Une lecture suivie de Seul dans Berlin[1] d’Hans Fallada
Alain Pujat, IA-IPR honoraire – Académie de Créteil
Résumé : Cette ressource a pour but d’aider à la découverte du roman de Hans Fallada, Seul dans Berlin. Après une présentation détaillée de l’œuvre, on propose un parcours de lecture du roman qui se concentrera sur l’intrigue centrale du livre, du fait de la longueur du livre.
Dans ce parcours, on trouvera :
– en caractères romains, les chapitres retenus pour la lecture,
– dans les paragraphes en italiques, le résumé des chapitres dont la lecture ne sera pas exigée. Soit, près d’un tiers du livre.
La plupart des personnages du roman habitent le même immeuble, au 55 rue Jablonski, à Berlin. Pour faciliter la lecture, on pourra fournir aux élèves une liste des habitants de cet immeuble, étage par étage (ou, mieux encore, leur demander de l’établir au fil de la lecture). On en trouvera une en annexe dans la version PDF.
La version PDF propose, à la suite de ce parcours, trois groupements de textes complémentaires accompagnés de pistes d’étude.
Mots clés : Alexanderplatz ; condamnation à mort ; délation ; humiliation ; justice ; nazisme ; peur ; police ; prison ; procès ; solitude ; terreur ; torture.
Index géographique : Berlin
Discipline : Français
Niveaux : 3ème, lycées général et professionnel
Version PDF : Fallada – Seul dans Berlin
Présentation de l’œuvre
Dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres Rudolf Ditzen (1993-1947) s’était fait connaître, sous le pseudonyme d’Hans Fallada, comme romancier du petit peuple en proie aux souffrances de la terrible crise qui ravageait le pays. Son roman Quoi de neuf, petit homme ? (Kleiner Mann – was nun ? 1932), avait connu un très grand succès. Hermann Hesse l’avait salué en ces termes : « Parmi les jeunes écrivains qui traitent de la vie allemande d’aujourd’hui non pas pour la transformer et l’idéaliser, mais pour la décrire de façon réaliste, Hans Fallada est l’un des tout premiers ».
C’est en 1946 qu’il écrit, en deux mois seulement, dans la zone sous contrôle soviétique (qui allait devenir la RDA), Jeder stirbt für sich allein (Chacun meurt pour soi, seul), qui sera traduit en France sous le titre Seul dans Berlin. Il meurt quelques mois plus tard, exténué, au terme d’une vie tumultueuse, maintes fois interné dans des institutions psychiatriques, usé par les dépendances à l’alcool, à la morphine, aux somnifères.
Le sujet du roman lui avait été proposé par Johannes Becher, responsable culturel du Parti Communiste allemand -qui deviendra Ministre de la Culture de RDA-. Il avait remis à Fallada un dossier de la Gestapo sur la traque d’un couple d’ouvriers berlinois, Otto et Elise Hampel, qui, pendant plus de deux ans, avaient écrit des tracts et des cartes appelant la population à la résistance contre le régime hitlérien, qu’ils déposaient un peu partout dans Berlin. Arrêtés en septembre 1942, ils avaient été condamnés à mort et pendus dans la prison de Plötzensee.
Le livre paraît en 1947 chez l’éditeur Aufbau-Verlag. Fallada, décédé le 5 février, n’a pu relire les épreuves de ce vaste roman. Or, celui-ci a été amputé de près d’un tiers. De nombreux passages et même un chapitre entier (le chapitre 17) ont disparu. Les œuvres autorisées à paraître dans la zone soviétique doivent donner une représentation idéalisée de la lutte contre le nazisme et du peuple allemand qui a pu être abusé, écrasé par une dictature, mais qui, dans ses profondeurs, ne s’est pas donné au national-socialisme. Mais, les dossiers de la Gestapo révélaient une réalité plus complexe. On y apprenait que la factrice Eva Kluge ainsi que les Quangel (nom de fiction des Hampel), avant de devenir des résistants, avaient appartenu au parti national-socialiste ou à des organisations satellites. Et le roman donnait sur la vie quotidienne des Berlinois et sur le fonctionnement de la police nombre de détails véridiques et gênants. De même que le régime stalinien retouchait les photos officielles en y faisant disparaître l’image des dirigeants tombés en disgrâce, les éditeurs de Fallada ont rectifié la représentation du peuple donnée dans le livre, en procédant à d’amples coupes.
