« On ne voit bien qu’avec le cœur »*. La Plus Précieuse des Marchandises, du conte au film d’animation

Caroline Fridman-BardetIA-IPR lettres-cinéma, académie de Toulouse
Paru le : 11.10.2024

*Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, Paris, Gallimard, Folio, 2007, chapitre XXI, p. 76.

En 2021, Jean-Claude Grumberg constatait : « La Plus Précieuse se vend comme des petits pains au cumin. Tout le monde n’en veut qui pour lire, qui pour offrir, qui pour en faire un spectacle, un film, une revue[1]. » C’est Michel Hazanavicius que l’écrivain a finalement choisi pour porter son œuvre à l’écran, glissant son nom au producteur Patrick Sobelman. Le projet était audacieux, tout d’abord parce que le risque était grand que la transposition ne déçoive les lecteurs auprès de qui le conte avait suscité tant d’engouement : « le rapport entre littérature et cinéma a toujours été ambigu, à cause de ce soupçon que le second voulait en quelque sorte “profiter” de la première en lui prenant des histoires et des idées narratives, sans rien lui apporter en échange[2]. » Par ailleurs, le sujet du livre était délicat, ne pouvant être abordé « que dans la crainte et le tremblement », pour reprendre les mots du célèbre critique de cinéma Jacques Rivette, à l’origine en 1961 d’une controverse sur la légitimité à rendre compte de la Shoah au cinéma[3]. Michel Hazanavicius a su relever le défi : son film ne réduit pas l’œuvre à l’anecdote en se contentant de la transformer en récit visuel et, diplômé de l’École Nationale d’Arts de Paris Cergy, il a opté pour le genre du film d’animation, capable de traduire le choc créé par les mots tout en instaurant la distance qu’offre, plus que tout autre image, le dessin.

 

Entre fidélité et créativité, le réalisateur a exploité des procédés propres à l’art cinématographique pour créer une belle intensité dramatique et susciter l’émotion des spectateurs. Alors que la littérature ne s’adresse pas à nos sens mais mobilise une capacité imageante, le septième art substitue à l’image construite mentalement une image référentielle, imposant l’aspect physique des personnages et dépeignant les lieux littéralement. Il est dès lors intéressant d’analyser les effets de sens liés aux choix opérés par le cinéaste pour concevoir cet univers visuel et sonore.

Le film est globalement fidèle au conte source, dont il respecte la structure narrative ainsi que le propos argumentatif. D’ailleurs le texte magnifique de Jean-Claude Grumberg y résonne en partie, puissamment porté par le timbre grave et vibrant de Jean-Louis Trintignant dans le rôle vocal du narrateur, son dernier au cinéma. Le film s’achève sur les mêmes mots, ouvrant un horizon lumineux :

Voilà la seule chose qui mérite d’exister dans les histoires comme dans la vie vraie. L’amour, l’amour offert aux enfants – aux siens comme à ceux des autres. […] l’amour qui fait que la vie continue[4].

