Anne Faurie-Herbert, IA-IPR lettres, académie de Toulouse
Marie-Laure Lepetit, IG lettres-cinéma
Résumé
Cette ressource propose une lecture commentée, accompagnée d’extraits choisis, de C’est en hiver que les jours rallongent de Joseph Bialot, visant à s’interroger sur les enjeux d’un témoignage quelque 80 ans après et sur des choix d’écriture particulièrement inattendus. Dans une langue qui lui est propre, mêlant pureté poétique et parler populaire, l’auteur superpose images du retour en France depuis l’Ukraine par la mer et souvenirs de la détention à Auschwitz. Les deux Odyssées, celle à bord du Bergensfjord et celle de la mémoire, s’entremêlent, se font écho et se regardent pour permettre un retour au monde.
Mots clés : mémoire, registres de langue, renaissance, souvenirs, témoigner, voyage.
Index géographique : Auschwitz, Pologne, Ukraine, Grèce, France
Discipline/enseignement : français ; Humanités, littérature et philosophie
Niveaux : 3ème ; 2nde, terminale générale
Version PDF : Bialot – Une Odyssée de la mémoire
Le projet d’écriture de Joseph Bialot : aller « au-delà de la partie visible de l’iceberg » ?
Joseph Bialot est un homme de presque 80 ans quand il décide d’écrire sur sa déportation à Auschwitz. Le temps a passé et, même si son corps en porte encore les stigmates, sa chair n’est plus à vif. Son être de concentrationnaire n’est plus celui de Rousset écrivant son premier récit[1] immédiatement après son retour de Wöbbelin alors qu’il est encore convalescent, ni même celui de Levi rédigeant Si c’est un homme ou d’Antelme avec L’espèce humaine.
Quand Joseph Bialot écrit C’est en hiver que les jours rallongent, le moment de sa déportation à Auschwitz est recouvert par les nombreuses strates que les souvenirs ont laissées au fil des décennies. Il est riche de toute une vie ; il colore son récit de sa longue expérience et du regard qu’il a appris à poser sur le monde.
Au moment de la rédaction, Joseph Bialot est par ailleurs un écrivain aguerri, qui publie depuis 1978 des romans, notamment policiers : il connaît et maîtrise les pouvoirs de la littérature et ses limites. D’ailleurs, il a déjà tenté d’évoquer ce vécu « en le romançant », en 1990 dans La Nuit du souvenir, puis en 1998 dans La Gare sans nom, mais sans y parvenir car « l’imaginaire est déformant[2] », explique-t-il.
Quelques temps plus tard, il redessine son projet d’écriture : « C’est brut, au premier degré, au niveau du coup de poing dans la gueule, sans chercher d’explications, qu’il faut essayer de rendre présent ce qui ne peut être regardé, de montrer[3] ce qui est impossible à dire[4] ». S’il choisit de tourner le dos à l’imaginaire, il ne se défie pas pour autant des images, dispositif stylistique le plus efficace pour donner à voir « les visages, les lieux, les mots, les odeurs, les goûts et dégoûts[5] ». De fait, pour obtenir l’effet-coup-de-poing-dans-la-gueule souhaité, sa plume en créera et saura en susciter dans l’esprit du lecteur. Surprenants et audacieux voire incongrus, sortes de monstres, au sens étymologique du terme, jeux de mots et registres mêlés, allant de la langue populaire à la pureté poétique, entrent régulièrement en collision avec le monde infernal dépeint, frappant ainsi le lecteur en plein cœur.
Outre le « brut », l’autre constituant de son projet d’écriture est le « vrac » : « témoigner […] comme ça vient, comme tout revient, en vrac, […] parler des camps comme on vide son sac, chez un analyste, par simples associations d’idées[6] ». Le paradoxe mérite d’être souligné : tout en affirmant ne pas vouloir organiser son texte, Joseph Bialot propose une forme de logique structurelle, celle des associations d’idées…qu’aucun psychanalyste ne mettrait précisément sur le même plan que le vrac !
