Pourquoi étudier Interdit aux chiens et aux Italiens ? – Approche globale de l’œuvre

Bruno Vermot-Gauchyprofesseur de lettres et d’études cinématographiques honoraire en CPGE au Lycée Carnot, Cannes
Paru le : 22.04.2025

Résumé : Interdit aux chiens et aux Italiens (2022), film d’animation en stop motion du réalisateur Alain Ughetto, par son thème central, évoque une sorte de biographie familiale, et insiste sur la force de la transmission d’une génération à l’autre. Mémoire(s) individuelle(s) et mémoire collective s’y mêlent et s’y répondent, et montrent, à travers l’exemple des travailleurs italiens, comment la migration pose la question de l’intégration.

Disciplines : Lettres – Histoire – Enseignement moral et civique – CAV – Arts plastiques – Italien – Philosophie

Niveaux de classe concernés : collège (3e) – lycées

 

Présentation du film – Une « évocation »

Le synopsis du film est on ne peut plus explicite. Qu’on en juge : « Début du 20e siècle, dans le nord de l’Italie, à Ughetterra, berceau de la famille Ughetto. La vie dans cette région étant devenue très difficile, les Ughetto rêvent de tout recommencer à l’étranger. Selon la légende, Luigi Ughetto traverse alors les Alpes et entame une nouvelle vie en France, changeant à jamais le destin de sa famille tant aimée. Son petit-fils retrace ici leur histoire.

Le film est conçu comme un dialogue fictif avec Cesira, la grand-mère décédée du réalisateur, à qui ce dernier demande tout ce qu’il aurait aimé savoir, un témoignage du vécu de ces générations de migrants italiens et un hommage à leur courage. » (Dossier de presse)

Alain Ughetto (né en 1950) a hérité de son père et de son grand-père un goût prononcé pour le bricolage, qu’il réinvestit dans son cinéma par l’animation, moyen particulier pour explorer l’intime. En 1985, Alain Resnais lui remet le César du meilleur court-métrage d’animation pour La Boule. En 2013, il réalise Jasmine, où se rejoue son histoire d’amour dans le tumulte de Téhéran à la fin des années 70.

Interdit aux chiens et aux Italiens ramène le réalisateur à ses origines familiales. Le début du film, après une première séquence présentant Alain Ughetto et ses parents, montre, en prise de vues réelles, et sous la forme d’un reportage autobiographique, des toitures éventrées et des tombes à l’abandon : c’est qu’il ne reste que des ruines du village d’Ughetterra, perdu sur les pentes du mont Viso, lequel est le point culminant du Piémont à 3841 mètres. Rude pays, dont Alain Ughetto ne rapporte qu’un peu de terre dans une petite boîte métallique, du charbon, des châtaignes et une vache-jouet. C’est de ce modeste trésor que va naître le film (01’40’’ – 02’28’’). À travers l’histoire d’amour de ses grands-parents, Luigi et Cesira, c’est toute une histoire de transmission qu’il met en route.

 

Une histoire de transmission

Alain Ughetto recourt alors à un étrange procédé : il n’est pas seulement « vocalement » présent dans le film. Il le devient « physiquement », en y faisant apparaître sa main, ses doigts, pour les rapprocher de ceux de sa grand-mère, qui est pourtant morte en 1962, mais qui est représentée par une figurine en pâte à modeler nullement à l’échelle du réalisateur. Ce dernier discute donc avec Cesira et prend la tasse de café qu’elle lui offre (04’39’’ – 04’45’’)[1]. Ce choix peut sembler problématique. Faire communiquer la main du réalisateur avec celle de sa grand-mère en pâte à modeler, n’est-ce pas briser l’illusion du spectacle filmique, n’est-ce pas briser le quatrième mur et rompre la diégèse ?

Les motifs de ce choix d’Alain Ughetto sont assez complexes. Il veut d’abord procéder à une « évocation » au sens propre : il « appelle les morts pour les faire sortir de l’au-delà ». La séquence où Luigi « éveille » sa famille au matin est on ne peut plus claire sur ce point. La lumière porte sur le chapeau baissé du grand-père, en insert. Luigi relève la tête, ouvre les yeux, puis sort du sommeil les personnages importants du film, les deux frères avec qui il travaillera et partira à la guerre, et ses propres parents. Alain Ughetto a « appelé » sa grand-mère (02’28’’ – 02’58’’), celle-ci a « appelé » son mari (mort en 1942), ce dernier « ressuscite » le reste de la famille (03’46’’- 04’24’’). C’est par ce biais que le cinéaste rétablit un pont avec ses ancêtres, et met en place la transmission qui lui tient tant à cœur.