Cette morale, emportée dans le tourbillon joyeux et sautillant de la musique de fin, est rassérénante, mais elle ne fait pas oublier l’enfer traversé. L’action se situe dans une forêt, au cœur d’un épais brouillard diurne et nocturne incessamment fendu par les trains qui déversent non loin de là « la race maudite » vouée à « s’évapor[er] […] dans la profondeur infinie du ciel inhospitalier de Pologne[5] ». Dans l’un de ces wagons où se fracassent les espérances, c’est bien l’amour qui a donné à un père la force d’arracher à son épouse l’un de ses bébés jumeaux, de l’enrouler dans un châle de prière avant de le glisser par la lucarne vers la silhouette d’une femme aperçue dans la blanche étendue hivernale. C’est aussi l’amour qui envahit la « pauvre bûcheronne » dès qu’elle s’empare de cette « petite marchandise » offerte par les « dieux du train[6] ». C’est encore « l’amour que la jeune enfant donnera en retour à ses parents adoptifs et qui fera germer de nouveau dans le cœur du méchant bûcheron les sentiments humains que les verts de gris et autres miliciens avaient anéantis. L’amour dont [le père], revenu de l’Enfer sans sa famille, fera preuve en acceptant de s’effacer une fois qu’il aura retrouvé sa fillette métamorphosée en une belle et heureuse jeune fille vivant auprès de sa mère adorée. Enfin, l’amour de ce héros pour l’Humanité tout entière : il retournera dans le pays où il avait été raflé, y achèvera ses études de médecine pour devenir pédiatre et consacrera “sa vie à soigner et aimer les enfants des autres[7][8]. » Le film, comme le livre, s’ouvre et se referme sur cette ironie mordante : « Où et quand a-t-on vu des parents abandonner leurs enfants faute de pouvoir les nourrir[9] ? » et « Une histoire vraie ? Bien sûr que non, pas du tout. […] Ni le feu, ni la cendre, ni les larmes. Rien, rien de tout cela n’est arrivé, rien de tout cela n’est vrai[10] ». Sortes de pied de nez aux théories négationnistes, ces assertions faussement naïves illustrent combien la réalité peut surpasser en horreur les fictions les plus audacieuses, dépassant l’entendement humain. Dans l’« appendice pour amateurs d’histoires vraies » situé à la fin du livre, l’indéfini, l’anonyme et l’atemporel s’ancrent dans un contexte précis qui rétablit clairement la vérité tragique. Mais parce qu’« aux enfants, il faut toujours raconter de belles histoires[11] », le conte en lui-même s’en tenait à célébrer la victoire de l’amour sur la haine.

Le film de Michel Hazanavicius, tout en soulignant la noirceur extrême qui peut gouverner l’âme humaine, s’inscrit dans cette perspective humaniste et optimiste en mobilisant les moyens que lui offre le genre du dessin d’animation. Ainsi par exemple, le personnage de la gueule cassée dans le film est quasiment calqué sur la description rédigée par l’écrivain mais si le lecteur construit peu à peu sa représentation selon les indices progressivement délivrés par la phrase, le spectateur la reçoit, lui, globalement et brutalement, ce qui peut créer une impression plus saisissante. Pour préparer à ce choc, sans pour autant l’amoindrir, le réalisateur a construit, en conformité avec le texte source, un horizon d’attente qui précède l’apparition de l’homme. En effet, ce dernier, retranché dans une « partie du bois où nul ne s’aventure sans trembler ni remettre son âme à Dieu », se manifeste d’abord par un « rire sinistre », « une sorte de rire amer à glacer les os ». Plus loin, son aspect n’atténue guère l’effroi ressenti par cette première manifestation auditive car, ôtant brusquement sa chapka, il dévoile « un front cabossé, une tempe écrasée et une oreille manquante[12] ». Pour rendre l’ensemble plus impressionnant encore, le dessinateur, Michel Hazanavicius lui-même, ajoute une bouche béante découvrant la partie gauche de sa mâchoire. Pourtant, ce que l’image animée montre davantage que les mots, c’est la dichotomie entre cette figure effrayante et, au milieu d’elle, les yeux de l’homme, révélateurs, au fond, de la bonté qui l’anime. À l’instar de l’écrivain, le cinéaste souhaite illustrer, en imprimant sur la rétine des spectateurs ce visage monstrueux et ce regard chargé d’humanité, ce que la guerre, quelle qu’elle soit, à quelque période qu’elle s’ancre et quelques peuples qu’elle déchire, car il s’agit ici d’une « autre guerre, qu’importe[13] », peut produire de violence et de souffrances. À travers ce personnage, il invite également à ne pas s’arrêter aux apparences, à ne pas associer naïvement laideur du corps et de l’âme et à redéfinir la monstruosité à partir de critères moraux, puisque c’est finalement grâce à lui que la fillette survit.