Il faudra attendre 2011 pour que paraisse une nouvelle version, intégrale cette fois, toujours chez Aufbau. En France, en 2014, une nouvelle traduction, par Laurence Courtois, est publiée chez Denoël.
« Vérité intrinsèque » de la fiction
Les dossiers de la Gestapo ont fourni à Fallada l’ossature de son roman. Celui-ci commence en juin 1940, le jour de la capitulation de la France, jour de liesse pour le régime et ses partisans. C’est ce jour-là, qu’Otto et Anna Quangel, un couple d’ouvriers berlinois, apprennent que leur fils unique est mort au combat. Ce drame va déterminer ces deux admirateurs du Führer à entrer en résistance et à déposer partout dans la ville des cartes manuscrites dénonçant la guerre et le régime national-socialiste. Déjouant durant plus de deux ans les recherches de la Gestapo et de l’inspecteur Escherich, ils déposent près de 300 cartes. Finalement arrêtés, ils apprennent, que leur combat a été vain, les cartes ayant été dans leur quasi-totalité aussitôt remises à la Gestapo. La fin du livre raconte la parodie de procès qui conduit les époux à la mort. Otto sera guillotiné, Anna, oubliée dans son cachot, sera tuée lors d’un bombardement de l’aviation alliée.
Hans Fallada a donné à cet argument de base une ampleur singulière. Le romancier qu’il était ne pouvait se borner à une simple mise en forme romanesque de l’archive. Il l’explique nettement dans un bref avant-propos liminaire : « Un roman a ses propres règles et ne peut reprendre la réalité en tous points ». Les époux Quangel sont désormais « deux créatures de l’imagination comme sont également librement inventés tous les personnages de ce roman ». Fallada y affirme sa conviction que le roman a la capacité de dire le réel, de donner de l’expérience historique une figuration satisfaisante. La fiction constitue un moyen d’accéder à la vérité : « l’auteur, écrit-il, croit à ‘la vérité intrinsèque’ de ce qui est raconté, même si certains détails ne correspondent pas exactement à la situation réelle ». La lecture de Seul dans Berlin offre ainsi un exemple où s’interroger sur la capacité du roman à transcrire l’expérience de l’histoire.
Fallada connaissait bien les romanciers français du XIXème siècle. Il ne doute pas que les formules narratives issues de cette tradition aient le pouvoir de représenter le monde et d’en dire la vérité. Il n’y a pas chez lui d’interrogation sur les techniques romanesques et sur leurs artifices. Le lecteur français familier de Balzac et de Zola retrouvera la solidité d’une progression dramatique, fondée sur d’amples scènes qui ne se refusent pas aux effets pathétiques ou mélodramatiques, le goût des dialogues, la mise en scène de personnages puissamment dessinés, types sociaux ou types moraux, qui ne manquent pas pour autant de complexité.