Alain Ughetto veut donc se montrer comme un narrateur plein d’empathie et de reconnaissance. Toutefois, il ne parle pas beaucoup de lui et délègue bien vite la narration à sa grand-mère Cesira, qui lui servira de « pont » avec son pays d’origine et des ancêtres qu’il n’a pas connus. Or, il ne faut pas oublier que Cesira est largement un personnage de fiction, et que ses mots ne sont aucunement ceux de la véritable Cesira, morte en 1962, rappelons-le. C’est Ariane Ascaride qui lui prête sa voix : elle lui confère à la fois sensibilité et grande dignité, ce qui justifie le choix de cette actrice connue et reconnue, et écarte l’idée qu’il serait un simple « argument de vente ». L’ancrage du film en fait donc une biographie familiale plutôt que l’autobiographie de l’un des deux narrateurs.

                                       

La stop motion

Mais pourquoi cette technique d’animation, qui consiste à filmer image par image des marionnettes que l’on fait bouger de manière infinitésimale d’une prise à l’autre… ?

La réponse est donnée par Alexandre Cornu, producteur délégué du film : « La technique que nous avons utilisée devait garder un côté “fait main” (il est toujours question de mains dans ce film, notamment celles de Luigi, qui étaient si belles selon Cesira), une approche artisanale, car sa matière première est celle que l’on pouvait trouver dans le Piémont natal de la famille Ughetto. Du charbon pour figurer les montagnes, les morceaux de sucres de la boîte à sucres deviennent les briques d’un mur, les châtaignes de la POLENTA sont les pierres qui balisent les chemins et les brocolis deviennent des arbres… ».

À l’aune de cette déclaration, le début du film prend tout son sens : Ughetto est retourné sur la terre de ses ancêtres pour en rapporter la « matière » de son film, car il veut effectuer un travail artisanal et montrer qu’il est à la hauteur de l’habileté manuelle de son père Vincent (qui apparaît comme un bricoleur de génie dans le film). Il souligne dans le dossier de presse :

Le thème qui m’a intéressé, c’est la transmission de main en main.

Les mains de mon grand-père ont transmis leur savoir aux mains de mon père, les mains de mon père m’ont à leur tour transmis leur savoir et aujourd’hui je m’en souviens ; aussi je me devais de témoigner.

La main, ma main, est devenue un personnage, un personnage qui agit sur ce monde et dans l’atelier, la main travaille, questionne et intervient.

 

Le making of du film (présent sur le DVD) offre une illustration de ces différents points (01’24’’ – 03’55’’). On notera que l’ouverture du film, et la fin, montrent les mains du réalisateur à l’œuvre, montrent le film en train de se faire, même si les collaborateurs d’Alain Ughetto n’apparaissent pas.

Cet aspect artisanal du film justifie le temps nécessaire à son élaboration. Entre confinement dû au Covid et tempête de neige, le travail de réalisation (en grande partie effectué à Beaumont-les-Valence, dans les studios de Foliascope) a commencé en janvier 2020 et s’est achevé le 31 juillet 2021.

 

La mémoire collective

Interdit aux chiens et aux Italiens est aussi une histoire de mémoire collective, une évocation de l’Histoire, la grande… Mais à l’origine de tout : la misère !