Et de fait, composition il y a dans ce récit-témoignage, celle que l’on peut subodorer dans le « comme ça vient, comme tout revient ». Celle du flux et du reflux, des mouvements de la mer, des vagues. Celle qui permettra à l’auteur de faire remonter à la surface de l’eau les souvenirs gisant dans les profondeurs d’une vie longue de 80 ans. Celle d’une véritable Odyssée de la mémoire qui précisément s’ouvre en mer : « Odessa. 2 mai 1945. Ultime hurlement de sirène. La dernière amarre larguée, un espace liquide apparaît entre le quai et le Bergensfjord. Lentement, très lentement, la brèche s’agrandit et le paquebot, aménagé en transport de troupes, se dirige vers le passe : porte magique sur la mer Noire, en direction du Bosphore et d’Istanbul, avec pour objectif final Marseille[7] ». Ainsi Joseph Bialot construira-t-il son œuvre dans des va-et-vient constants entre les moments passés sur le bateau qui le ramène à Marseille et les souvenirs du camp, du « temps de la mort vécue et [des] jours qui ont suivi ».
Ces choix d’écriture, muris tout au long d’une vie d’homme et d’écrivain, ce choix du « brut » et ce refus de la fioriture, des chemins de traverse et du détour lui permettront-ils de dépasser l’écueil qu’il pointe du doigt même chez les auteurs qu’il estime être ceux qui « ont le plus fidèlement rendu compte de ce magma infernal[8] », à savoir celui de n’avoir décrit que « la partie visible de l’iceberg » quand lui-même semble affirmer l’impossibilité « d’aller au-delà, sauf à prendre le risque de délirer[9] » ?
Une Odyssée de la mémoire : « un garçon de vingt et un an qui traîne avec lui dix siècles de mémoire[10] »
Une écriture qui mime la dérive des souvenirs (jeu de mots entre les verbes « délirer », terme présent p. 12 pour exprimer l’impossibilité de dire les souvenirs liés au camp, et « dériver », terme présent p. 244 pour exprimer l’errance dans Cracovie) tout en disant le retour au monde : « Retour… J’ai l’âge de l’univers et, toujours puceau, j’ai envoyé l’idéal se faire foutre et Dieu se promener dans les nuages de cendres humaines qui couvrent l’est de l’Europe. Il est vrai que les voyages forment la jeunesse. Je suis formé pour l’éternité et j’ai perdu ma jeunesse[11]. » Le ton est posé : ironie et humour noir, lexique gouailleur et grossier, l’écriture de Joseph Bialot est, tout au long du récit, décalée. « Coup de poing dans la gueule » qui ne cesse de surprendre et faire sursauter le lecteur, elle permet la nécessaire mise à distance d’un pathos qu’il proscrit.
Dans un de ses articles[12], Pierre Vidal-Naquet évoque les « vertus incomparables » de la littérature, du roman et du témoignage. A propos du film Shoah de Lanzmann, il parle « d’une autre façon de considérer la mémoire » : « l’intégration de Proust au travail de l’historien ». Ce processus de réactivation de la mémoire et d’interpénétration de temps distincts est ici démultiplié : temps de l’écriture/ temps du retour/ temps des souvenirs du camp illustre la complexité du projet d’écriture de Joseph Bialot qui tente de rendre perceptibles ces trois strates entrelacées selon un système de motifs et d’échos en refusant l’ordonnancement rationnel de souvenirs par essence douloureux et « éruptifs[13] ». Donner l’illusion d’en maîtriser l’irruption serait dénaturer le propos : à travers ce témoignage se donne à entendre l’impossible retour à l’ordinaire, la difficulté de vivre des anciens déportés, de faire abstraction de ce qu’ils ont vécu et revivent encore quand le souvenir jaillit[14]. C’est là une clé de lecture pour aborder le patient travail de remémoration de Joseph Bialot.