Pour montrer, en face des ravages produits par la haine, combien l’amour peut métamorphoser l’esprit le plus obtus, Michel Hazanavicius n’a pas hésité à accentuer les signes d’une brutalité bestiale chez le bûcheron au début du récit. Lorsqu’il rentre chez lui le jour où sa femme y a mis à l’abri sa précieuse marchandise, il révèle aux spectateurs un visage sombre, d’ailleurs d’abord en partie immergé dans l’ombre, aux traits fermés, yeux plissés et bouche pincée ; la musique d’Alexandre Desplat, ici grave et pesante, contraste de façon flagrante avec les tonalités joyeuses de la scène précédente, en harmonie avec l’insouciante légèreté de la bûcheronne tout à son don du ciel. Aux notes virevoltantes de violon, de piano et de clarinette se substitue le sourd basson, accompagné d’une série de bruits inquiétants : claquement sourd de la porte, grincements du plancher, grognements, reniflements qui associent l’homme à un ogre alerté par l’odeur de la chair fraîche. Le visage de la bûcheronne, déformé par l’appréhension, suggère aux spectateurs un sentiment mimétique de crainte. Les premiers mots articulés par l’homme formulent des préjugés qui traduisent son incapacité à construire une pensée personnelle : « c’est un sans-cœur », « il est marqué », « sa nature n’est pas comme la nôtre », puis il s’en réfère aux arguments communément mobilisés pour légitimer cette haine nourrie à l’égard de la « race maudite » : « ils ont tué Dieu » et « Regarde ses habits. Tu sais combien d’heures il faudrait travailler pour avoir des habits comme ça ? », pointant la puissance louche de l’argent. Enfin, représenté dans la satisfaction d’un besoin primaire, il se nourrit en émettant des bruits de bouche qui l’animalisent alors que son chien, complice du bébé, semble habité par des sentiments humains. De façon plus large, la bande sonore accompagnant les apparitions de ce personnage dans la première partie du film réfère au champ de la violence et l’enrobe d’une aura inquiétante : cris aigus d’oiseaux de proie, martellements de coups de haches, grincements métalliques des trains, dont il longe la voie régulièrement…

L’évolution de son état d’esprit est signifiée par un adoucissement de l’ambiance générale, sonore et visuelle, notamment un éclaircissement de la palette chromatique car sa métamorphose est en phase avec l’arrivée du printemps : le manteau de neige a fondu et l’épais brouillard qui dissolvait les contours s’est dissipé, laissant percevoir un nuancier de verts sous le bleu du ciel. Depuis qu’il a posé sa main sur la poitrine du bébé, le bûcheron sent résonner son cœur dans sa paume… le trait de crayon se fait moins dur, soulignant la douceur qui gagne son âme : son attitude change, il rejette sa hache, se passe la main dans les cheveux, se frotte la nuque, ses intonations se font moins brusques. Lorsque, dissimulé de la bûcheronne, il se laisse aller à câliner la petite, les rires du bébé se détachent d’un fond sonore aérien, rythmé par les notes allègres du violon, de la clarinette, du violoncelle, du xylophone et du mélodica. Il sculpte dans le bois, pour la fillette, une petite danseuse dont la finesse et la grâce contrastent avec la largeur de ses doigts quand il la fait tourner dans ses mains mais dont on saisit que la douceur est métonymique de celle qui a gagné son âme. Cessant de grogner, le bûcheron se met à chuchoter, se parlant d’abord à lui-même, car ses certitudes s’effondrent : « Les sans-cœur ont un cœur… c’est impossible. » Sa véritable transformation se confirme lorsqu’il profère ces mots à haute voix devant ses camarades, ne supportant plus d’entendre les discours qu’il relayait lui-même encore peu de temps auparavant : « empoisonneurs de puits », « des porcs, sales », « qu’ils nous rendent ce qu’ils nous ont volé. ». Après avoir osé exprimer son désaccord, il quitte physiquement le groupe, provoquant une scission qui risque de le mettre en danger, comme le laisse présager le plan rapproché sur le visage figé d’un camarade suspicieux, au milieu du rire général. Alors qu’il crie à travers bois la vérité qui s’est désormais imposée à lui : « Les sans-cœur ont un cœur », un plan d’ensemble confirme la menace qui sourd, montrant des loups dressés dans la nuit, redoutables prédateurs métaphoriquement associés aux miliciens. Notons que l’interprétation fine de Grégory Gadebois traduit parfaitement, dans ses modulations de l’intonation et du timbre de voix, l’évolution morale du bûcheron au fil de l’intrigue. Plus tard, les postures du personnage reproduisent son vacillement intérieur : il tombe à genoux devant un train de déportés, puis nous le retrouvons chez lui, prostré, à tenter d’imaginer l’intérieur des wagons, ce qui constitue une spécificité du film par rapport au livre.