Des documents iconographiques disponibles sur internet témoignent de cette misère qui a chassé les paysans italiens de leur terre si parcimonieuse. Cesira dit bien que l’achat de parcelles était le but de toutes les familles, mais que celles du mont Viso étaient abruptes, et éloignées les unes des autres. Il a donc fallu obéir à la faim. On peut, par exemple, prendre appui sur la photo intitulée Cireurs napolitains[2] pour rappeler le travail des enfants. Ou se reporter au tableau d’Angelo Tommasi, Gli emigranti[3] (1896, Rome) pour traduire le rêve d’ailleurs qui poussait les Italiens à émigrer aux États-Unis. Rêve que la famille de Luigi ne pourra réaliser, le bateau qui transportait tous ses biens vers la terre promise ayant fait naufrage… Quant au passage des Alpes, on en devine la dure réalité à travers la première page du journal La Domenica del Corriere du 17 novembre 1946[4] présentée sur le site du musée national de l’histoire de l’immigration. Ce passage, dans le film – où les migrants ne sont nullement des clandestins – est montré dans un seul plan très symbolique : côté italien, il neige, côté français, il fait un beau ciel bleu. Il n’en demeure pas moins que les travailleurs, pour être engagés, devront avoir des papiers, fournir leurs propres outils, obéir sans broncher… et laisser les enfants dans la montagne pour que ceux-ci puissent être embauchés à leur tour dans un marché qui leur est réservé… Cesira s’insurge d’ailleurs contre la manière dont la presse française présentait ces travailleurs, dociles, voire soumis, taillables et corvéables à merci (10’44’’ – 13’24’’).

Il est intéressant d’opérer dans le film un relevé des événements historiques qui scandent la vie de Luigi :

– point de départ : le mont Viso (Piémont)

– 1899-1900 : chantier du tunnel du Simplon

– 1911-1912 : guerre en Afrique (Libye). Pour Luigi et ses deux frères Antonio et Giuseppe appelés en même temps que lui, Tripoli, c’est du sable. Mort d’Antonio (19 ans)

– 1915 : « La guerre est venue chercher nos hommes », dit sobrement Cesira. Mort de Giuseppe (20 ans)

– 1918 : grippe espagnole. Mort de la moitié de la famille (5 cercueils)

– utopie de l’émigration aux États-Unis. Naufrage du bateau transportant les biens de la famille

– construction d’un barrage en Ariège

– fascisme

– construction du barrage de Génissiat (Ain)

– 1936 : Front populaire

– Tour de France

– 18 juin 1939 : « Nous avons été naturalisés (français) en toute hâte », dit Cesira. Luigi devient Louis et Nino, l’un des fils de Luigi et Cesira, devient Gérard

– Deuxième Guerre mondiale

– Résistance : attaque de l’usine Nestlé à Rumilly (Haute-Savoie).Vincent, père du réalisateur, s’est engagé dans la lutte et doit se cacher

– bombardement mené par les Italiens. Le « Paradis », maison des Ughetto, est touché

– Luigi ne voit pas la fin de la guerre (il meurt le 06 septembre 1942). À la fin de sa vie, Cesira retourne au « Paradis », et y meurt le 11 août 1962.

 

Ce relevé amène à réfléchir plus largement sur la place de la communauté italienne en France au début du XXe siècle. Celle-ci est la première communauté étrangère, avec près de 500 000 personnes en 1911, surtout présentes dans la banlieue est de Paris et les villes industrielles de l’Ouest (Boulogne-Billancourt, Clichy, Levallois-Perret, Puteaux et Suresnes).

Jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, la cause de l’immigration italienne en France, on l’a dit, est essentiellement économique et liée à la pénurie de main-d’œuvre dans l’agriculture, l’industrie (usines et mines), la construction. Et ce besoin de main-d’œuvre italienne grandit à la fin de la Guerre de 1914-1918. Une photo évocatrice, parmi bien d’autres, est celle de 1936 intitulée Paysans italiens dans le Gers[5].

Mais avec l’avènement du fascisme s’ajoute l’émigration d’origine politique. Les années 1920 voient l’arrivée en France de nombreux hommes politiques italiens de divers horizons. Et aussi, bien que peu nombreux, des partisans du régime fasciste, lequel entend préserver l’« italianité » des immigrés. Par quels moyens ? Par l’exaltation patriotique à travers la création plus de deux cents sections de l’Association nationale des anciens combattants italiens, par le placement des associations italiennes sous le contrôle des consulats, par le regroupement des cultivateurs au sein de coopératives dépendant de banques italiennes. Et le film ajoute la pression religieuse. Il montre, par exemple, l’intervention de religieuses sur les chantiers afin de ramener les ouvriers sur le droit chemin du fascisme.

