier un site mémoriel en Europe centrale pour mes recherches. Ce serait Austerlitz puisqu’Austerlitz, même si je ne m’étais jamais posé la question, était aujourd’hui Slavkov u Brna, en République tchèque.
Car « Austerlitz », s’il faut le localiser sur terre et non dans les livres d’histoire, est un champ de bataille. Or un champ de bataille, c’est avant tout un champ, n’est-ce pas ? Qui sait ce que ce champ est devenu depuis 1805 ? En attendant, c’est bien là le point de départ de notre imagination lorsqu’on s’apprête à s’y rendre. Sans doute parce que j’avais lu le passage des Anneaux de Saturne de Sebald où le narrateur se rend au mémorial de Waterloo, je me voyais comme lui « descendre à l’arrêt du bus et marcher le long d’un champ inculte ». Mes parents, eux, voyaient la même chose, mais sans le bus. De quel moyen de transport disposerais-je une fois sur place, pour m’amener à un champ ? Les gens me comprendraient-ils si je leur demandais de m’amener à « Austerlitz », ce lieu qui a bien dû exister pour donner son nom à une bataille, puis à une gare parisienne, mais dont la présence ailleurs qu’à Paris paraît tout de suite plus fragile ? Il valait mieux y aller en voiture. C’est un peu loin mais anticipant pour moi un grand moment de solitude, mes parents se sont joints au voyage. Je m’étais tout lande même renseignée auprès d’une auberge à Slavkov : « Austerlitz ? » « Yes, Austerlitz, very near ! » (Ouf ! )
Entre-temps, j’avais fait des recherches ; l’expédition s’était organisée. Que m’attendais-je donc à voir à Austerlitz ? Le champ de bataille s’étendait sur 150 ha, chiffre que j’avais intégré sans me le représenter concrètement. Un mémorial a été érigé, une exposition montée mais elle n’avait pas encore ouvert, enfin, une reconstitution de la bataille (reenactment en anglais) devait avoir lieu la veille de notre arrivée ou le lendemain de notre départ. Et si une voix me répétait à la fin : « Tu n’as rien vu à Austerlitz. Quel musée à Austerlitz ? Tu n’as rien vu. Rien. Tu as tout inventé. Tu ne sais rien. » ?
C’était une possibilité mais je préférais que cela n’arrive pas. Il y aurait peut-être des traces de la bataille : Daniela Tinkova évoque de petits objets qui remontent encore à la surface du champ par exemple (Tinkova, 2009). Et si je ne trouvais pas de traces, il y aurait toujours la magie du lieu témoin (Aleida Assmann parle d’une « magie antéïque » des lieux traumatiques [Assmann, 2006]). J’étais convaincue que les lieux gardent la trace, l’énergie d’une présence, d’un contact – on passe bien la main sur le sol qu’a foulé le Christ à Jérusalem.
Dans la préface à un livre de photographies que J. S. Cartier a prises sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale dans les années 1980, Jean Rouaud écrit que lui, de la zone des combats s’étalant sur 600 km de la mer du Nord aux Vosges, il n’a rien vu. « Il faut un œil pour cela », l’œil du photographe. Cartier fait même parler ses photos : il suffit de monter le volume pour entendre le vacarme de la guerre, le grondement des combats (Cartier, 1994 : 9). À Austerlitz, mon œil à l’affût de traces verrait peut-être quelque chose. Si l’œil ne voyait pas, l’objectif de l’appareil photo verrait, lui, peut-être. Et s’il ne voyait pas, j’avais prévu un sténopé. Le film photographique lui, sans intermédiaire, imprimerait peut-être quelque chose si je ne sentais rien. J’ai pris une petite caméra de poche également, pour enregistrer les sons au cas où je ne les entende pas.
Après deux jours de route, nous arrivions dans une campagne comme celles que nous avions traversées mais vallonnée, correspondant mieux aux caractéristiques de la Bohème. Je ne m’attendais à rien mais quand même, je fus surprise d’arriver sous la pluie dans un gros bourg avec des voitures, des feux tricolores et le parking d’un supermarché. Plus tard, une amie polonaise me dit que lorsqu’elle était partie de Cracovie pour aller en vacances en Italie et en Croatie, elle avait croisé le panneau « Slavkov/ Austerlitz ». Prenant le relais de la surprise, le puzzle de l’histoire et de la géographie s’était alors comme remboîté dans son esprit. C’est à peu près ce qui se passa à ce moment-là dans mon esprit, à la nuance près que cette phase fut immédiatement précédée d’une autre : un déboîtement extrême. Arrivés à l’hôtel, toutefois, la décoration nous indiqua que nous étions au bon endroit : tableaux de la bataille dans la salle de restaurant, bas-reliefs en bois représentant Napoléon et mobilier imitation Empire dans les chambres.