 

C’est surtout pour évoquer la Shoah que Michel Hazanavicius s’est permis le plus de libertés, ne s’interdisant pas de laisser libre cours à sa créativité pour ajouter quelques scènes ou motifs qui intensifient la puissance du récit et donnent lieu à des séquences d’une grande force dramatique. Par exemple, en nous faisant épouser la conscience du bûcheron, il nous mène dans le wagon qui conduisait les parents des jumeaux à la mort. Comme le soulignait le texte de Jean-Claude Grumberg, « [l]es jours succédaient aux jours, les trains aux trains. Dans leurs wagons plombés, agonisait l’humanité. Et l’humanité faisait semblant de l’ignorer[14]. » Mais le bûcheron, transformé par l’amour que lui inspire sa « précieuse marchandise », ne peut plus demeurer aveugle dans le film. Allongé sur son lit, il déchire mentalement l’opacité de la surface plombée pour accéder à ce que personne ne veut concevoir. Ayant franchi une frontière symbolique essentielle, il peut enfin se mettre à la place de, accéder à l’altérité et à l’empathie, nécessaires pour disqualifier les raccourcis haineux. Cette scène, perçue en focalisation interne, par le biais d’un montage alterné, nous renseigne à la fois sur l’état d’esprit du bûcheron et sur la situation qu’il visualise. De l’extérieur, les trains rejettent une fumée noire, projettent une lumière aveuglante qui troue la nuit, roulent à une vitesse ahurissante dans un fracas de métal et de sifflements stridents. Associés au bruit et à la fureur, ils constituent une représentation métonymique des nazis qui ont organisé leur circulation et ordonné leur chargement. À l’opposé, à l’intérieur du wagon règne le silence ; un chant yiddish, extra-diégétique, accentue une impression de douceur et d’humanité, qualités que l’on transpose aisément aux prisonniers dont l’image défile sur l’écran, blottis les uns contre les autres mais déjà isolés chacun dans sa tragique solitude, saisis dans leur sommeil ou absorbés dans une introspection douloureuse. En cela, Michel Hazanavicius s’éloigne des mots de Jean-Claude Grumberg, qui avait situé la scène « dans cette cohue, dans cette panique, dans ces cris, dans ces pleurs » que l’on imagine plus réalistes, « les sanglots des mères se mêlant aux râles des vieillards, aux prières des crédules, aux gémissements et aux cris de terreur des enfants[15] ». Le cinéaste prend le parti d’écarter toutes ces manifestations émotionnelles. Alors que l’écrivain ne faisait pas l’impasse, après deux jours de voyage, sur « l’odeur, l’odeur insoutenable. Le seau sur la paille dans un coin et la honte, la honte partagée, la honte voulue, prévue par ceux qui les expédiaient on ne sait où », Michel Hazanavicius refuse cette restitution d’une réalité dégradante qui pourrait susciter le dégoût et choisit de représenter autrement ce vécu à des fins cognitives. Il place ces hommes, ces femmes et ces enfants au rang de figures tragiques qui, ne se rebellant pas contre le fatum, se résignent à leur sort ou qui, tel le père de la « précieuse marchandise », que Jean-Claude Grumberg nomme d’ailleurs parfois « notre héros », choisit l’éthique comme valeur suprême pour guider ses actes. Ainsi se déconstruit l’animalisation générée par les discours qui associent les prisonniers à des « porcs […] sales », des « chiens errants » et se renversent les perspectives puisque le qualificatif « sans cœur » correspond alors davantage à ceux qui profèrent ces insultes qu’aux êtres innocents qu’ils conduisent à la mort. Lorsque le train arrive à destination, les déportés sont jetés dehors et livrés aux coups des SS ainsi qu’aux morsures de leurs chiens : la violence envahit l’écran alors que la même musique douce continue d’habiller cette nouvelle séquence. Le décalage produit entre le son et les images fait de celles-ci des effractions insupportables à la vue et la scène est comme nimbée d’une lueur d’irréel.