Ses souvenirs s’ancrent dans un double mouvement : le trajet de retour de l’enfer à bord du Bergensfjord se confond par intermittences avec la brusque réapparition de l’enfer, celle du camp : « Nous vivions entre deux eaux. Le camp était là, à portée de main, avec en nous sa marque indélébile[15]. » L’évocation, si elle prend pour trame le voyage de retour depuis Odessa jusqu’à Marseille, refuse toute linéarité. Elle emprunte son rythme et sa temporalité aux heurts et aux cahots d’un cheminement complexe fait de résistances, amnésie protectrice, vaincues par de soudaines irruptions, violentes, irrationnelles, de souvenirs attachés à des motifs dont on peine à percevoir le lien ténu qu’ils entretiennent entre eux mais que Joseph tisse pour nous le rendre explicite sans que la raison ou un ordre quelconque vienne les organiser. Réminiscences capricieuses et imprévisibles, elles jaillissent sans crier gare, trouées qui éblouissent par l’éclat de cruauté qu’elles charrient, puis laissent place au présent de la traversée.
Cette contamination du présent par des fragments de souvenirs douloureux n’est pas sans rappeler la séquence du documentaire d’animation d’Ari Folman[16] Valse avec Bachir. Lors d’un entretien d’Ari avec son ami Ori Sivan est relatée une expérience de psychologie de la mémoire menée à l’aide d’une photographie où figure un décor de fête foraine. Ces éléments visuels d’abord utilisés pour figurer le contexte de l’expérience (un chapiteau de cirque, une grande roue et une montgolfière) réapparaissent ensuite dans le paysage qu’on aperçoit par la fenêtre, derrière le personnage principal d’Ari. Passé et présent s’interpénètrent pour former des images composites. La mémoire ressurgit[17].
Ari Folman, montage de photogrammes issus de Valse avec Bachir, 2008 : la contamination visuelle entre réalisme et imaginaire (9’47 et 10’35)
Lente remontée aux sources de la mémoire scandée par l’écoulement des jours et des escales : les lieux acquièrent un rôle majeur ; plus qu’un décor, ils deviennent des espaces, des étendues sur lesquels projeter le souvenir.
Odessa. 2 mai 1945 : embarquement[18] à bord du Bergensfjord
Lentement, très lentement, la brèche s’agrandit et, le paquebot, aménagé en transport de troupes, se dirige vers la passe : porte magique sur la mer Noire, en direction du Bosphore et d’Istanbul, avec pour objectif final Marseille[19].
À mesure qu’Odessa s’éloigne, la conscience d’un adieu impossible devient plus vive, tenace. Sans doute le regard rétrospectif de Joseph Bialot mesure combien cet éloignement est illusoire, l’oubli impossible. Voilà qui éclaire d’un jour plus net cette remémoration certes tardive mais vivace.
C’est l’heure des adieux !
Adieu à la route Auschwitz-Odessa, adieu aux kilomètres de ruines qui jalonnent le parcours Cracovie-mer Noire. Les ruines…nouvelles bornes sur le chemin du désastre. L’Est de l’Europe n’est plus que ça : un magma de gravats. Humains, urbains, religieux, idéologiques. Tout ce qui permettrait à un homme de supporter sa condition, toutes les conventions, tous les idéaux, toutes les croyances se sont fracassés sous le nazisme et ne sont plus qu’un amas géant de pierres, de cendres et de poussières.
Adieu à l’URSS, adieu au peuple immense d’un pays immense, adieu à ces hommes et femmes, européens et asiatiques, que j’ai croisés durant trois mois et sept jours. Le compte est bon, les soldats sont arrivés le 27 janvier au Lager et nous sommes le 2 mai 1945. Et, aussi, un dernier adieu aux copains morts. Non, pas adieu, un simple au revoir. Je sens que, ceux-là, je n’arriverai jamais à les extraire de mon souvenir. Punition des survivants : trimballer avec eux, en eux, les ombres, les images, les odeurs, les cauchemars.
