Résumé : De 1954 à 1962, les Français et les Algériens sont plongés dans une guerre qui ne disait pas son nom. La table ronde qui s’est tenue dans le cadre du plan académique de formation de Nantes, et dont cet article rend compte, a pour ambition de réfléchir à l’enseignement de la guerre d’Algérie afin d’engager les professeurs et les élèves dans une dynamique d’enquête et un travail de problématisation. À cet effet, elle s’intéresse aux représentations artistiques qui mettent en scène les bouleversements qu’a connus la société française de l’époque et montre ainsi que de nouveaux récits sont devenus possibles. Un échange autour de la question des différentes mémoires, comme celle des anciens d’Algérie par exemple, est aussi l’occasion d’éclairer, en particulier, pourquoi la guerre d’Algérie reste une question vive six décennies après la fin du conflit.
Index géographique : Algérie, France
Disciplines : histoire ; lettres
Niveaux d’enseignement : collège et lycées
Dans le cadre de son plan académique de formation, l’académie de Nantes met en œuvre un cycle de formations sur les questions socialement vives. Après une première formation sur l’enseignement des traites négrières et de leurs abolitions, les référents académiques « Mémoire et Citoyenneté », Anne Parillaud, IA-IPR d’histoire-géographie, et Sébastien Annereau, IEN-ET-EG de lettres-histoire, ont proposé un deuxième temps de travail sur la guerre d’Algérie et ses mémoires. La table ronde qui rassemblait Raphaëlle Branche[1], Abderahmen Moumen[2], Benoît Falaize[3], Vincent Marie[4] a accueilli une quarantaine de professeurs de collèges, de lycées d’enseignement général et technologique et de lycées professionnels.
Trois grandes questions ont été posées aux intervenants et ont constitué le fil rouge de la matinée :
- À vos yeux, quel enseignement spécifique pouvons-nous mettre en œuvre en classe pour parler des violences de la guerre d’Algérie ?
- Comment travaillez-vous avec les représentations médiatiques et artistiques de la guerre d’Algérie ? Ces représentations sont-elles pour vous des sources utiles ?
- Dans vos métiers et vos missions, comment dépassez-vous les tensions entre mémoires et histoire de la guerre d’Algérie ?
Les lignes qui suivent constituent le compte rendu des échanges qui ont eu lieu.
Quel travail spécifique pour aborder les violences de la guerre d’Algérie ?
Abderahmen Moumen
Il est d’abord important de préciser, d’expliciter, de contextualiser les termes employés de chaque côté de la Méditerranée : « guerre d’indépendance algérienne », « guerre d’Algérie », « événements », « opérations de maintien de l’ordre », « guerre de libération nationale », « révolution », car chacun ne dit pas du tout la même chose.
Souvent les enseignants sont confrontés à des confusions. Trois éléments sont alors à prendre en compte. D’abord, il convient de se demander qui sont les acteurs de cette guerre et de ces violences. On a une multiplicité d’acteurs : les combattants français (engagés, appelés, officiers), les réfractaires, les insoumis, les déserteurs – soit environ 1,7M d’hommes –, les pieds-noirs et les juifs d’Algérie (1M), les Européens d’Algérie, les supplétifs (harkis), les militants et combattants algériens (FLN, MNA), les militants et combattants de l’OAS, etc. Ensuite, il est nécessaire de réfléchir à la question du bilan humain. On éprouve des difficultés à établir des bilans précis car c’est une guerre atypique, multiforme, asymétrique : bombardements, embuscades, terrorisme, assassinats, enlèvements, disparitions. On a des bilans proches de la réalité concernant certaines catégories comme les militaires français (avec les supplétifs, 26000 morts au sein de l’armée française) ou les combattants de l’ALN et du FLN (150000 morts). Mais combien de civils algériens ? La question est encore posée. Du côté des civils français, environ 3000 tués. À cela il faudrait ajouter la question des guerres dans la guerre, entre nationalistes et indépendantistes (10000 morts) par exemple, et celle des purges internes au sein du FLN dans les maquis. Enfin, après le cessez-le-feu et les accords d’Évian, la sortie de guerre a été très violente : 2000 Algériens tués par l’OAS, 800 Français morts dans les affrontements entre l’OAS et l’État français, 1000 civils français tués par le FLN et l’ALN, 1000 Algériens tués pendant la guerre civile de l’été 1962. Enfin, il est important de réfléchir à la question des mémoires avec l’instrumentalisation idéologique des victimes : 1,5M de martyrs de la révolution algérienne, 150000 harkis tués après le cessez-le-feu, 30000 soldats français tués, des événements (l’embuscade de Palestro, le massacres des harkis, le 5 juillet 1962 les massacres des pieds-noirs à Oran) et la question des disparus, tout cela a eu un impact important sur les mémoires et des incidences sur le plan mémoriel.