Un immeuble 55, rue Jablonski, Berlin
L’imagination créatrice du romancier a inspiré à Fallada un projet littéraire audacieux, celui de montrer la vie ordinaire des Berlinois dans les années 1940 – 1943 et leur confrontation quotidienne au nazisme, à travers la description de la vie des habitants d’un immeuble. Projet qui rappelle au lecteur français La vie, mode d’emploi de Georges Perec, ou encore Pot Bouille d’Emile Zola. L’immeuble est situé au 55 rue Jablonski, dans le quartier populaire de l’Alexanderplatz. En parcourant les étages, on rencontre, en plus des époux Quangel, le magistrat Fromm, à la retraite depuis 1933 ; les Persicke, une famille de fervents nazis, dont les fils appartiennent à la SS ; une vieille femme juive, Frau Rosenthal, séparée de son mari qui a été arrêté, et vivant seule dans l’angoisse. Au bas, de l’immeuble rôde Barkhausen, un vil mouchard. Tous les matins, la factrice Eva Kluge monte les marches de l’escalier. Elle vit séparée de son mari Enno, parieur et coureur de femmes. Tous personnages dont les vies seront affectées par la décision d’Otto Quangel d’entrer en résistance.
« Plus de lumière aurait signifié mentir »
Le système nazi, les systèmes totalitaires en général, ont été analysés par de nombreux philosophes, historiens ou politologues, d’un point de vue général et abstrait. Dans Seul dans Berlin Fallada entreprend de montrer l’histoire vue depuis les ruelles et les cours d’un quartier populaire. Il adopte la perspective du « petit homme », le héros mis en scène dans son roman à succès de 1932. Comment vivait-on au jour le jour sous le joug national-socialiste, dans les ruelles d’un quartier populaire, dans les usines, dans les boutiques ? De quoi parlait-on chez les ouvriers, les commerçants, dans le petit peuple de Berlin ? Un tableau saisissant s’en dégage, éclairé par une lumière impitoyable.
Nous savons comment l’Allemagne officielle, celle des dignitaires nazis, a célébré la victoire sur la France. Ce que nous ne savions pas, et que Fallada nous montre, c’est la victoire vue d’en bas. Chez les Persicke, toute la famille est nazie. Le père, un vieil ivrogne, cafetier ruiné, convoite depuis longtemps les biens de la vieille dame juive, désormais seule au dernier étage. Il fête la victoire en une déclaration qui traduit la vérité du nazisme dans le langage des bas-fonds : « Aujourd’hui la France a capitulé, et cet après-midi on ira p’têt chez la vieille youpine au quatrième, et tu vas voir que la vieille garce va nous servir son café et ses gâteaux ! Je vous dis que ça, moi, la vioque elle va cracher (…) maintenant on est les rois du monde ».
Le Berlin de ces années-là est d’abord un monde de la peur. Comme, plus tard, Arendt, Friedrich ou Lefort, Fallada voit dans la terreur généralisée, entretenue par un appareil policier appuyé sur un immense réseau de surveillance, un des ressorts fondamentaux du pouvoir nazi. La peur est partout, dans tous les instants du jour, dans tous les cauchemars de la nuit. On épie sa présence chez les autres : « J’ai bien senti qu’il suait de peur ». C’est la peur de la Gestapo, la peur d’être envoyé sur un simple soupçon en camp de concentration, la peur de la prison de Moabit ou de la potence de Plotzen. C’est la peur de celui qui est interrogé par la police et qui n’est plus « qu’un morceau de gélatine, une petite motte d’angoisse ». Les nazis eux-mêmes semblent avoir peur : « Avec leurs braillements, ils ne dissimulaient que mal leur peur d’être un jour renversés ». Le système concentrationnaire, pour n’apparaître qu’indirectement, n’est pas moins effrayant, menace brandie tout à coup par un mouchard, au coin de la rue : « Pour une sortie de ce genre, je peux t’envoyer en camp de concentration ».