Le lendemain matin, nous nous lancions dans un véritable jeu de piste à travers tous les sites qui ont été marqués par la bataille d’Austerlitz, suivant les positions indiquées par Jakub Samek, du « Projet Austerlitz », et le guide fourni par l’Agence régionale de développement de la Moravie du Sud. Nous n’étions en effet pas en terrain vierge. La mémoire des événements qui se sont déroulés en ce lieu « historique » y a été entretenue. Au terrain lui-même sont venus s’ajouter, au fil des ans et des commémorations, des monuments que l’on visite, pour les plus importants, comme le mémorial du Mont Pratzen ou le monument de la butte de Žuran. Cet ensemble forme une sorte de territoire mémoriel à part entière qu’il s’agit de préserver. Les autorités locales et nationales ont donc ici un rôle à jouer, et l’espace du champ de bataille a été proclamé « zone de mémoire » par le décret du Ministère de la culture n° 475/1992 du 10 septembre 1992. Ses limites correspondent à celles du champ de bataille historique, c’est-à-dire qu’il couvre l’aire où ont stationné et combattu les trois armées le 2 décembre 1805. Sa protection consiste en premier lieu en la conservation de l’ambiance historique du site (le développement des communes doit la respecter et tout projet doit être précédé par une recherche historique). L’appellation « zone de mémoire » est le second degré de protection après la « réserve de mémoire ». Il existe actuellement dix-neuf zones de mémoire régionales en République tchèque.
Il nous aura fallu deux jours pleins, sans chômer, pour atteindre tous les endroits stratégiques balisés du champ de bataille, de Slavkov et toute la partie nord le premier jour, à toute la partie sud le second. Les traces des combats que nous avons trouvées correspondent aux éléments matériels (géographiques et architecturaux) de la typologie qu’en fait Daniela Tinkova (2009) : édifices et lieux témoins des événements cruciaux de la bataille (notamment le château de Slavkov où fut signée la paix d’Austerlitz ; la « vieille Poste », Stara Posta, aujourd’hui au bord d’une route nationale, où Napoléon s’entretint avec les maréchaux Soult, Lannes et Berthier avant la bataille, et après avec l’ambassadeur de l’empereur François, le prince de Liechtenstein) ; traces visibles que les combats ont laissées (cratères creusés dans la colline de Santon ou encore trous pour le passage des canons dans un mur d’enceinte) ; pas de petits objets retrouvés sur le champ de bataille, bien que nous ayons fini par faire du tout terrain pour atteindre un calvaire au milieu d’un champ ; monuments, tombes, croix, calvaires (donc) érigés immédiatement ou peu après l’événement, et enfin les autres monuments aux soldats morts construits plus tard, à l’occasion de différents anniversaires et actes commémoratifs (Monument de la Paix sur lequel nous allons revenir ; sur la butte de Žuran, que l’on dit être, par tradition, un morceau d’extraterritorialité française, un bloc de marbre cubique recouvert d’une plaque de bronze représentant les mouvements des armées sur le dessus et sur un côté le discours de Napoléon à ses troupes après la victoire ; sculptures composées de trois colonnes représentant les trois empereurs qui s’y sont affrontés, ou encore une chapelle vouée à Notre-Dame des Douleurs, avec deux boulets de canons encastrés dans les angles de ses murs pour ne citer que ces exemples).
Il existe trois expositions ayant pour sujet la bataille d’Austerlitz sur place : celle du château de Slavkov/ Austerlitz, celle qui se trouve derrière le Monument de la Paix sur le Mont Pratzen, ainsi que quelques objets exposés à la Stara Posta. Il se trouve que nous avons trouvé porte close au château. L’exposition avait bel et bien vu le jour, mais le cahier des charges de son commissaire n’avait pas toujours été respecté. Une plainte avait été déposée auprès du tribunal et l’exposition fermée. Depuis, nous avons appris que l’exposition avait rouvert ses portes, mais les mêmes problèmes ayant subsisté, une procédure en justice était en cours. Lorsque nous nous sommes rendus au château, la seule explication fournie pour justifier la fermeture était que l’exposition « se trouvait désormais » au Mont Pratzen (mais il s’agit en fait d’une autre exposition à part entière). Nous voyons donc deux logiques s’affronter ici : d’un côté l’exigence d’une rigueur marhistorique, d’une authenticité, et de l’autre la volonté d’ouvrir l’exposition aux touristes malgré quelques inexactitudes.
L’unique exposition que nous aurons vue est donc celle du musée construit au pied du « Monument de la Paix » au sommet du Mont Pratzen, que les troupes françaises prirent d’assaut au bout de deux heures de combats particulièrement meurtriers le 2 décembre 1805. L’initiative de sa construction revient au prêtre Alois Slovák en 1899, qui souhaitait la voir aboutir en 1905 pour le centenaire de la bataille. Il lança un appel pour son financement aux gouvernements d’Autriche-Hongrie, de Russie et de France. Les Russes, grands perdants de la bataille, furent les premiers à y répondre, puis le gouvernement austro-hongrois à partir de 1908 et le gouvernement français une fois seulement que les travaux de construction étaient en cours, à savoir de 1909 à 1912, année de l’inauguration. Le monument en pierre, conçu par Josef Fanta comme un « tumulus », se compose d’une base carrée renfermant dans sa partie souterraine les ossements des soldats morts retrouvés sur le champ de bataille et dans sa partie supérieure une chapelle, puis s’élève en pointe à une vingtaine de mètres au-dessus du sol, pyramide tronquée surmontée d’une croix. Aux quatre angles du monument se dressent quatre statues représentant les trois pays belligérants ainsi que la Moravie, où la bataille eut lieu. À quelques mètres à l’écart, des arbres ont été plantés entre 2003 et 2005, geste symbolique signalé par des plaques dont une fait état d’un jumelage avec le département de la Moselle.