Raphaëlle Branche
On peut avoir en classe la démarche d’un historien. Avec les élèves, décrire historiquement les violences. Les mots n’ont pas le même sens suivant les périodes. Il faut donc choisir le vocabulaire, l’expliciter et expliquer les différences de sens selon les époques. Quelles violences ? Seulement physiques ? Décrire les moyens, les armes ? Donner des détails ou pas ? Car il y a, certes, des difficultés à compter les victimes, mais aussi à dire et décrire les violences. Il est alors intéressant de revenir aux sources car elles renvoient à l’asymétrie de la guerre, sachant que l’État français a des forces et des faiblesses.
On peut expliquer les violences en abordant les questions de motivations et d’intérêts (la souveraineté en Algérie, le maintien de l’Algérie française). Il faut également sortir de l’idée des deux camps quand on en a le temps, sortir du contexte strict de 1954-1962. Il convient aussi de rappeler le temps long de la colonisation car on n’a pas affaire seulement à une violence de guerre, mais à une violence politique, sociale et économique (terreau colonial).
Enfin, il est important d’aborder la notion d’interprétation en histoire. Le sens est proposé par le récit historique, il est discuté et discutable. Les interprétations des historiens ne doivent pas être confondues avec les récits mémoriels. Il faut distinguer querelles d’interprétation et conflits mémoriels.
Benoît Falaize
Comment parler de la mort à l’école ? La difficulté est celle de dire donc de nommer. Par ailleurs, on constate parfois une curiosité malsaine des adolescents. C’est pourquoi, il faut dire les violences en faisant de l’histoire. La torture, par exemple, est consubstantielle à la colonisation. Il faudrait donc parler aussi de la société coloniale.
Par ailleurs, il faut donner la possibilité aux élèves de s’exprimer, de faire entendre leur parole et, pour ce faire, mettre en place des débats en classe.
Lire, faire des recherches, acquérir des savoirs et les maîtriser, c’est le seul moyen pour que la question soit moins sensible. Ce qui implique qu’un certain degré de maîtrise des contenus soit acquis par les enseignants.
Vincent Marie
On peut proposer de travailler les représentations des mémoires de la guerre d’Algérie dans la bande dessinée. Nous disposons d’un corpus d’une soixantaine de BD qui permettent d’aborder la question des violences : comment dessiner la guerre d’Algérie ? Comment dessiner un traumatisme ? Comment mettre en scène cette violence ? Comment s’articulent textes et images par rapport aux violences physiques ? Quelle puissance artistique et de représentation de la BD ? Quelle esthétisation de la violence ? Le choix de la couleur est important. Toutes ces questions amènent à travailler la réception des images par les élèves et à se demander si elle permet une mise à distance salutaire.
Corpus proposé : Soleil brûlant en Algérie de Gaétan Nocq (violence suggérée) ; Azrayen’ de Lax et Giroud (violence montrée) ; Une éducation algérienne de Vidal et Bignon (la torture est hors champ) ; Algériennes de Meralli et Deloupy (sur un attentat) ; Là-bas de Sibran et Tronchet (attentat de l’OAS).
Comment travaillez-vous avec les représentations médiatiques et artistiques de la guerre d’Algérie ? Ces représentations sont-elles pour vous des sources utiles ?
Benoît Falaize
Deux recommandations pour visionner avec les élèves des films symptomatiques de la société des années 1960 : Les parapluies de Cherbourg de Jacques Demy et Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais, où la mémoire de la guerre d’Algérie vient se heurter à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale.
Du côté de la littérature, Des hommes de Laurent Mauvignier. Un livre admirable pour comprendre la guerre d’Algérie par le roman. Il resitue les acteurs dans l’époque. Par exemple, deux soldats harkis parlent de leur condition, de la façon dont ils perçoivent cette guerre et dont ils sont perçus par les autres soldats français.
Il convient aussi de se saisir des archives en classe. Sur le site de l’INA, les archives sur la mémoire de la guerre d’Algérie sont en accès libre. On peut y écouter l’interview de Guy Bedos par Anne Sinclair en 1981[5].
Raphaëlle Branche
On a de la matière depuis quelques années. La question coloniale, notamment autour des discriminations, des héritages, est présente dans les œuvres artistiques dont il faut saluer la liberté et la puissance de création. Du côté des courts métrages : Souvenir Souvenir de Bastien Dubois, du théâtre : Points de non-retour (Quais de Seine) d’Alexandra Badea ainsi que Et le cœur fume encore d’Alice Carré et Margaux Eskenazi.