La peur résulte d’un principe de culpabilité universelle. Comme chez Kafka, chacun se sent coupable, chacun se méfie de lui-même, de sa propre culpabilité, sans savoir laquelle. Comment faire face avec courage, comment rester digne, dans un monde où il est impossible de manifester la moindre opposition sans être arrêté et maltraité ? La lâcheté est une des conditions de la survie. Elle nourrit chez plusieurs personnages un lancinant sentiment de culpabilité. Toute la population est surveillée par un réseau de mouchards et de dénonciateurs. Toute parole peut être rapportée. Tout individu est un suspect : « Tout le monde avait quelque chose à cacher ». Le personnage clé est celui de l’inspecteur de police. Il a pour mission, non de trouver des coupables, mais de vérifier que chacun est coupable : « L’inspecteur Laub travaillait suivant le principe de cette époque : tout le monde a quelque chose sur la conscience. Il suffit de chercher assez longtemps, et on trouve toujours quelque chose ». Seul dans Berlin tient du roman policier (un roman policier au dénouement immuable, les geôles de la Gestapo), l’inspecteur Escherich est le Sherlock Holmes sinistre et pitoyable de ce monde maudit.
Les sentiments purs, les aspirations nobles ont disparu du Berlin nazi. Tout est dégradé, souillé, avili. La vie et le langage y sont en proie à un ensauvagement, à une « brutalisation » dont l’historien George L. Mosse a vu l’origine dans la Première Guerre Mondiale. Dans tout le roman retentit un langage de violence et de haine, de hurlements et d’injures. Les crimes, les tortures accompagnent les scènes de sadisme et d’ivrognerie. Dans son avant-propos, Fallada répond à ceux qui lui reprocheraient d’avoir dressé un tableau si sombre : à cette époque, dit-il, avec une sorte d’humour noir « la mort était très en vogue », si bien que « plus de lumière aurait signifié mentir ».
« Le plus beau livre jamais écrit sur la résistance allemande anti-nazie », Primo Levi
Fallada n’a pas cherché à connaître « les détails authentiques de la vie privée » des époux Hampel, arrêtés par la Gestapo. Otto et Anna Quangel sont bien deux « créatures de (son) imagination », – et de singulières créatures ! Rien de plus éloigné de l’image romantique du résistant, que ces ouvriers qui mènent depuis trente ans une existence mesquine et solitaire, seulement soucieux de passer inaperçus. Otto, en particulier, a été un père peu aimant, un mari taciturne, autoritaire et avare. Aucun trait en lui qui annonce une prédisposition à l’héroïsme, – si ce n’est, maintes fois évoqué, son profil d’oiseau de proie, « acéré et tranchant ». Le projet qu’il entreprend ne paraît pas moins dérisoire : accompli dans une solitude absolue, ignoré de tous, comment pourrait-il ébranler le « monstrueux appareil » du pouvoir nazi ?
Arrêté, Otto Quangel affronte l’inspecteur Escherich qui le traquait depuis deux ans, au cours de plusieurs scènes puissantes et dramatiques qui sont un des sommets du livre. Otto vacille d’abord en apprenant que sur les 276 cartes qu’il a écrites, 18 seulement n’ont pas été remises à la Gestapo. Il mesure l’erreur qu’il a commise d’avoir agi seul. Mais, il surmonte ce moment de faiblesse et sort vainqueur, lui, le « simple ouvrier » de son duel avec Escherich. Impavide sous la torture et les humiliations comme un Christ aux outrages, il accède à une grandeur héroïque. Vaincu, Escherich proclame, avant de se suicider, qu’il est « le seul homme qu’Otto Quangel ait converti avec ses cartes ». Les Quangel triompheront également du Volksgerichtshof, le Tribunal du peuple de Berlin, la plus haute cour de l’Etat national-socialiste, présidée par le redoutable juge Freisler (Fallada le nomme Feisler), responsable de milliers de condamnations à mort dans les trois dernières années du régime.
