Photo d’illustration : © Jérôme Prébois
La classe de troisième, comme celles de Première professionnelle et de Terminale, est un long tunnel pour les élèves qui, dans plusieurs disciplines et au sein des projets interdisciplinaires qui leur sont proposés, sont confrontés de septembre à juin aux violences de l’histoire du XXe siècle. Conscients que cette traversée éprouvante peut atteindre les adolescents qui leur sont confiés, les professeurs sont souvent à la recherche de supports permettant de transmettre cette histoire tout en ménageant leur sensibilité. Une jeune fille qui va bien, premier film de Sandrine Kiberlain en tant que réalisatrice, peut leur en donner la possibilité.
Il est une autre raison pour laquelle il est nécessaire de montrer ce film à des élèves : il fait partie de ces œuvres – et elles ne sont pas si nombreuses que cela – qui aident à concevoir ce qui représente pour nos élèves un inconcevable, la mise en place par l’État français des lois antijuives, leur montée au cours de l’année 1942, véritable tournant sur lequel le film se centre, et les persécutions conduisant à la Shoah. « J’essaie parfois d’imaginer » ce que ça peut faire, dira, pleine d’empathie et de délicatesse, l’amie, non juive, de la jeune fille qui va bien, au moment où cette dernière lui montre l’étoile jaune cousue sur le revers de sa veste. Ces quelques mots, elle les prononce dans un souffle, presque avec gêne : elle a conscience qu’elle ne saura jamais vraiment ce que ça fait et que même l’« imaginer » est impossible. Alors, évidemment, l’on s’interroge : Une jeune fille qui va bien, titre programmatique ou antiphrastique ? Ironie ou provocation ? L’un et l’autre probablement. Peut-on être une jeune fille juive qui va bien en 1942 ? Pareille question permettra à la fois de faire émerger, avant le visionnage, les attentes des élèves-spectateurs, occasionnées et soutenues par leurs connaissances historiques, et de servir, par la suite, de fil rouge pour l’analyse du film.
Mais, par-delà l’année 1942, le film donne également la possibilité non pas de faire comprendre – Sandrine Kiberlain, qui a longtemps chercher à comprendre, sait aujourd’hui que c’est impossible – mais d’approcher par la pensée un impensable, l’extermination des Juifs d’Europe. Écrire et réaliser ce film lui ont permis d’affronter ce « roc de l’incompréhensible », confie-t-elle à Laure Adler sur les ondes de Radio France le 25 janvier 2022[1], et de prendre part, avec son langage, à la vaste entreprise de transmission de cette mémoire. Cette « piqûre de rappel », elle la veut la plus forte possible et, à ses yeux, il n’y a qu’un moyen d’y parvenir, celui de parler de la jeunesse soudainement, brutalement, sauvagement fauchée. Aussi, sort-on de ce film comme l’on quitte la maison des enfants d’Izieu : en éprouvant les mêmes sentiments, les mêmes sensations, en faisant les mêmes constats et emplis des mêmes réflexions. Dans ce lieu de mémoire, on y regarde des dessins d’enfants aux vives couleurs et aux motifs témoignant d’un imaginaire ouvert sur le monde – des dessins qui ne sont en rien des dessins d’enfants victimes de guerre[2] –, on y voit des photographies où des jeunes, petits et grands, filles et garçons, s’amusent et rient dans le jardin autour de la fontaine, on entre dans une salle de classe où tous apprennent, se construisent, grandissent. Traces d’une jeunesse, traces de vies, brisées en un éclair de temps, celui de l’arrestation le matin du 6 avril 1944, premier jour des vacances de printemps. Ce que fait sentir cette visite c’est précisément ce que le film de Kiberlain nous fait saisir du regard : la volonté absolue des nazis de traquer tous les Juifs jusqu’au bout, sans merci, dans les moindres recoins, et la volonté génocidaire de détruire même « ce qu’il y a de plus beau », la jeunesse dans son élan vital.
