Les Disparus de Daniel Mendelsohn

Séverine Bourdieuprofesseur de lettres en CPGE au lycée Déodat de Séverac de Toulouse
Paru le : 26.01.2021

Pourquoi lire et faire lire Les Disparus de Daniel Mendelsohn[1] ?

Compte rendu de lecture

Séverine Bourdieu, professeur de lettres en CPGE au lycée Déodat de Séverac de Toulouse


Quand ce livre est paru en France à l’automne 2007, les critiques étaient unanimes pour saluer un « livre éblouissant » (François Busnel[2]), « un formidable document littéraire » (Marc Fumaroli[3]), « l’un des livres les plus poignants, les plus humains, jamais publiés sur l’Holocauste » (Philippe Coste[4]). Pourtant, ce best-seller international, couronné en France par le Prix Médicis Étranger, ce monument consacré aux morts et aux survivants de la Shoah écrit par un professeur de classics, risque fort bien de tomber aux oubliettes de la littérature s’il ne devient pas, grâce à nous, un classique, c’est-à-dire un livre lu et étudié en classe.

Mais ce qui semble nécessaire n’est pas toujours aisé. On peut être décontenancé par une œuvre qui ne s’inscrit dans aucun genre prédéfini, qui se présente comme un récit de témoignage, exhibant toutes les caractéristiques de l’enquête historiographique et journalistique la plus rigoureuse, et qui joue dans le même temps avec les codes du romanesque, manie le suspense avec virtuosité, explore les circonvolutions du récit intime et familial, pratique l’exégèse biblique et s’aventure sur le terrain de la méditation philosophique. Si, dès les premières pages, le ton spirituel de Daniel Mendelsohn et ses talents de conteur séduisent, « un suffisant lecteur » pourra néanmoins se demander en quoi les tribulations d’un intellectuel new-yorkais à la recherche de six membres de sa famille disparus en Europe centrale le concernent, en quoi ses souvenirs d’enfance et ses voyages autour du monde peuvent lui apprendre davantage qu’un livre d’histoire ou qu’un authentique récit de survivant. C’est à cette question que j’aimerais ici répondre.

Les Disparus raconte l’enquête menée par Daniel Mendelsohn, dans le temps et dans l’espace, pour comprendre ce qui est arrivé à son grand-oncle maternel, Shmiel Jäger, à sa femme Ester et à leur quatre filles, Lorka, Frydka, Ruchele et Bronia. Après avoir interrogé ses ascendants encore vivants, être entré en contact avec diverses institutions et administrations et avoir consulté des sites internet spécialisés, il entreprend de se rendre à Bolechow, petite ville de l’actuelle Ukraine qui fut le berceau de sa famille durant trois cents ans et le décor du drame. Ce premier voyage en initiera d’autres puisqu’en l’espace de quatre années il se rend, accompagné de son frère Matt qui est photographe, en Australie, en Israël, en Suède et au Danemark, afin de rencontrer tous les anciens de Bolechow, tous les Juifs qui ont survécu aux aktionen et aux déportations en se cachant dans des greniers, des trous creusés en forêt ou en fuyant loin de chez eux. Il leur montre ses photos de famille, les questionne sur la chronologie des événements, revient parfois sur un autre témoignage pour effectuer des recoupements et, comme le ferait un historien soucieux de ses sources, enregistre leur conversation afin de reconstituer les derniers moments de ses « disparus » et combler ainsi les lacunes de sa mémoire familiale.

Mais Daniel Mendelsohn n’est pas un historien et son talent d’écrivain consiste à inventer une forme littéraire qui, tout en transmettant cette mémoire et ces témoignages, suscitera une réflexion et une émotion qui toucheront au cœur le lecteur d’aujourd’hui, lui donneront à comprendre que ce passé fut jadis un présent vivant, vital, complexe, imprévisible, semblable au nôtre. Lui qui avait « commencé [s]a quête dans l’espoir d’apprendre comment ils étaient morts », pour « inscrire une date sur un arbre généalogique » et satisfaire son désir de savoir tout en apaisant les mânes de son grand-père, voit peu à peu sa perspective s’élargir, s’infléchir. Entraîné par les émotions et les bouleversements que son enquête suscite, il éprouve davantage d’intérêt pour « les petites choses, les détails minuscules qui […] pouvaient ramener les morts à la vie », « l’élément concret qui rendrait l’histoire vivante » ; il prend conscience de la « spécificité » de toute existence et se réjouit d’apprendre que ses cousines appelaient leurs amies pour goûter les premières fraises de la saison (« j’ai pu saisir, avec soudaineté et force, une bouffée de quelque chose, une trace, nette et évanescente à la fois, du rythme d’une vie désormais invisible et inimaginable. »). Mais l’enseignant-chercheur accepte également de ne pas tout savoir, de se confronter à l’ignorance et à l’incertitude, de se heurter à l’impossibilité d’imaginer. Il comprend alors que Shmiel, Lorka et les autres ont été « les sujets de leur propre vie et de leur propre mort, et pas seulement des marionnettes manipulées pour les besoins d’une bonne histoire, pour des mémoires, pour les films ou les romans du réalisme magique. » Son regard sur le passé, comme le nôtre, évolue, et ce cheminement rappelle la magnifique et poignante clausule que Patrick Modiano offre à Dora Bruder, la jeune fugueuse qu’il a longtemps traquée : « J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s’est échappée à nouveau. C’est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps – tout ce qui vous souille et vous détruit – n’auront pas pu lui voler[5] ».