Les Quangel mesurent parfaitement l’absurdité apparente de leur combat, eu égard à la disproportion des forces, « la guerre entre eux d’un côté, les pauvres et insignifiants petits ouvriers, qui à cause d’un mot pouvaient être éliminés pour toujours, et de l’autre le Führer, le parti, ce monstrueux appareil avec tous ses pouvoirs et son éclat, et les trois quarts, oui, les quatre cinquièmes même de tout le peuple allemand derrière eux. Et tous deux ici, dans cette petite pièce de la rue Jablonski, tous les deux tout seuls ! ». Pourtant, leur engagement est total. La première carte est une déclaration de guerre sans merci : « Mère ! Le Führer a assassiné mon fils ! Mère ! Le Führer va aussi assassiner tes fils, il n’arrêtera pas (…) ». Leur résistance prend sa racine dans le refus d’une guerre perçue comme un monstrueux assassinat des enfants : « On ne met pas les enfants au monde pour qu’ils aillent se faire tuer ». Cette réaction est spontanée, quasi instinctive. La résistance au mal absolu est le fait de gens simples, sans culture, isolés, mais qui ont le sentiment qu’il y a des choses qui ne se font pas, qui ne sont pas convenables, terme utilisé maintes fois par les résistants du livre, Otto, ou la factrice Eva Kluge. Fallada semble bien plus proche de George Orwell que des léninistes qui prennent le pouvoir à Berlin-Est. L’évocation dans le roman d’une cellule résistante communiste montre toutes les réserves que lui inspire l’action menée par des avant-gardes coupées des masses supposées « aliénées ». Comme Orwell (1984 sera publié en 1949, deux ans après Seul dans Berlin), il fait confiance aux qualités des gens simples, à leur décence commune (common decency), ces valeurs de solidarité, d’entraide, de bienveillance que l’on observe chez les résistants et résistantes de Seul dans Berlin.
Dans son duel final avec Escherich, qui ironise sur la vanité de son entreprise -un simple ouvrier qui a voulu lutter contre « le Führer et toutes les forces derrière lui » !-, l’humble Quangel trouve des mots inattendus, il se réclame d’un impératif catégorique, à la façon d’un héros kantien : « Peu importe qu’il n’y en ait qu’un qui lutte ou bien dix mille ; quand celui-là se rend compte qu’il doit lutter, alors il lutte, qu’il y ait des gens qui luttent à ses côtés ou non. Il fallait que je lutte, et si c’était à refaire, je le referais ». Plus tard, dans la cellule où il attend la mort, Otto a pour compagnon un musicien raffiné, ouvert et bienveillant. À cet homme si différent de lui, Otto confie l’angoisse qui, malgré la réplique bravache lancée à Escherich, le taraude toujours : les cartes n’ont servi à rien ! A quoi son compagnon répond, et il est difficile de ne pas entendre la voix même de Fallada à travers celle de ce personnage dont la noblesse en impose même aux gardiens qui l’appellent « Herr Doktor » : « Malgré tout vous avez résisté au mal. Vous n’êtes pas devenu mauvais comme les autres ». Notre résistance n’a pas été vaine, explique-t-il : « A nous, ça nous aura beaucoup servi, parce que nous aurons pu nous considérer comme des personnes convenables jusqu’à notre mort. Et ça aura servi plus encore au peuple entier, qui sera sauvé à cause des justes comme il est dit dans la Bible ». Il n’était pas possible de faire autrement dans la situation de l’Allemagne, « nous avons été obligés d’agir tout seul, pour soi, et c’est tout seuls que nous sommes enfermés, et c’est tout seuls que nous devrons mourir. Mais ce n’est pas pour autant que nous sommes seuls, Quangel, ce n’est pas pour autant que nous mourrons en vain. Rien n’arrive en vain dans ce monde, et puisque nous luttons contre la violence brutale, pour la justice, alors nous serons tout de même les vainqueurs à la fin ». Par ces phrases du « Doktor », Fallada souligne la grandeur de cet obscur Otto Quangel. Ce « petit homme » qui mettait ses cartes postales dans les escaliers devient l’incarnation de l’Allemagne souterraine qui résistait à l’infamie.