Plus tard, en conformité avec le livre, nous retrouvons le père des jumeaux qui, « après avoir vomi son cœur et ravalé ses larmes, [tond] des milliers de crânes, livrés par des trains de marchandises venant de tous pays occupés par les bourreaux dévoreurs d’étoilés[16]. » Afin de signifier ces convergences de convois déversant incessamment des victimes à tondre, un plan montre, en un accéléré croissant, des trains traverser de toutes parts l’écran, se croisant, nourrissant un écheveau de lignes noires de plus en plus fourni qui finit par envahir et recouvrir l’image, en arrière-plan, du coiffeur harassé par sa tâche infinie.

Enfin, nous faisant pénétrer dans le camp d’extermination jusqu’à l’intérieur d’une chambre à gaz, Michel Hazanavicius prend une nouvelle liberté par rapport au texte source. Opérant un choix assez proche de celui de Lázló Nemes dans Le Fils de Saul[17], Michel Hazanavicius nous montre un Sonderkommando[18] à bout de souffle, occupé à répéter sans cesse les mêmes gestes pour évacuer des corps inertes hors d’une chambre à gaz, tandis qu’une épaisse brume blanche dissimule globalement les détails de l’arrière-plan. Le désespoir de l’homme nous est rendu d’autant plus sensible que notre regard se focalise sur lui. Puis, l’ampleur du crime de masse s’impose à nous par une succession d’images inanimées qui nous montrent, envahissant la totalité de l’écran, des visages tordus par la souffrance, aux yeux exorbités, aux bouches agrandies par l’effroi, rappelant l’universel « cri » d’Edvard Munch[19]. Puisqu’il est reconnaissable à ses petites lunettes rondes, seul accessoire permettant de le distinguer dans un univers où l’identité de chacun a été annihilée[20], nous comprenons que ce sonderkommando n’est autre que le père de la « précieuse marchandise ». Le dessin ne rend pas la réalité représentée forcément plus supportable, mais il permet de montrer ce qu’il serait indécent d’exposer au regard sans son entremise.

Ce dont rend compte ce film d’animation ne relève pas de la fiction. Le choix d’un chant dont les paroles résonnent en yiddish[21] pour accompagner les scènes du train et du camp est signifiant : cette langue périt elle aussi dans les chambres à gaz. Devenu « la langue de personne[22] », le yiddish était parlé par près de onze millions de Juifs à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Adam Biro fait ce constat : « l’autre crime de Hitler était, avec l’assassinat de six millions de Juifs et d’un certain nombre de millions de non-Juifs, l’extermination d’une civilisation. Et cette extermination-là, il l’a réussie. Ce sont aujourd’hui une langue et une littérature mortes qu’on enseigne dans les universités comme le grec et le latin[23]. » Elie Wiesel, dans sa préface à La Nuit, déclare : « la guerre que Hitler et ses acolytes livraient au peuple juif visait également la religion juive, la tradition juive, c’est-à-dire la mémoire juive[24]. » Le cinéaste fait resurgir cette mémoire ici, à travers la musique et la langue.

Enfin, si le film d’animation reproduit le dénouement du conte, Michel Hazanavicius ajoute un motif qui n’était pas présent sous la plume de Jean-Claude Grumberg mais qui, figurant dans d’autres récits testimoniaux, nourrit une intertextualité intéressante. Alors que, dans le livre, « notre héros[25] » décide de ne pas se faire connaître pour ne pas briser l’ « image de bonheur partagé » qu’offrent la fille et sa « maman adorée », pour ne pas « rompre l’équilibre », et parce qu’il n’a rien à apporter à sa fille, « rien, moins que rien»[26], dans le film intervient un autre paramètre : derrière l’étal de fromages, dans le dos de la bûcheronne et de sa fille, se trouve une vitre dans laquelle le père tout juste sorti du camp aperçoit son reflet. Cette vision suscite en lui une réaction d’effroi et il se prend la tête dans les mains. Ce plan est d’une grande efficacité narrative et émotionnelle : seul le dessin fait sens, aucune parole n’est nécessaire pour que nous comprenions ce qui se joue dans cet instant ; nous voyons le père à la fois de dos et de face grâce à la surface qui renvoie son image, si bien que nous savons comment la fillette le perçoit, elle dont la frayeur se lit sur le visage. Alors que, dans le livre, le père ose caresser la joue de l’enfant qui « se saisit de sa main et la port[e] à ses lèvres avant d’éclater de rire[27] », dans le film, son apparence lui interdit tout contact. Or, le motif du miroir constitue un topos de la littérature testimoniale. Dans Si c’est un homme de Primo Levi, le déporté livre cette description, se servant d’« une vitre comme miroir » :