Et si le musée d’Izieu et Une jeune fille qui va bien y parviennent c’est parce que tous deux reposent sur une esthétique qui refuse l’ostentation et la démonstration, préférant l’art du non-dit ou plutôt du non-montré : le dépouillement des pièces de la maison et le caractère feutré de l’œuvre cinématographique font tout à la fois leur force et leur finesse. Car Sandrine Kiberlain l’a fort bien compris : ce n’est ni le bruit ni la fureur des images qui peuvent servir la compréhension de la situation et de ses enjeux, qui aident à construire une pensée, ni même qui génèrent les émotions les plus intenses. C’est pourquoi elle a fait le pari de l’implicite par le biais de la technique du « montrer/cacher », si chère au cinéma. De cette « ville étrange que ce Paris de l’Occupation[3] », l’on ne voit rien, l’on n’entend rien : aucun drapeau nazi ne flotte sur les monuments ou sur les places, pas un SS n’arpente les rues les faisant résonner des bruits de ses bottes, aucune marque sonore ostentatoire (crissements de pneus, bruits de tirs, cris…) ne vient perturber l’oreille ou faire sursauter le spectateur. La réalisatrice n’a rien conservé de tout ce qui fait l’habituel décorum cinématographique pour représenter la capitale française occupée, manière de rendre compte du fait que cette période de l’histoire lui a été transmise « dans le silence » et qu’elle a « tenté de reconstituer » « tout ce qu’on ne [lui] avait pas dit ». Filmant en plans très serrés, elle ne montre rien parce qu’« on ne peut pas décrire, on ne peut pas montrer, ni démontrer », ce qui ne veut pas pour autant dire qu’elle ne donne rien à voir.
C’est en effet à l’intérieur de l’appartement familial, par l’entremise du père, que l’on a accès aux réalités extérieures. André, au fil de l’eau, tient informés ses enfants, Igor et Irène, et Marceline, la grand-mère qui vit avec eux, des nouvelles lois promulguées contre les Juifs, et endosse le rôle de celui qui ne cesse de dire avec entêtement qu’il faut les respecter. Ainsi, apprend-on par lui la nécessité de faire tamponner sa carte d’identité d’un Juif/Juive à l’encre rouge en application de la loi du 11 décembre 1942 ; dans un dialogue qu’il a avec sa voisine Josiane venue lui rendre visite, l’on découvre que les Juifs ne sont plus autorisés à posséder un poste de radio ; par une lettre qu’il reçoit l’on comprend qu’Irène, parce qu’elle est juive, ne pourra probablement pas passer, à la fin de l’année, le concours du conservatoire de théâtre pour lequel elle se prépare en répétant Marivaux. Conscience civique ? Confiance dans la République, comme on l’a si souvent entendu dans la bouche des témoins ? Si Mme K. a été arrêtée, c’est « parce qu’elle était juive polonaise, mais nous, on est français », explique-t-il, se voulant rassurant. Y croit-il vraiment ? Tout dans l’expression de son visage tend à prouver le contraire.
Face au respect de la loi que représente le père se dressent, un instant, Marceline, qui cache les papiers d’identité pour qu’André n’aille pas les faire tamponner mais finalement cède et les lui rend, et le fils, Igor, qui se révolte quand son père lui tend sa carte marquée de rouge : « Comme si l’on n’avait pas le choix ! » Et Irène ? Quel rôle joue-t-elle ? Elle semble ne rien voir. D’ailleurs elle doit porter des lunettes, lui dit le jeune médecin Jacques : c’est sa vue très mauvaise qui est la cause de ses évanouissements répétés. Mais de lunettes, en réalité, elle n’en a nul besoin. Supercherie, marivaudage de jeune fille qui prend ce prétexte tout théâtral pour voir et revoir le jeune homme dont elle est en train de tomber amoureuse[4]. La raison de ses évanouissements est tout autre : malgré son insouciance, ses rires, ses moments de bonheur avec ses camarades de théâtre, ses traversées, corps et cœur légers, des jardins et des rues de Paris, ses virées en vélo, ses parties de campagne avec Jacques et leurs premiers moments d’amour charnel, elle voit, elle sent, elle sait absolument tout. Et le film offre aux spectateurs deux moments, certes discrets – mais cela participe de l’esthétique de l’implicite dont nous parlions plus haut –, qui le confirment : d’une part, le visage effrayé qu’elle a lorsqu’elle surprend une conversation entre André et Marceline – un effroi qu’elle masque par un feint « À ce soir ! » qui nous rappelle qu’elle est actrice et joue du Marivaux en boucle (« tu t’es tellement entraînée que le texte, tu pourrais leur faire à l’envers », lui dit son père le matin du concours) ; d’autre part, la confidence rapide qu’elle fait à sa camarade de jeu : « Tu sais, mes évanouissements ce n’est pas le trac », montrant subrepticement, pour la dérober aussitôt, son étoile jaune sur sa veste.