Une composition savamment élaborée
Soucieux de toucher un public populaire, Fallada recherche avant tout l’efficacité dramatique. Son art est un art du dialogue et de l’action. Il se plaît à de grandes scènes théâtrales, intenses et violentes, où s’affrontent les personnages – et ce sont les interrogatoires policiers ou la grande mise en scène du procès final des Quangel. En toutes situations, il cherche à faire entendre, non à faire voir. Il fait entendre des voix, de multiples voix, que ce soit dans les dialogues ou dans les diverses modulations du discours intérieur et du discours rapporté, ou dans la restitution du parler populaire berlinois. Dans ce but, il écarte la description, un des fondements de l’esthétique réaliste. Aucune description de Berlin, ni de l’immeuble du 55 rue Jablonski. Les rares éléments descriptifs sont subordonnés à l’intensité dramatique, comme la réitération d’un même trait physique attribué à un personnage dans le but de graver de lui une image fermement dessinée, – à l’instar de celle de l’oiseau de proie pour Otto Quangel.
Il fallait une grande habileté pour orchestrer les récits des destinées des nombreux habitants de la rue Jablonski autour du noyau central de la traque des Quangel. Il fallait entrelacer adroitement ces existences à l’intrigue centrale, sans porter atteinte à la progression de celle-ci, et sans nuire à la clarté du récit. Il est étonnant de penser que Fallada a pu soutenir une telle gageure dans les quelques semaines fiévreuses de la rédaction d’un aussi long roman (près de 800 pages dans l’édition Folio). La construction dramatique impeccable témoigne de la maîtrise de Fallada qui a su, magistralement, jouer d’oppositions et de parallélismes, d’échos et de contrepoints.
« Les événements y passent tour à tour, terribles et bouffons, quelquefois terribles et bouffons tout ensemble », V. Hugo, Préface de Cromwell
Nul ne s’étonnera que Seul dans Berlin soit marqué au sceau du tragique et du pathétique. Dès les premiers chapitres, les destinées d’Otto Quangel et de la jeune Trudel, qui devait épouser son fils, s’inscrivent sur l’arrière-plan funeste d’une affiche montrant les pendaisons à la prison, tristement célèbre, de la Plötzensee. Tout au long du livre, Fallada s’attache à rappeler que, à cette époque, le pire est à venir, que le pire est toujours le plus sûr. Otto en est pleinement conscient : « Le danger se situe tout à fait ailleurs, là où je ne veux pas le voir. Soudain, nous allons nous réveiller et nous saurons qu’il était toujours là, mais nous ne l’aurons pas vu. Et alors il sera trop tard ». Lorsque, par exception, les événements semblent suivre un cours plus clément, une prolepse fait entrevoir la proximité de l’inéluctable malheur.
Deux femmes, aux deux extrémités du roman, incarnent la loi tragique qui pèse sur tous. Toutes deux se suicident, en se jetant dans le vide, après des semaines d’angoisse et de tortures. À la différence des Quangel qui ont trouvé dans leur lutte commune, et dans l’amour qui les unit, une forme de sérénité, Frau Rosenthal et Trudel Hergesell meurent dans une déréliction absolue.
À de tels événements, un seul éclairage paraîtrait convenir, la lumière noire du tragique. Pourtant, par un étonnant paradoxe, ce roman terrible est aussi, bien souvent, un roman bouffon. À la tragédie la plus atroce, il fait succéder la bouffonnerie. Et, parfois, réalisant le programme du Hugo de la Préface de Cromwell, il les mêle indissolublement. Les nuances de ce rire au cœur de l’effroi sont multiples. Un ignoble personnage traverse le roman, c’est le mouchard Barkhausen. Mais, de cet être répugnant, Fallada fait un personnage de farce. Trompeur, il est toujours trompé, tant sa crapulerie saute aux yeux de tous. Bouffon, il ne voit pas le masque qu’il porte. « Chui un homme simple et franc », répète-t-il à ceux qu’il veut duper.