Salut, les spectres[20] …
« L’écume de la guerre n’est pas faite seulement de cadavres, de ruines, de cris et de fureur, de sang et de larmes, de foutre et de merde mais d’hommes et de femmes, d’enfants qui, n’ayant qu’un vague passé, cherchent à survivre au présent sans s’occuper de demain[21]. » L’image de l’écume, entre-deux qui réduit les frontières, tisse une continuité, rend bien compte de la mémoire enfouie un temps par la volonté de se survivre que l’écriture de Joseph Bialot rend à nouveau visible, tangible, comme une tentative pour apprivoiser les contours, les ombres et… les spectres, véritable finalité de cette odyssée.
Istanbul et le Bosphore
Des lieux qui suscitent un émerveillement presque douloureux car inhabituel ; cette contemplation sonne comme la promesse d’un nouvel avenir à tracer. On s’étonnera donc de la permanence du souvenir des camps, matérialisé par des sensations opposées au sein même de cet instant privilégié. La symbolique de l’aube redouble cette espérance d’un renouveau miné par l’expérience vécue. La lente progression du navire à l’image de la reconquête à mener figure un nouveau combat à mener : lutter contre la contamination de la beauté des paysages enfin retrouvée :
Réveil à l’aube.
Stupeur devant les couleurs douces et violentes qui accourent vers le navire. Le Bosphore est là, devant la proue, et offre à la population éberluée du paquebot un paysage de châteaux forts, de villas, de ports échoués sur une mer pastel. A tribord, c’est l’Europe, sur la gauche, le commencement de l’Asie.
Le Bergensfjord glisse au ralenti dans le détroit, au milieu d’un flot continu de canots, de navires de toutes sortes, torpilleurs gris, barcasses de pêcheurs, cargos. Un parfum oublié accourt de la terre : les lilas sont en fleurs sur la rive européenne et leurs effluves nous tordent les narines. Un premier souffle inhumain[22] pour des hommes habitués à ne sentir depuis des millénaires que l’odeur de la merde, le fumet acide et si particulier de la crasse, les remugles de la mort et du désespoir.
Les passagers sont tous sur le pont. Personne ou presque ne connaissait le Bosphore et les hommes, sortis du trou du cul du monde, redécouvrent la beauté et la paix à l’entrée d’Istanbul[23].
Les côtes grecques
Alors même que le regard de Joseph fixe « les îles de cette mer de rêve », sur cette carte postale bleu marine se plaque une autre image, celle d’un Juif de Salonique rencontré le soir de Noël. Dans un phénomène de boule de neige, elle en appelle immédiatement une autre, celle de tous les Juifs de Grèce morts au camp. Encore et encore, le souvenir resurgit, là où le lecteur (l’auteur ?) ne l’attend pas, faisant sans cesse s’entrechoquer les deux mondes entre lesquels Joseph est ballotté :
Sur la droite du Bergensfjord, une ligne côtière se fait plus précise : une île grecque de la mer Egée. Me revient une image du soir de Noël, ma rencontre avec un Juif de Salonique. Entre le voyage incessant vers les chaudières, les SS et le climat polonais terrifiant pour un Méditerranéen, ils n’ont pas été nombreux à survivre les Juifs de Grèce.
Comme nombre d’entre eux, il maîtrisait parfaitement le français. Nous avons sympathisé, parlé de nos pays respectifs. C’était Noël, n’est-ce pas … Il m’a regardé, s’est emparé de ma main, a remonté la manche de ma veste, dénudant mon poignet qui commençait visiblement à manquer de chair, et m’a dit en riant :
« Toi, tu brûleras sans problème, tu es bien sec ! »
Lui aussi a disparu dans le chaos. Quant à moi, je ne quitte pas du regard les îles de cette mer de rêve lorsqu’elles sortent de l’horizon [24].
Sud de Naples
Comme en écho à la remarque du Juif de Salonique – « Toi, tu brûleras sans problème, tu es bien sec [25]! » –, devant le Stromboli rougeoyant, apparaissent, en un nouveau surgissement photographique, superposition de pellicules, « les lueurs fauves des fosses de Birkenau » :
Il fait nuit sur la Méditerranée. Le Bergensfjord a changé de cap, nous montons plus au nord.