À rebours, les antifascistes encouragent les immigrés à s’intégrer dans la société française en participant aux luttes sociales et politiques.

En 1931, le nombre des résidents italiens en France s’élève à plus de 800 000, puis le flux s’interrompt avec la Seconde Guerre mondiale. À partir des années 1940, ce nombre de 800 000 ira même en déclinant, en raison des naturalisations massives et du nombre croissant de retours. Le film montre bien la naturalisation de Luigi et de ses enfants, qui prennent un prénom français, s’ils n’en ont pas déjà un. Il est à noter que Luigi a toujours donné à ses enfants un prénom correspondant à ceux qui étaient en vogue dans le pays où ils naissaient. C’est ainsi que le père d’Alain Ughetto se prénommait Vincent, puisqu’il était né en France. Une séquence savoureuse (encore qu’on puisse discuter ce terme…) montre les enfants de Luigi s’insultant, l’un traitant l’autre de « Macaroni »…        

Car le « Rital », le « Macaroni », le travailleur immigré italien est parfois l’objet d’hostilité violente, surtout pour des questions de concurrence ouvrière. Il convient, en particulier, de rappeler trois événements dramatiques qui ont marqué la Provence :

17 juin 1881, Marseille : 15 000 Français essaient d’attaquer un club italien. Quatre jours d’affrontements avec une réaction dure des Italiens. Bilan : 3 morts, 21 blessés, 200 arrestations.

– 1882, Beaucaire : quatre ouvriers italiens des hauts-fourneaux sont massacrés par la population locale.

– entre le 16 et le 20 août 1893, massacre d’Aigues-Mortes : une foule de travailleurs français agresse les travailleurs italiens coupables, selon elle, de prendre les emplois dans les marais salants, leurs paies étant beaucoup plus faibles. Officiellement, neuf Italiens sont morts, mais, selon d’autres sources, telles que le journal britannique The Times, ce sont 50 d’entre eux qui auraient été tués[6]. 

 

L’intégration

Mais qu’en est-il de l’intégration de Luigi, de Cesira et de leurs enfants ? 

Il faut d’abord en revenir aux Ughetto de Ughetterra et à cette histoire qui prend ses racines au pied du mont Viso.

Reprenons – toujours en suivant fidèlement les données du film, sans vouloir en combler les lacunes :

– Luigi est d’une famille de onze enfants, et un leitmotiv scande son histoire et celle de Cesira : la polenta au lait, symbole de bombance, et, le plus souvent, de disette

– deux frères de Luigi sont mis en avant : Giuseppe (il joue de la mandoline. Il meurt à la guerre à 20 ans) et Antonio (il meurt lors de la guerre de Libye à 19 ans)

– d’autres frères et sœurs interviennent ici ou là : Arturo / Costanza / Alcide / Giuseppina (elle meurt après un accident de schlitte, sorte de luge destinée à transporter le bois) / Giotu

– La Luisa, elle, a été recueillie par les parents de Luigi, parce que sa mère est morte et que son père est parti en Amérique

– la grippe espagnole tue la moitié de la famille en 1918 (« Nous avions trop de monde à pleurer et plus assez de larmes » – 35’04’’ – 35’37’’)

– Luigi épouse Cesira, ce qui ne semblait pas évident, car Cesira vient de la plaine, et non du mont Viso. Ils ont sept enfants :

1 – Marie-Cécile (elle naît en Suisse, au pied du Simplon)

2 – Ida (elle naît quand Antonio est en Libye. Elle meurt en France à 17 ans)

3 – Irma

4 – Nino (il ne reconnaît pas son père quand celui-ci revient d’une longue absence. Naturalisé français en 1939, il devient Gérard, mais meurt à 23 ans à la suite de sa chute d’un arbre)

5 – Marcelle (les trois derniers enfants de Luigi et Cesira naissent en France et portent un prénom français)

6 – Vincent (père du réalisateur)

7 – René

Pour rappel : Luigi devient Louis en 1939 (il est naturalisé français) et meurt le 6 septembre 1942 à 63 ans. Cesira meurt le 11 août 1962 à 76 ans. Alain Ughetto, né en 1950 n’a donc pas connu son grand-père, mais a effectivement côtoyé sa grand-mère.