Ailleurs, c’est un sourire tendre et malicieux qui éclaire le dernier tête-à-tête entre Otto et Anna : avant d’être séparés à jamais, les voici qui se chamaillent, comme ils l’ont fait si souvent, et comme toujours, c’est Anna qui cède… Mais, aussitôt après, c’est le procès, et c’est le royaume d’Ubu. Juge, procureur, avocats, autant de figures grotesques, autant d’animaux en proie aux pulsions les plus viles, exhibées en toute obscénité. Le lecteur est plongé dans une farce tragique, dans une tension insoutenable entre le rire et l’effroi. L’horreur et le grotesque culminent lorsque l’avocat de Quangel, piétinant les principes élémentaires du droit, annonce qu’il dépose la robe du défenseur pour se faire le procureur de son propre client. Par un trait de génie de l’auteur, Otto, à ce moment, le taciturne Otto qui jamais ne riait, éclate « d’un grand rire joyeux et insouciant », car « il était submergé par la puissance comique de cette situation : cette bande de canailles, de criminels voulait l’étiqueter, lui, comme criminel, avec le plus grand sérieux du monde. »
En 1967, Jean-Marie Domenach, étudiant Le retour du tragique, écrivait : « La tragédie ne revient pas du côté où on l’attendait (…) mais à l’extrême opposé, (…), dans la forme la plus subalterne du comique, (…) la plus opposée à la solennité tragique : la farce, la parodie. L’acte de naissance de la tragédie contemporaine, c’est la guignolade du lycéen Jarry ». D’autres ont pu parler du « sacre d’Ubu » au XXème siècle. Vraisemblablement, Hans Fallada ignorait-il tout du Père Ubu. Mais, il a senti lui aussi que c’était peut-être dans le rire noir de la farce que devait se dire l’horreur des temps.
Proposition de lecture suivie
Première partie : « Les Quangel »
Cette partie raconte les événements qui vont du jour de l’annonce de la capitulation de la France au dépôt de la première carte par les Quangel. Le premier jour, on découvre les réactions des habitants de l’immeuble lorsqu’ils apprennent la victoire, mais c’est aussi ce jour-là que les Quangel reçoivent une lettre leur annonçant la mort au front de leur fils unique, Ottochen.
Chapitres 1 à 9
Ces chapitres font le récit des événements de la première journée. Le lecteur y découvre l’ensemble des habitants de l’immeuble, ainsi que le couple formé par la factrice Eva Kluge et son mari Enno, et la jeune Trudel, qui était fiancée avec Ottochen. Les intrigues connexes sont mises en place, notamment, celle de Trudel ; et aussi celle d’Eva Kluge, dont la révolte présente de nombreuses ressemblances avec la lutte des Quangel.
« Les Persicke se débarrassent des deux ivrognes, ramenés manu militari dans leurs foyers respectifs, après avoir été copieusement insultés et roués de coups. Le même jour, Frau Rosenthal trouve refuge chez le juge Fromm, mais elle passe des nuits d’angoisse dans la chambre où elle est recluse. » (ch. 10)
Chapitre 11
« Dans les jours suivants, le mouchard Barkhausen remâche sa rancœur d’avoir été dupé par Baldur Persicke. Enno, de son côté, ce « petit homme timide », se résout à changer de vie, et travaille à nouveau. Trudel Baumann et le jeune homme amoureux d’elle, Karl Hergesell, décident de quitter la cellule communiste à laquelle ils appartiennent, ce qui déclenche la colère et les menaces de leurs compagnons de lutte. » (ch. 12 à 15)
Chapitre 16
« Pendant ce temps, Otto mûrit longuement son projet, dans une solitude totale, laissant sa femme dans l’ignorance et dans l’angoisse de ses intentions exactes. Anna Quangel, de son côté, parvient habilement à se faire exclure du syndicat nazi dont elle était membre. » (ch.17)
Chapitres 18 et 19
En déposant leur première carte, les Quangel scellent leur destin.