Une lueur rouge, une flamme incandescente, intrigue tous les passagers accoudés au bastingage.
Une torche géante brûle sur les flots. Je me sens mal à l’aise, les lueurs des fosses de Birkenau ne sont pas oubliées. Ces lueurs fauves que l’on voyait de « la baraque » et qui n’étaient que des tranchées d’appoint lorsque les crématoires arrivaient à saturation.
– Le Stromboli, dit une voix. Une des îles Eoliennes, nous sommes au sud de Naples.
Il fait très doux. Je m’allonge sur le pont, regarde les étoiles dans cette nuit paisible[26].
Chacune des étapes de ce retour à la vie ouvre sur un souvenir dont l’ampleur et la gravité vont crescendo.
Cap Janet, Marseille
En écho à la longue traversée à bord du Bergensfjord avant l’arrivée « le 10 mai 1945[27] », cette odyssée de la mémoire relate la difficulté de recouvrer la liberté, de s’autoriser à nouveau l’espoir, l’insouciance, forme de légèreté insoutenable pour qui a connu l’expérience de la mort. « Le voyage s’achève. Le Bergensfjord est amarré. Les ponts sont noirs de monde. Tous les lauréats du voyage, tous les rescapés d’un long naufrage individuel et collectif, tous regardent cette ville tant attendue[28]. » Cet accostage, qui clôt le cycle de l’errance (le motif des amarres qui ouvrait le récit se retrouve ici dans un geste inversé), est marqué par un événement majeur que Joseph Bialot, avec un laconisme pudique, énonce comme une renaissance à double tranchant : « Et je reçois l’exeat, la carte de rapatrié qui va me permettre de retrouver ma véritable identité. Le 11 mai 1945, à Marseille, j’ai cessé d’être Jules Joseph Souverbielle[29] ».
C’est là peut-être que se noue le drame de tout déporté se survivant à lui-même : celui d’une « schizophrénie » résiduelle[30] qu’aucune démarche administrative ne peut enrayer. Ce que l’auteur nomme lui-même « le vide sidéral dans lequel ont vécu les déportés[31] », un indicible fossé creusé entre ces deux faces d’un même être, « esprit fendu et âme brisée », pressenti par la mère de Joseph : « Jusqu’à sa mort, en 1972, elle fêtait mon anniversaire deux fois par an, le 10 août pour l’état civil, lorsqu’elle m’a mis au monde, et le 27 janvier, jour de ma “libération”, date de ma sortie du monde. Elle ne m’a jamais posé de questions mais restait, les yeux mi-clos, totalement silencieuse, s’imprégnant de mes pauvres mots de tous les jours, lorsque je lui parlais de cette période de ma vie, lorsque j’ai vécu le “désespoir transformé en néant pour pouvoir essayer de renaître[32]”. »
Le récit de Joseph Bialot a cette particularité de nous sensibiliser à l’après : la mise en musique de l’horreur, orchestrée par la mécanique inhumaine des nazis, laisse le champ libre au désordre, à une triste anarchie. L’errance dans une Cracovie à la fois cosmopolite et désorganisée, livrée à une liberté à peine retrouvée dont chacun peine à s’habituer, fait penser à l’atmosphère inédite du Lager déserté par les SS où la servitude pèse encore : « Nous sommes libres de nous mouvoir dans notre prison. Nous sommes des mouches libres de voler mais emprisonnées dans une cage de verre. Impossible de sortir, de quitter le Lager[33] ». On ne brise pas impunément l’humain sans que sa reconquête n’exige du temps et un ré-apprentissage : « Passer du peloton d’exécution à la liberté, sans transition, vivre sa condamnation à mort en permanence et être amnistié, sans apprentissage, est insupportable pour la sensibilité humaine […]. Une renaissance ? Sûrement, encore faudrait-il que j’en découvre le mode d’emploi, s’il existe[34]. »
« Oui, achevée l’odyssée »
Au terme de ce voyage de retour coïncidant avec la fin du temps de l’écriture, en une prière à la mémoire de « ces hommes, abandonnés de tous, [qui] ont flambé au cœur de l’Europe du XXème siècle[35] », en des lignes d’une poésie bouleversante où les oppositions et les clair-obscur déchirent la conscience du lecteur, Joseph Bialot, qui a abandonné ici l’humour noir et grinçant, crie et pleure [36] la fin d’un peuple et la fin d’un monde, pour ne pas dire du monde :
Ce peuple, cette poignée d’hommes sanctifiée par le sang coulant de ses millions de plaies, ce peuple oint par ses larmes, purifié par son incorrigible foi, par son incoercible attachement à son dieu, a achevé son parcours dans les terres pourries de l’Est européen.