Le livre de Mauvignier est en effet un livre très juste. C’est le livre d’une époque car il dit la manière dont la société française est capable de regarder la guerre des conscrits. Mais il y a aussi la volonté de tout dire : c’est un catalogue des horreurs (une horreur inutile). Le film de Lucas Belvaux (2020) [6] est une adaptation fidèle, qui s’appuie sur des images d’archives, mais il fait un choix particulier à la fin. La guerre a transformé un certain nombre d’hommes en les brisant. On peut revoir aussi le film de Philippe Faucon, La Trahison (2005), sur les appelés algériens – qui ne sont pas des harkis.
Mais il n’y a pas que la guerre, il y a aussi la post-mémoire[7], c’est-à-dire l’invention de la génération qui n’a pas vécu l’événement mais qui l’a reçu en héritage. ADN de Maïwenn aborde ce sujet : comment on s’imagine le passé de ses parents ?
En mars 2022, sera publiée sur le site de l’INA une collecte en ligne de témoignages d’expériences ordinaires de la guerre et sera diffusée une série documentaire sur Arte.
Vincent Marie
D’une rive à l’autre, la mémoire de la guerre d’Algérie est inscrite dans l’histoire de la bande dessinée. Mais il convient d’inscrire la BD dans son histoire et se demander, comment d’une BD à l’autre on construit l’image d’un événement et comment la BD peut contribuer à forger et infléchir la mémoire collective.
La première BD sur la guerre est tardive : 1982. Les auteurs s’emparent du sujet dans les années 1990. Il y a le travail de Jacques Ferrandez qui réalise une fresque en 3 temps : Carnets d’orient (1830-1954) sur la colonisation, Carnets d’Algérie (1954-1962) sur les événements, Suite algérienne (1962-2019) sur l’actualité de l’Algérie.
Benjamin Stora participe, lui aussi, à une histoire dessinée de la guerre d’Algérie.
Un courant existe à propos du retour sur les lieux de l’histoire familiale. Il y aussi des mises en scène des récits d’appelés.
Les commémorations vont produire beaucoup d’œuvres également. Par exemple, celles de 2012. El Djazaïr est une BD espagnole des années 1970 qui sera publiée en France en 2022.
En fait, beaucoup d’entrées sont possibles…
Mais la question des harkis est peu représentée dans la BD.
Quant à la BD algérienne, elle sert de propagande au mythe national.
Par ailleurs, il y a des parcours intéressants aussi dans l’histoire du cinéma. Par exemple, la cinémathèque de Bretagne veut mettre en valeur le fonds René Vautier.
Abderahmen Moumen
Pour la question de la représentation de la guerre, voir l’exposition ONACVG[8]. Le dernier panneau traite de la question des représentations : la BD, les romans, le cinéma, la chanson. Il existe une clé USB de l’ONACVG qui constitue une mallette pédagogique avec des outils (témoignages, fiches).
Du côté du théâtre, il faut signaler aussi Les fils des hommes de François Rascalou, une œuvre conçue à partir d’un recueil de témoignages d’hommes dont les pères ont vécu la guerre d’Algérie.
Des projets sont également mis en œuvre dans les établissements. Par exemple, au LP de Manosque, on trouve des photographies d’objets, des lectures d’extraits de témoignages, des vidéos[9].
Dans vos métiers et vos missions, comment dépassez-vous les tensions entre mémoires et histoire de la guerre d’Algérie ?
Raphaëlle Branche
Il y a deux manières de réfléchir à ces questions : la mémoire officielle et les mémoires des témoins. L’ouvrage Papa qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial raconte l’histoire de la transmission et l’histoire des familles. Il porte sur la construction des récits produits par les anciens combattants d’Algérie et imaginés ou reçus par leurs familles. La famille est donc un des cadres sociaux de la mémoire (voir l’ouvrage de Maurice Halbwachs[10]). Mais les récits familiaux sont fragmentaires.
La mémoire est toujours au présent, dynamique, malléable. C’est donc un objet historique passionnant.
Abderahmen Moumen
Les sources orales sont une source pour l’histoire. Il faut bien sûr les critiquer, les confronter.
Il existe aussi des lieux qui ont collecté des témoignages de la guerre d’Algérie, par exemple le service historique de la défense au château de Vincennes[11].
Il faudrait par ailleurs faire intervenir des témoins en classe (voir l’ONACVG) à la suite du cours d’histoire.
Et l’on peut utiliser l’exposition numérique sur les mémoires de la guerre d’Algérie[12].