Deuxième partie : « La Gestapo »
Les chapitres proposés pour la lecture permettent de découvrir l’appareil policier du régime hitlérien, la tutelle brutale qu’exercent sur lui la SS, les rivalités entre les services, le fichage généralisé de la population. Le personnage central de cette partie est l’inspecteur Escherich, dont on découvre la complexité. Tout à la fois bourreau et victime, il va au cours de la traque des Quangel, s’enfoncer peu à peu dans l’abjection. L’exécution de l’innocent Enno est une première étape de cette descente aux enfers. On a supprimé un ensemble de chapitres consacrés à cette figure secondaire, – un paresseux, coureur de jupons, lâche et geignard, qui semble avoir intéressé Fallada.
Chapitres 20 à 22
« Le suspect en question n’est autre qu’Enno, le mari de la factrice Eva. L’inspecteur Escherich qui l’interroge, comprend aussitôt que ce « pauvre bougre lâche et plaintif » ne peut être « l’oiseau de malheur » qu’il recherche. » (ch. 23 et 24)
Chapitre 25
« Escherich décide alors d’utiliser Enno dans un montage qui permettra de faire patienter son supérieur hiérarchique, le SS Prall, qui s’irrite des retards de l’enquête. Le subterfuge tourne mal, et Escherich ne voit pas d’autre solution que d’éliminer Enno, en maquillant l’assassinat en suicide. » (chapitres 26 à 33)
Troisième partie : « La partie se retourne contre les Quangel »
On proposera la lecture de la plupart des chapitres de cette partie, qui aboutit à l’arrestation des Quangel.
Chapitre 34
Elle est désormais mariée avec Karl. Bien que vivant dans une petite ville, ils sont rattrapés par leur passé, lors d’un passage à Berlin.
« Karl, de son côté, rencontre Grigoleit, le militant communiste, qui lui reproche d’avoir fait passer son bonheur familial avant la lutte pour la cause. Le serviable et naïf Karl accepte cependant de garder une valise de Grigoleit. Il la dépose à la consigne de la gare. » (chapitre 35)
Chapitre 36
La rencontre avec Trudel sonne comme un premier avertissement pour Otto, qui se reproche son manque de prudence. Cependant, le combat commun, le danger partagé, renforcent le couple.
Chapitre 37
« Un deuxième, puis un troisième avertissements font monter la tension dramatique. Revenant de chez son beau-frère, Ulrich, Otto est vu, déposant une carte, par un petit fonctionnaire avide de vengeance qui espionne et dénonce tous ses voisins. Au poste, on finit par les laisser repartir, car le commissaire informé répond au téléphone qu’un menuisier ne peut en aucun cas être l’oiseau de malheur. Le chapitre 40 donnera l’explication de cette étonnante bévue policière. » (chapitres 38 et 39)
Chapitres 40 à 51
Quatrième partie : « La fin »
On proposera la lecture intégrale de cette partie. Le récit des interrogatoires, du procès, de l’emprisonnement et de la mort des Quangel et du couple Hergesell constitue un ensemble d’une grande intensité pathétique et dramatique. Les journées du procès et les semaines d’attente de la mort scellent les destinées des différents personnages. Monde d’horreur, la prison se révèle aussi un lieu d’accomplissement. À travers les épreuves subies et surmontées, grâce aux rencontres faites en prison, Otto et Anna meurent dans une forme de sérénité et de paix[2].
Si on juge nécessaire malgré tout d’alléger la lecture, on pourra omettre les chapitres 56, 64 et 66, qui mettent en scène des personnages secondaires.
NOTES
[1] Traduction L. Courtois, Paris, Denoël, 2014, Folio n°594.
[2] On se reportera notamment aux chapitres 69 et 72 pour Anna, 67 pour Otto.