Oui, achevée l’odyssée.
Les Juifs étaient le Verbe, la Loi.
L’épée et la force restaient l’apanage des SS.
Les uns disaient sciences, les autres répondaient délires, bûchers et n’étaient que cris et hurlements. Les uns priaient, les autres défilaient, se décoraient, se tuaient, se félicitaient, se commémoraient, ne croyaient qu’au chef qui commandait quand ceux qui imploraient le ciel n’acceptaient que le Maître qui enseignait.
Au Lager, ce peuple qui n’avait pas « l’honneur » des guerriers mais qui possédait jusqu’au fond des tripes la dignité du juste n’était composé que de torches humaines. Oui, chaque corps qui s’embrasait dans un four crématoire, dans une fosse, chaque flamme d’Auschwitz éteignait une étoile dans le ciel.
Désormais, il fera noir sur la terre, très noir[37].
Notes
[1] Il s’agit de L’univers concentrationnaire qui a obtenu le prix Renaudot en 1946.
[2] Joseph Bialot, C’est en hiver que les jours rallongent, Paris, Seuil, 2002, p. 14.
[3] C’est nous qui soulignons.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 16.
[6] Ibid., p. 17.
[7] Ibid., p. 19.
[8] Ibid., p. 12.
[9] Ibid.
[10] Ibid., p. 270.
[11] Ibid., p. 23.
[12] Vidal-Naquet Pierre, « Le couple histoire-mémoire face à la Shoah », Hommes et Migrations, n°1158, octobre 1992, Mémoire multiple, p. 15-16.
[13] Pour la citation complète, cf la version en PDF.
[14] « En un éclair de seconde, mille petites choses, un bruit, un cri, une image nous ramènent au camp. », Raphaël Esrail, L’espérance d’un baiser, Paris, Robert Laffont, 2017, p. 222.
[15] Joseph Bialot, C’est en hiver que les jours rallongent, op. cit., p. 45-46.
[16] Valse avec Bachir (86’, 2008), troisième long-métrage du scénariste et réalisateur israélien Ari Folman.
[18] On notera l’emploi ironique du terme « croisière », p. 21 et p. 23, qui caractérise bien le registre de langue qu’affectionne l’auteur et dont nous parlions ci-dessus.
[19] Joseph Bialot, C’est en hiver que les jours rallongent, op. cit., p. 20.
[20] Ibid., p. 20-21.
[21] Ibid., p.32.
[22] Le souffle inhumain de ce qui est… humain ! Le nazisme, en tant qu’il est une idéologie anéantissant les valeurs qui fondent l’Humanité, a détruit l’humain dans l’humain.
[23] Ibid., p.24-25.
[24] Ibid., p. 33-34.
[25] Ibid., p. 34.
[26] Ibid, p.146.
[27] Ibid., p. 245.
[28] Ibid., p. 265.
[29] Ibid., p.266.
[30] « […] j’ai compris brutalement que tous les rescapés des camps étaient des schizophrènes. J’entends schizophrénie en son sens étymologique, “l’esprit fendu, l’âme brisée” », Ibid., p.279.
[31] Ibid., p.281.
[32] Ibid.
[33] Ibid., p. 193.
[34] Ibid., p. 221, p. 225.
[35] Ibid., p. 274.
[36] Cf la phrase d’exergue : « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes. », Henri Calet, Peau d’ours.
[37] Ibid., p. 274-275.