De ces événements, il ressort que ce sont bien la misère, la faim, la maladie, les diverses formes de l’oppression, et la montée du fascisme qui ont mené Luigi et les siens à quitter leur terre si peu prodigue, mais tant aimée. En revanche, l’adhésion à la France, leur patrie nouvelle, est réelle : Luigi travaille aussi bien qu’il le peut, il donne à ses enfants nés en France un prénom français, il cherche une terre nouvelle où s’enraciner et vivre en paix (le nom de sa propriété, le « Paradis », le « Jardin » par excellence, est emblématique – 47’58’’- 49’48’’), il refuse d’écouter les sirènes du fascisme, il prend la nationalité française, change de prénom… et son fils Vincent, le père d’Alain, entre dans la Résistance. Comble d’ironie, ce sont les avions italiens qui détruisent partiellement le « Paradis », et, implicitement, rapprochent l’heure de la mort pour Luigi… Ce film est donc aussi une réflexion sur l’amour de la France, donc du pays qui accueille – malgré le racisme et la haine des immigrants. Luigi déclare de manière définitive aux religieuses venues lui vanter le régime de Mussolini : « Moi, je suis piémontais. L’Italie est le pays de Mussolini, mais la France est ma nourrice. Alors, la France m’est plus chère que l’Italie. » (47’25’’ – 47’35’’).

 

Contre la misère : le rail et les grands chantiers

Mais au-delà de l’histoire familiale, de l’histoire de l’émigration italienne, de l’histoire des guerres, il y a l’histoire des grands travaux dans les Alpes. Avec un thème récurrent : le rail, la voie ferrée. À construire… et à emprunter…

Le film évoque les nombreux chantiers auxquels a participé Luigi, sans pour autant être exhaustif. Car le grand-père d’Alain Ughetto – comme ce sera le cas pour son père, Vincent – a été amené, par la force des choses, à se déplacer sans cesse, au gré des embauches, et parfois, des événements politiques, les deux étant souvent liés. Le plus exemplaire de ces chantiers est celui du percement du tunnel sous le mont Blanc. Une photo[7] effectuée à l’issue du creusement du Simplon, en 1899, témoigne des efforts immenses qui ont dû être déployés par des travailleurs qui ne disposaient pas des moyens modernes. Pourtant, Luigi (ainsi que ses frères, de leur vivant) n’a jamais baissé les bras, et a toujours conservé une sorte d’égalité d’humeur.

Car quitter le Piémont, quitter la terre à laquelle on est tant attaché, et dont on a cherché obstinément à acquérir des parcelles l’une après l’autre, c’est aussi quitter la faim, quitter l’oppression. La faim est, répétons-le, une obsession pour toute famille nombreuse, et si la misère se trouve allégée, parfois, par la « bonne polenta », comme le dit Cesira, c’est sans compter l’intrusion du curé, qui vient régulièrement exiger son dû, sans se soucier de la détresse qu’il provoque, et de la révolte larvée contre la religion qu’il va finir par engendrer (23’21’’ – 24’10’’). C’est sans compter la venue régulière du facteur (« Posta, posta ! »), qui n’apporte que des mauvaises nouvelles, dont celles des mobilisations successives (28’10’’- 28’58’’ et 32’01’’- 35’04’’). C’est sans compter le poids du fascisme, et, plus encore, de la mort, liée à la guerre, aux maladies, aux accidents, la mort qui finit par décimer la famille.

Les chantiers, l’itinérance sont donc les moyens d’obtenir une vie moins dure, tout en participant à la modernisation de son pays d’adoption. Mais ces travaux ne sont pas idéalisés : ils sont rudes, dangereux, parfois mortels, et, ironiquement, si la voie ferrée qu’il participe à construire permet à Luigi et aux siens de voyager facilement, elle l’emmène aussi à la guerre…

 

« Résilience »

Finalement, ce film est aussi le film de la « résilience », pour reprendre un terme mis en vogue par Boris Cyrulnik. Luigi et Cesira font face, quoi qu’il advienne, et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles Alain Ughetto tient tant à leur rendre hommage. Cette résilience, qui trouve pour un temps sa récompense dans le « Paradis » et le Front populaire, finira par au moins déboucher sur la sérénité, avec Cesira retournant dans sa maison en tenant le doigt de son petit-fils (1 h 02’03’’ – 1 h 03’58’’).