Comment Irène ne pourrait-elle pas voir ? Elle qui lit l’inquiétude et la tristesse sur le visage de son père, elle dont l’ami Jo a disparu sans laisser de traces[5] et qu’elle recherche en vain, elle à qui le directeur du théâtre dans lequel elle travaille le soir comme ouvreuse en interdit l’accès, elle qui va remettre à la Kommandantur le transistor familial et son vélo (« tout ce qui nous relie à l’extérieur »). Ce n’est donc pas qu’Irène ne voit pas, mais elle entend résister, résister au rétrécissement, aux privations, aux restrictions, aux pertes, en vivant, coûte que coûte, en jouissant de sa jeunesse, en aimant, en bravant les interdits, en continuant de préparer un concours pour construire son avenir auquel elle croit comme n’importe lequel ou laquelle de ses camarades. Un avenir dont la séquence finale, toute en points et contre-points, viendra soudain mettre en suspens la possibilité même dans un ultime « montrer-cacher », à la fois le plus spectaculaire et le plus silencieux de tous, témoignant là encore de la puissance de l’art du non-dit, signature du film.
Si nous avons tenu, par cet article, à revenir sur ce film huit mois après sa sortie, c’est parce que lui offrir une place dans Mémoires en jeu et un espace dans le cadre de la classe est une manière de dire que la critique, en lui faisant parfois mauvaise presse, l’a indubitablement mal compris. S’en tenir à ne voir dans Irène que la jeune fille légère, qui refuse de considérer ce qui se passe autour d’elle et s’enferme dans le déni, c’est précisément ne pas prendre en considération ses malaises, qui pourtant se répètent, ni savoir les interpréter alors même que leur signification est présente en creux – mais encore faut-il être à même de lire non pas entre les lignes mais entre les images – est, par ailleurs, clairement explicitée dans l’une des scènes finales. Reprocher au film qu’il soit « déréalisé », entendez qu’il ne soit pas plus ostensiblement ancré dans une période historique, c’est n’être pas sensible à l’art dont l’une des forces réside dans son pouvoir d’atténuation : l’on n’a besoin ni de bruit ni de fureur pour révéler la violence d’une réalité historique, nous la donner à voir et à entendre. Et, plus grave, c’est ne pas percevoir le message, là encore sous-jacent, du film : ce que vit Irène est intemporel et n’appartient à aucun territoire. Cela peut se passer hier, aujourd’hui ou demain, ici ou ailleurs. La montée des partis d’extrême droite en Europe et leur prise de pouvoir toute récente dans des pays comme la Suède et l’Italie confirment bien malheureusement cette leçon. Aussi, si l’on devait chercher une dernière raison pour montrer ce film à la jeunesse d’aujourd’hui, celle-ci en est une et elle se suffit à elle-même.
[1] Propos recueillis dans l’émission L’heure bleue de Laure Adler, le 25 janvier 2022. Consultable sur le site de France Inter à l’adresse suivante : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-bleue/l-heure-bleue-du-mardi-25-janvier-2022-3474979
Toutes les expressions qui se trouvent entre guillemets sont des extraits de ces propos.
[2] Sur la question des dessins d’enfants victimes de guerre, on se reportera à l’article de Corinne Spodeck commentant l’exposition « Déflagration – Dessins d’enfants et violence de masse » du MUCEM : https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/a-propos-de-lexposition-deflagrations-des-enfants-victimes-de-guerres-dessinent/
[3] Patrick Modiano, discours de réception du Prix Nobel, 7 décembre 2014.
[4] On pourra, pour lancer l’échange sur le personnage d’Irène, faire commenter aux élèves cette phrase étonnante de Eithne O’Neill, caustique et critique à l’égard du film, mais dont il n’a visiblement pas compris toutes les subtilités : « Irène embellit, grâce aux joies du premier amour, mais pâlotte et myope, elle s’évanouit de plus en plus », in Positif, février 2022, n°732, p. 56.
[5] La disparition de Jo, là encore, relève de l’art de l’implicite. L’on pourrait s’arrêter sur les raisons de cette disparition et faire émettre des hypothèses aux élèves : a-t-il été arrêté ? Et pourquoi ? A-t-il pris le maquis ? Est-il passé en zone libre ?
De manière générale, l’accumulation des sous-entendus ne permet la compréhension immédiate qu’à un public averti. Pour que les élèves ne passent pas à côté d’éléments, notamment contextuels, qu’ils ne comprendraient pas, il convient de les expliciter, notamment dans le cadre d’un travail interdisciplinaire en lien avec le cours d’Histoire.