Nous sommes ridicules et répugnants. Notre crâne est complètement chauve le lundi, et couvert d’une courte mousse brunâtre le samedi. Nous avons le visage jaune et bouffi, tailladé en permanence par la main hâtive du barbier et souvent marqué de bleus et de vilaines plaies. Nous avons un cou long et noueux comme des poulets déplumés. Nos habits sont incroyablement crasseux, couverts de taches de boue, de sang et de gras[28].

Nous comprenons bien la réaction de la fillette face à un homme tel que celui-ci, ainsi que le choc éprouvé par le père qui se voit pour la première fois, à l’instar d’Elie Wiesel, survivant, confiant dans La Nuit, alors qu’il vient de passer deux semaines à l’hôpital entre la vie et la mort :

 

Un jour je pus me lever, après avoir rassemblé toutes mes forces. Je voulais me voir dans le miroir, qui était suspendu au mur d’en face. Je ne m’étais plus vu depuis le ghetto.

Du fond du miroir, un cadavre me contemplait.

Son regard dans mes yeux ne me quitte plus[29].

 

De la même manière, dans le film « notre héros » éprouve un saisissement face à cette image d’un autre lui-même, qui lui interdit tout élan de rapprochement : comment, après s’être absenté de sa propre vie si longtemps, pourrait-il faire irruption dans celle d’une fillette qui ne voit en lui qu’un squelette effrayant ?

Mais le film ne s’achève pas sur cette scène et, comme dans le livre, une ellipse temporelle nous montre, quelques années plus tard, ce mort-vivant devenu pédiatre et sa fille pionnière d’élite. Le dénouement est nimbé de couleurs lumineuses en phase avec la paix recouvrée ; le visage de la jeune fille, rayonnant, est rehaussé de touches vives : foulard rouge et étoile de la même couleur « épingl[ée] sur son corsage blanc[30] ». Cette substitution de l’étoile jaune par la rouge n’est pas anodine : elle symbolise la fin des persécutions nazies et montre combien, par son geste fou, le père « avait eu raison de la monstrueuse industrie de la mort[31]. »

 

Ainsi, chacun à sa façon, Jean-Claude Grumberg et Michel Hazanavicius, au fil des pages ou des images, fournissent une réponse à la question que soulevait Elie Wiesel dans un entretien avec Jorge Semprun en 1995 : « Nous avons découvert le Mal absolu. Et pas le Bien absolu. Comment faire, donc, pour que les jeunes qui nous font la grâce de nous lire ou de nous écouter ne tombent pas dans le désespoir. Comment faire pour leur dire que, quand même, il est donné à l’homme d’avoir cette soif de l’absolu dans le Bien et pas seulement dans le Mal[32]. » La Plus Précieuse des Marchandises, en traversant les ténèbres, rappelle « ce que le génie humain est capable de concevoir pour détruire dans un minimum de temps un maximum d’humains[33] » mais, par l’éclaircissement qu’elle induit, l’œuvre invite à espérer et à croire au bonheur. D’ailleurs, rappelle Jean-Claude Grumberg, « c’est ça le boulot. Tant qu’on est sur terre, on doit travailler pour que le bonheur devienne plus contagieux que le malheur[34]… ». En transposant ce conte, permettant à un public peut-être plus large d’y accéder, Michel Hazanavicius a fourni sa part de travail. Reste à espérer, dans les temps troublés que nous connaissons actuellement, que le film offre au plus grand nombre une boussole pour tracer son chemin au sein du chaos.

 

[1] Jean-Claude Grumberg, Jacqueline, Jacqueline, Paris, Éditions du Seuil, 2021, p. 108.

[2] Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, Esthétique du film, 125 ans de théorie et de cinéma, Malakoff, Armand Colin, 2021, p. 263.