Car il ne faut pas se méprendre : le ton adopté par Alain Ughetto n’est ni misérabiliste, ni tragique. Le film respire souvent, avec des moments de bonheur, voire d’humour. La musique de Nicola Piovani, le compositeur italien de La vie est belle de Roberto Benigni (1997) et de La Chambre du fils de Nanni Moretti (2002), est loin d’alourdir l’ambiance du film. Fondée sur un rythme très simple, évocateur de l’origine modeste des protagonistes, elle est aussi pleine de vie, et traduit leur constance. Par ailleurs, si des thèmes narratifs récurrents montrent que l’existence de Luigi et de Cesira est marquée par des luttes incessantes, certains « motifs » viennent l’alléger. Le mouchoir que donne Cesira à Luigi pour l’empêcher d’essuyer son nez avec sa manche de chemise, et qui symbolise « l’éducation » qui vient de la plaine dont est originaire la jeune femme, les mouches, que Luigi attrape avec dextérité, la fleur – réelle ou supposée – qu’il adresse régulièrement à Cesira pour lui redire son amour, les jeux auxquels les époux se livrent malgré l’adversité, tout participe à souligner l’union indéfectible et la force du couple. Il serait fastidieux de reprendre tous ces motifs, mais l’un d’entre eux mérite une attention particulière : la vache-jouet. Que vient-elle faire dans ce film ? Elle accompagne le déroulement de l’histoire, semble incongrue, voire inutile, ou, du moins, servir uniquement de ponctuation aux différents événements. On la trouve aux moments-clefs, qu’elle scande : Alain Ughetto la rapporte d’Ughetterra (03’11’’), elle fait partie du décor (10’59’’), Luigi lui redresse la tête (22’37’’– 22’47’’), elle est là quand le facteur apporte la première lettre de mobilisation (24’52’’), quand le rebouteux vient soigner Giuseppina (26’24’’), elle est enfouie sous la neige (27’43’’), elle voit Luigi revenir de la guerre (28’59’’), elle est sous la lune, avec, au loin, le clocher du prêtre qui profite tant de la misère des Ughetto (30’11’’), elle est à côté de Luigi lorsqu’il travaille de nuit pour nourrir sa famille (31’14’’), elle est réduite à une fonction ridicule par les fascistes : « C’est juste un jouet » (43’46’’ – 44’04’’), elle finit la tête plantée en terre à cause du bombardement du « Paradis » par les avions italiens (1 h 01’02’’). Ce qu’elle signifie est pourtant très symbolique. Certes, pour les uns, ceux qui n’ont aucune imagination, elle ne représente qu’un objet inutile, tout juste bon à être abandonné. Les fascistes, on l’a vu, ne lui trouvent aucun intérêt. En revanche, pour Alain Ughetto et sa famille, elle est le symbole de l’enfance, du jeu, de la constance face à la dureté de l’existence – elle est indispensable dans sa gratuité même. On pourrait dire qu’elle marque l’écart entre ceux qui n’ont aucune vie intérieure et ceux qui continuent à lutter et espérer, malgré tout.

Le titre du film demande, enfin, et c’est le moment, à être expliqué : on le retrouve sur une pancarte affichée à l’entrée d’un café français, et Luigi, qui est accompagné par son épouse et tous ses enfants, juste avant d’acquérir le « Paradis », commente cette interdiction injuste et infamante, qui réduit les Italiens au rang d’animaux domestiques méprisables (on dit bien : « Traiter comme un chien »), en se livrant à une esquive presque drôle, disant que cette interdiction protège les Italiens de la morsure des chiens (47’58’’- 48’44’’). On ne peut s’empêcher de rapprocher cette séquence de celle de La vie est belle, où Roberto Benigni fait croire à son fils que le camp de concentration où ils viennent d’être emmenés n’est qu’un terrain de jeu.