Le site du champ de bataille est de fait à la fois « authentique et mis en scène » pour emprunter la terminologie d’Aleida Assmann, la mise en scène n’empêchant pas le caractère « authentique » du lieu et participant du « renouveau des passions » que constate Serge Barcellini, contrôleur des Armées, à propos des acteurs mémoriels de la Première Guerre mondiale, « qui par leurs recherches sur le terrain, la création de collections, l’organisation de visites [nous pourrions ajouter les reconstitutions en costumes par des amateurs passionnés dans le cas des grandes batailles napoléoniennes], apportent une dimension émotionnelle à la géographie mémorielle » (Bénech, Loiseau, Sheil, 2008 : 3). N’oublions pas que malgré la durée extrêmement limitée de la bataille d’Austerlitz, à savoir une journée (les premiers mouvements de troupes furent effectués peu avant le lever du soleil et les armées coalisées étaient en déroute sur tous les fronts dès 16 heures), la bataille a néanmoins profondément marqué la région. Elle impliqua une occupation – et donc des pillages – de pas moins de 150 000 soldats pendant trois semaines. Ces mêmes soldats piétinèrent des champs cultivés par leur avancée souvent aveugle comme le décrit Tolstoï dans Guerre et Paix, l’horizon du soldat se résumant pour l’essentiel à son voisin de devant, et labourèrent le relief de leurs canons, dont des « cicatrices » sont encore visibles aujourd’hui, provoquant la destruction des récoltes et rendant ces sols infertiles pour longtemps. À cela s’ajoutèrent des dizaines de milliers de morts et de blessés, des épidémies… Ce n’est qu’une fois sur place, dans ce paysage, confrontés à la mémoire du lieu, que l’on commence à prendre conscience de la dimension réelle, physique, de l’événement.
Enfin, je terminerai sur un autre constat que nous avons fait au cours de ce voyage, même s’il paraît évident : la coexistence de mémoires différentes en un même endroit, que l’on pourrait qualifier de superposées. Force est de constater que l’histoire a poursuivi sa route en ce lieu également, qui eut donc une vie après Austerlitz. Cela apparaît de manière très visible dans l’accumulation de monuments à la mémoire des morts de la bataille, puis de ceux de la Première Guerre mondiale et enfin de la Seconde dans les différentes communes qui se « partagent » le champ de bataille. Quant à la Seconde Guerre mondiale, elle marqua l’extermination de la population juive de Slavkov, dont la mémoire, commémorée par une plaque à l’entrée du cimetière juif de la ville, est conservée dans l’ancienne école transformée en musée, à côté de la synagogue. Cette superposition n’est pas sans rappeler une autre œuvre de Sebald, Austerlitz précisément. Celle-ci se termine en effet sur une observation du narrateur, dont le nom de famille est Austerlitz : du haut d’une des tours de la BnF, non seulement « il voit les Boulevards Davout, Soult, Poniatowski, Masséna, Kellermann, qui forment des cercles concentriques », rappelant les maréchaux qui prirent part à la bataille, mais il a également l’impression de sentir « passer le flot du temps. […] La ville tout en bas s’est constituée par accumulation de strates successives » et c’est sur le « terre-plein d’Austerlitz-Tolbiac » que furent entassés à partir de 1942 des biens spoliés aux Juifs emmenés à Drancy et ailleurs (Sebald, 2002 : 338-340).
Clotilde Coueille,
Université Paris-Sorbonne
BIBLIOGRAPHIE
Assmann, Aleida, Der Lange Schatten der Vergangenheit. Erinnerungskultur und Geschichtspolitik, Munich, C. H. Beck, 2006.
Bénech, Gérard et Loiseau, Laurent, photographies de Michael Saint Maur Sheil, Champs de bataille de la Grande Guerre. Traces et témoignages, préface de Serge Barcellini, Paris, Flammarion, 2008.
Cartier, J. S., Traces de la Grande Guerre. Les Vestiges oubliés de la mer du Nord à la Suisse, préface de Jean Rouaud « Honneur, champ, contrechamps », Paris, Marval, 1994.
Sebald, W. G., Les Anneaux de Saturne (Die Ringe des Saturn, 1995), traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, Arles, Actes Sud, 1999.
Sebald, W. G., Austerlitz (Austerlitz, 2001), traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2002.
Tinkova, Daniela, « Austerlitz champ de bataille : deux siècles de mémoire vivante », in Lieux de mémoire en Europe centrale, Marès, Antoine (dir.), Paris, Institut d’études slaves, collection historique n°44, 07/2009, p. 49-58.