[3] Jacques Rivette, article intitulé « De l’abjection », paru dans le numéro 120 des Cahiers du cinéma en juin 1961.

[4] Jean-Claude Grumberg, La Plus Précieuse des Marchandises, Paris, Édition du Seuil, 2019, p. 103.

[5] Ibid., p. 41.

[6] Ibid., p. 37, 34.

[7] Ibid., p. 99.

[8] Marie-Laure Lepetit, « La Plus Précieuse des Marchandises, de Jean-Claude Grumberg, un conte pour parler de la Shoah », article paru en septembre 2021, consultable en ligne à l’adresse suivante : https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/la-plus-precieuse-des-marchandises-de-jean-claude-grumberg-un-conte-pour-parler-de-la-shoah/

[9] Jean-Claude Grumberg, La Plus Précieuse des Marchandises, op. cit., p. 7.

[10] Ibid., p. 101.

[11] Jean-Claude Grumberg, De Pitchik à Pitchouk – Un conte pour vieux enfants, Paris, Éditions du Seuil, 2023, p. 77.

[12] Jean-Claude Grumberg, La Plus Précieuse des Marchandises, op. cit., p. 44, 46, 48.

[13] Ibid., p. 46, 51.

[14] Ibid., p. 82.

[15] Ibid., p. 18, 82.

[16] Ibid., p. 52.

[17] Dans Le Fils de Saul, de Lázló Nemes, sorti en 2015, l’image est toujours centrée sur le personnage principal au premier plan, le seul qui soit net, avec une faible profondeur de champ, tout le reste se noyant dans le flou ou disparaissant hors du champ de la caméra.

[18] À Auschwitz, le Sonderkommando était une équipe de Juifs employée dans les installations de mise à mort, en particulier à la crémation des corps, et régulièrement renouvelée après l’assassinat de la précédente équipe. (définition fournie sur la page « Enseigner l’histoire de la Shoah » sur le site du Mémorial de la Shoah : http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/lexique/sonderkommandos.html).

[19] Edvard Munch, Le Cri, 1893, Huile, tempera et pastel sur carton, 91 × 73,5 cm, Coll. Galerie Nationale, Oslo.

[20] Robert Antelme explique comment, dans le camp, « une figure n’était repérable que par un objet surajouté : par exemple les lunettes, qui, dans ce sens, étaient une calamité. » in L’espèce humaine, Paris, Éditions Gallimard, 2021, p. 60.

[21] Yiddish : langue parlée par les Juifs Ashkénazes ; d’abord mélange d’allemand du Haut Moyen Âge, d’un peu de vieil allemand et de quelques réminiscences de vieux français et de vieil italien, elle prit réellement racine et fleurit dans les ghettos d’Europe orientale (Pologne, Galicie, Hongrie, Roumanie, Russie) où elle emprunta de nouvelles locutions.

[22] Rachel Ertel a donné ce titre à un recueil de poésies yiddish qu’elle a constitué pour restituer « l’anéantissement », Dans la langue de personne, Éditions du Seuil, Paris, 1993.

[23] Adam Biro, Dictionnaire amoureux de l’Humour juif, Paris, Éditions Plon, 2017, p. 724.

[24] Elie Wiesel, La Nuit, Paris, Éditions de Minuit, 2022, p. 11.

[25] Jean-Claude Grumberg, La Plus Précieuse des Marchandises, op. cit., p. 83.

[26] Ibid, p.98

[27] Ibid., p. 97.

[28] Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Pocket, 1990, p. 152.

[29] Elie Wiesel, La Nuit, op. cit., 2022, p. 199-200.

[30] Jean-Claude Grumberg, La Plus Précieuse des Marchandises, op. cit., p. 99.

[31] Ibid., p. 98.

[32] Jorge Semprun, Elie Wiesel, Se taire est impossible, Paris, Arte, Mille et une nuits, 2021, p. 19.

[33] Jean-Claude Grumberg, Jacqueline, Jacqueline, op. cit., p. 54.

[34] Jean-Claude Grumberg, De Pitchik à Pitchouk – Un conte pour vieux enfants, op. cit., p. 81.