Benoît Falaize
En classe, on est dans un autre rapport à l’histoire car les enseignants ont des objectifs sociaux ancrés dans les enjeux du présent. Est-ce que cet enseignement a à voir avec la cohésion sociale ? L’Algérie ne peut pas être dissociée de la société française (voir Indigènes de Jamel Debbouze). C’est « l’oubli du Sud » (Stora). C’est un passé qui ne passe pas ; sur la question de l’Algérie, on n’y arrive pas. Il faut donc dire le réel avec les souffrances. C’est une question politique, mémorielle, scolaire complexe. Mais quelque chose se dénoue lors de rencontres avec des témoins.
Est-ce que l’enseignement de l’histoire doit rendre justice aux souffrances du passé ? Écoutons des paroles d’élèves à propos de la guerre d’Algérie qui est un sujet qui les intéresse : « nos professeurs n’y connaissent pas grand-chose » ; « on ne nous en parle pas assez, on aimerait bien savoir ». Il existe aussi un conflit de loyauté chez certains élèves.
Il faut dire le contexte colonial et enseigner à l’école l’histoire de l’immigration.
Vincent Marie
Comment s’écrit l’histoire en bande dessinée ? On peut travailler sur l’insertion de documents d’archives dans la BD, sur les paratextes, sur la mise en page qui dit beaucoup des choix esthétiques et des choix de points de vue.
Retour sur une BD emblématique : Azrayen’ de Giroud et Lax qui traite de la guerre, ses multiples conséquences et le jeu des acteurs. Un même événement peut servir de propagande dans les deux camps.
Temps d’échanges avec les enseignants
Pour répondre aux interrogations portant sur le temps nécessaire pour aborder cette question et les choix à effectuer : tout n’est pas à mener et il faut hiérarchiser les informations, identifier des critères d’analyse ; le travail à partir des sources est un incontournable ; la pédagogie de projet, notamment avec des témoins, permet de toucher du doigt la complexité ; on peut aussi mettre en place un salon de lecture de bandes dessinées.
Références complémentaires
Philippe Richelle, Algérie, une guerre française (BD) : la perception de la guerre d’Algérie du point de vue de la métropole.
Vincent Marie annonce un documentaire prévu pour 2022 : Nos ombres d’Algérie sur la question de la guerre d’Algérie en BD.
Une compagnie de théâtre, « Les passeurs de mémoire », fait un travail autour du livre de Stéphane Beaud, La France des Belhoumi, sur la question des relations entre la France et l’Algérie.
Le numéro double 15/16 de la revue Mémoires en jeu, qui paraîtra début février 2022, sera consacré à l’Algérie. On y retrouvera un article de Benoît Falaize dans lequel il développe le concept de « mémoires polyphoniques ».
[1] Historienne et professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris-Nanterre, spécialiste des violences en situation coloniale. Son dernier livre s’intitule Papa qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial, La Découverte, Paris, 2020.
[2] Historien et chercheur à l’Université d’Aix-Marseille (Telemme), ses recherches portent notamment sur les harkis et sur le camp de Rivesaltes. Il est chargé de mission à l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre.
[3] Historien, inspecteur général, il travaille sur la didactique de l’histoire et l’histoire de l’enseignement de l’histoire. Il est spécialiste des questions sociales vives dans l’enseignement (esclavage, colonisation, Shoah) et des questions de citoyenneté.
[4] Historien et professeur d’histoire-géographie et de cinéma audiovisuel en lycée dans l’académie de Montpellier, il travaille sur les relations entre la bande dessinée et l’histoire. Il a réalisé en 2017 pour le Centenaire de la Première Guerre mondiale un film intitulé Là où poussent les coquelicots.
[5] https://www.ina.fr/video/I04350074
[6] Voir le compte rendu qu’en donne Philippe Mesnard dans la Newsletter n° 7 de Mémoires en jeu : https : //www.memoires-en-jeu.com/newsletter/no7/ Il est consultable également à l’adresse suivante : https://www.memoires-en-jeu.com/actu/la-disparition-des-hommes-aide-memoire/
[7] Voir l’article de Marianne Hirsch, « Postmémoire », traduction de Philippe Mesnard, in Témoigner. Entre histoire et mémoire, 118, 2014, p. 205-206, consultable en ligne à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/temoigner/1274
[8] Cette exposition a été mise en place par Raphaëlle Branche, Jean-Jacques Jordi et Abderahmen Moumen.
[9] https://lhistgeobox.blogspot.com/2012/11/266-medine-alger-pleure-2012.html?m=1
[10] Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Librairie Félix Alcan, Première édition, 1925, Paris, PUF, nouvelle édition, 1952.
[11] https://www.servicehistorique.sga.defense.gouv.fr/ressources/dossiers-pedagogiques
[12] https://www.onac-vg.fr/une-exposition-numerique-sur-les-memoires-de-la-guerre-algerie