Pour résumer, le thème fondateur du film est bien la recherche des origines, avec la valorisation de la transmission par le biais d’un travail manuel bien fait et acharné – transmission placée sous le signe d’un amour profond, qui résiste à toutes les souffrances et tous les malheurs. Tous les motifs qui scandent le film ne sont là que pour illustrer cette constance du travail, de la « résilience », de l’amour. Mais Alain Ughetto nous propose aussi, et peut-être de manière inconsciente, une réflexion sur l’immigration et sur l’adhésion aux valeurs du pays qui vous accueille, même si celui-ci le fait mal…

 

Quelques pistes pédagogiques

– Approche d’ensemble – Réflexion sur le sens global du film (de l’histoire familiale à la grande Histoire, racines, transmission) – Analyse filmique de quelques extraits : incipit (00’09’’ – 2’28’’ – de la prise de vue réelle à l’animation, narrateurs, enjeu du récit : retrouver ses racines et les inscrire dans l’Histoire), évocation (03’42’’ – 04’30’’ – sens premier, magique du terme « évocation », présentation des personnages, en particulier de Luigi), travailleurs italiens (10’44’’ – 13’24’’ – caractérisation, généralités à propos de ces travailleurs, et racisme latent), « Interdit aux chiens et aux Italiens » et arrivée au « Paradis » (47’58’’ – 49’48’’ – explication du titre, « résilience » de Luigi, contraste entre le racisme de la pancarte et les racines que l’on se forge), épilogue (1 h 02’03’’ – 1 h 03’58’’ – apaisement)

– Histoire-géographie – Définition des notions d’émigration/migration/immigration – Grands travaux des XIXème et XXème siècles (rail/tunnels/barrages…) – Les deux Guerres mondiales à travers les épisodes évoqués par le film

– Lettres – Structure narrative du film – Narrateurs – Rapports familiaux – Rapports à l’autorité (autorité sociale, religieuse, politique) – Écriture d’une arrivée dans un milieu inconnu ou d’une histoire de transmission – Écriture à partir d’un extrait du film (description écrite ou prolongement…)

– Arts plastiques / CAV – Création d’une animation en stop motion à partir d’un téléphone portable

– Italien – Voir les pistes proposées par le site de l’Académie de Nice (références dans la bibliographie ci-dessous)

– Éducation morale et civique – Question de l’altérité – Discussion autour des valeurs transmises par Luigi et Cesira

 

Ressources

Discographie

– Interdit aux chiens et aux Italiens, Alain UGHETTO, DVD, Éditions Blaq out, 2023

– Sur le thème de l’immigration italienne : Toni, Jean RENOIR, DVD et Blu-ray, Éditions Gaumont, Collection Gaumont Classique, 2020

Bibliographie

– Sur le film lui-même, on pourra consulter avec profit les sites internet suivants :

– Site de la société Gebeka : https://www.gebekafilms.com/interdit-aux-chiens-et-aux-italiens-le-film-de-retour-au-cinema/

– Dossier pédagogique du CNC : https://www.cnc.fr/cinema/education-a-l-image/college-au-cinema/dossiers-pedagogiques/dossiers-maitre/interdit-aux-chiens-et-aux-italiens-dalain-ughetto_2226376

– Site Éduscol, Prix Jean Renoir des lycéens 2023 : https://r.search.yahoo.com/_ylt=AwrkPIrNhrxnFNshWAmPAwx.;_ylu=Y29sbwMEcG9zAzIEdnRpZAMEc2VjA3Ny/RV=2/RE=1740437326/RO=10/RU=https%3a%2f%2feduscol.education.fr%2fdocument%2f46702%2fdownload/RK=2/RS=Sfak0oWkAec0pmCeUloNnKYGEBw-

– Site de l’académie de Nice, dossier destiné à l’enseignement de l’italien : https://www.pedagogie.ac-nice.fr/italien/2023/01/14/dossier-pedagogique-du-film-interdit-aux-chiens-et-aux-italiens-alain-ughetto-2022/

Sur les films en stop motion :

L’Art des studios Aardman, AARDMAN ANIMATIONS, Maxime BERRÉE, Éditions de la Martinière, Paris, 2018

Stop motion, un autre cinéma d’animation, Xavier KAWA-TOPOR, Philippe MOINS, Éditions Capricci, Nantes, 2020

Créez vos propres animations en stop motion, équipement, animation, prise de vue, montage, diffusion, Melvyn TERNAN, Olivier COTTE, Éditions Dunod, Paris, 2021