Ce cheminement émotionnel et intellectuel qui fait des Disparus une « histoire sur les problèmes de proximité et de distance » s’accompagne également d’une volonté de tisser ensemble le singulier et le collectif. En effet, s’« il est plus naturel et plus attrayant pour les lecteurs de comprendre le sens d’un grand événement historique à travers l’histoire d’une seule famille », cette histoire particulière est inséparable de celle des témoins rencontrés. Mendelsohn est particulièrement sensible à la texture et à la forme de leur témoignage : au-delà des faits rapportés, il s’efforce de restituer leurs gestes, leurs silences, les chemins détournés qu’emprunte la lente ou fulgurante remontée des souvenirs ; il retranscrit également la saveur et l’authenticité de leurs accents, de leurs fautes de prononciation, les mots yiddish, polonais ou allemands qui font résonner les noms de rue, les conversations quotidiennes, les rumeurs et l’atmosphère sonore d’un monde disparu qui fut leur jeunesse. Leur portrait en noir et blanc, tiré par Matt Mendelsohn, est reproduit dans les pages de ce livre, comme celui de ses propres ancêtres : les témoins juifs exilés à Copenhague, à Tel Aviv ou à Bondy Beach y voisinent aussi avec les Ukrainiens de Bolechow qui ont chaleureusement ouvert leurs portes aux visiteurs américains, et leur regard nous interpelle.

Ce travail d’élargissement et de décentrement s’effectue enfin sur un autre plan, celui de la construction de l’œuvre. Daniel Mendelsohn a découpé son livre en cinq parties, qui empruntent leur titre et leurs sous-titres à la Torah : « Bereishit ou les Commencements », « Noach ou Annihilation totale », « Le son du sang de ton frère ». Régulièrement, il interrompt son récit pour commenter des passages de la Bible évoquant les mêmes thèmes, ce qui lui permet de mettre les faits particuliers en perspective et d’en faire ressortir les composantes universelles. Je ne donnerai qu’un exemple, celui d’Abel et Caïn puisqu’« en dépit de sa raideur archaïque, c’est une histoire qui, pour quiconque a une famille – parents, frères et sœurs, ou les deux – c’est-à-dire tout le monde, va paraître étrangement familière. » La rivalité fratricide des fils d’Adam et Ève offre une grille de lecture pour comprendre comment les Polonais et les Ukrainiens, qui vivaient pacifiquement et harmonieusement avec les Juifs, « comme une grande famille », ont pu commettre les actes de sauvagerie les plus violents et les plus insensés à leur encontre. C’est que la proximité peut occasionner une gêne, exacerber une jalousie : « être aussi intime, avoir un accès aussi privilégié à l’intimité de ceux qui vous sont les plus proches par le sang, aura parfois un effet opposé, poussant les membres de la famille à se fuir les uns les autres, à chercher […] plus “d’espace” ». Cette rivalité latente, indicible, il la devine d’autant mieux qu’il l’a lui-même éprouvée à l’égard de son jeune frère Matt, trop blond, trop « Jäger », né trop vite après lui, et auquel il se souvient d’avoir cassé le bras dans un accès de rage. Le filtre de cette histoire s’impose en outre au narrateur comme le moyen de prendre une distance nécessaire pour se confronter à une hypothèse douloureuse que lui suggère la lecture des lettres de Shmiel, retrouvées dans le portefeuille dont son grand-père Abraham ne se séparait jamais : ce grand-père chéri et vénéré, arrivé pauvre aux États-Unis à l’âge de dix-huit ans, a-t-il fait tout ce qui était en son pouvoir pour aider son frère aîné, si beau et si fier de sa réussite, à obtenir des visas pour quitter la Pologne en 1939 ? On voit comment ces va-et-vient entre passé et présent, histoire et mémoire, singulier et collectif, expérience et littérature (Virgile et Homère sont aussi convoqués) concourent à nous rendre le passé plus proche, plus compréhensible : dans ce mouvement, Mendelsohn soulève le rideau sombre que la grande Histoire de l’Holocauste a déposé, tel un voile de deuil, sur les existences vécues et les drames intimes et rend la vivacité de ses couleurs et la complexité de ses nuances à une époque que nous avons appris à imaginer en noir et blanc.

Il faut lire Les Disparus et il faut le faire lire car ce livre, en proposant un nouvel éclairage sur la Shoah, dessine les contours d’une place, d’une posture qui est la nôtre dans l’histoire récente : « Nous sommes justes assez proches de ceux qui y étaient pour nous sentir une obligation vis-à-vis des faits tels que nous les connaissons ; mais nous sommes aussi assez éloignés d’eux, à ce stade, pour devoir nous soucier de notre propre rôle dans la transmission de ces faits, maintenant que les gens, qui ont vécu ces faits, ont pour la plupart disparu ».

 

NOTES

[1] Daniel Mendelsohn, The Lost : A Search for Six of Six Million, New York, Harper Collins, 2006 ; Paris, Flammarion, 2007 ; Paris, J’ai lu, 2009 (traduction française de Pierre Guglielmina).

[2] TV5 Monde.

[3] Marc Fumaroli, « Récit-enquête – Le « Temps retrouvé » de Mendelsohn », Le Point, 6 sept 2007.

[4] Philippe Coste, « Comment des gens normaux deviennent des meurtriers », Lire, septembre 2007.

[5] Patrick Modiano, Dora Bruder, Paris, Éditions Gallimard, 1997 (Folio, p.144-45).