Sur les films d’animation en général :

– 100 films d’animation qu’il faut avoir vus, Bernard GENIN, Éditions Larousse, Paris, 2022

– 100 de cinéma d’animation – La fabuleuse aventure du film d’animation à travers le monde, Olivier COTTE, Éditions Dunod, Paris, 2023

Fiche technique et artistique :

– Titre original : Interdit aux chiens et aux Italiens

– Réalisation : Alain Ughetto

– Scénario : Alain Ughetto, Alexis Galmot et Anne Paschetta

– Animation : Juliette Laurent et Julien Maret

– Décors : Jean-Marc Ogier

– Montage : Denis Leborgne

– Musique : Nicola Piovani

– Production : Alexandre Cornu, Mathieu Courtois, Luis Correia et Nicolas Burlet

– Coproduction : Enrica Capra, Manuel Poutte et Ilan Urroz

– Sociétés de production : Les Films du tambour de soie, Vivement lundi !, Foliascope, Lux Fugit, Graffiti Film, Ocidental Filmes et Nadasdy Film SARL, SOFICA Cofinova 16

– Société de distribution : Gebeka Films

– Pays de production : France, Suisse et Italie

– Langues originales : français, italien et allemand

– Format : couleur — 2,35:1

– Genre : animation et documentaire historique

– Durée : 70 minutes

– Dates de sortie : France : 15 juin 2022 (Festival international du film d’animation d’Annecy) ; 25 janvier 2023 (sortie nationale).

Distribution :

– Ariane Ascaride : Cesira

– Stefano Paganini : Luigi

– Diego Giuliani : Antonio et Alcide

– Christophe Gatto : Giuseppe et Severino

– Laurent Pasquier : Vincent

– Laura Devoti : Louisa

– Bruno Fontaine : Nino, Gérard et un ouvrier français

– Thierry Buenafuente : Ré, un brancardier

– Carlo Ferrante : le rebouteux

– Gaia Saitta : une nonne

– Aude Carpentieri : Giuseppina et Marie-Cécile

– Pascal Gimenez : un recruteur et un contremaître

– Jacques Chambon : un brancardier, un contremaître et un géomètre

– Moritz Korff et Martin Prill : les soldats allemands

– Waléry Doumenc : un contremaître recruteur

– Chiara Collet : une voisine de courge et une invitée au mariage

– Luigi Butà : un invité au mariage, un homme et un ouvrier

– Luca Bertogliati : le curé et un fonctionnaire du Parti National Fasciste

– Sara Cesaretti et Magali Nardi : les filles de la Masca

– Tony Di Stasio : un fonctionnaire du Parti National Fasciste

– Camille Gimenez, Johan Cardot Da Costa et Tom Guittet : les enfants

– Alain Ughetto : lui-même (narrateur) et le photographe

– Cécile Rittweger, Mikaël Sladden et Salomé Richard : voix additionnelles

 

[1] Le minutage des séquences est établi à partir du DVD du film, Éditions Blaq out, 2023.

[2]https://www.histoire-immigration.fr/sites/default/files/styles/notice_slider_desktop/public/musee/thumbnails/image/cireurs_napolitian.jpg?itok=MNsk8k8i

[3]https://www.histoire-immigration.fr/sites/default/files/musee/thumbnails/image/angelo-tommasi.jpg

[4]https://www.histoire-immigration.fr/sites/default/files/musee/thumbnails/image/domenica.jpg

[5]https://www.histoire-immigration.fr/sites/default/files/styles/visuel_grand_desktop/public/musee/photos/italiens_01_980.jpg?itok=Tc4B2INI

[6] Sur tous ces points, voir :

https://www.histoire-immigration.fr/caracteristiques-migratoires-selon-les-pays-d-origine/les-italiens-en-france-jalons-d-une-migration

https://fr.wikipedia.org/wiki/Immigration_italienne_en_France

https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1986_mon_94_1_3149

[7]https://i0.wp.com/trainconsultant.com/wp-content/uploads/2023/08/Suisse.7.Percement-du-Simplon-ou-Bern-Lotschberg-Simplon-BLS.1899.Doc.CFF-SBB.Coll_.Trainconsultant-Lamming.jpg?resize=2000%2C1500&ssl=1