Le théâtre de Jean-Claude Grumberg, une œuvre testimoniale ?

Marie-Laure LepetitI.G. Lettres-cinéma
Paru le : 05.12.2022

C’est en compagnie de Robert Bober que nous sommes allés à la rencontre de Jean-Claude Grumberg lors du grand entretien qui s’est tenu à l’auditorium du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme le 14 septembre, une longue conversation avec Raphaëlle Leyris qui a parfois pris des allures de one man show pour le plus grand bonheur de la salle visiblement sensible à l’humour, parfois caustique mais toujours juste et bienvenu, du dramaturge.

C’est en l’interrogeant sur la manière dont il vit sa judéité que la journaliste du Monde des Livres, rappelant par là même les fameuses « 8612 façons d’être juif », a ouvert la soirée. Grumberg, qui « collectionne la littérature antisémite », lui répond sans ambages : « Je suis un juif heureux de l’être…malgré ce que le fait d’être juif m’a fait subir ». La vieillesse l’amenant à penser de plus en plus à son enfance, il se sent, au fil du temps, davantage « fils d’un déporté » que « fils de [son] père : comment aurait-il pu en être autrement, lui qui n’a pas « eu à jouer le rôle du fils » ? Revenant sur son adolescence, il confie à la salle que c’est à l’âge de 13 ans qu’il visite Theresienstadt et que lors de cette visite il n’éprouve rien, à la différence de celle qu’il fait à Ravensbrück l’année suivante : le quartier où vivaient les familles SS avec leurs petites maisons et la piscine (il rappelle que les déportés qui l’ont construites ont été coulés dans le ciment ensuite), le marque particulièrement, tout comme « les soldats soviétiques qui gardaient le site, des mômes qui roulaient des cigarettes ». Il existe des photos de son passage dans ce lieu : il y fait « une gueule épouvantable ». Depuis, son regard n’a cessé d’être féroce et il a développé une réelle capacité à rire de tout, un peu à la manière de son copain Serge Lask, qu’il a rencontré bien avant que celui-ci ne soit l’artiste qu’il est devenu. Aux contrôleurs de la SNCF, il avait l’habitude de rétorquer : « Vous avez fait payer ma mère pour qu’elle prenne vos wagons à bestiaux, moi je ne paie plus ma place ! » Et oscillant toujours entre l’émotion et le rire, Grumberg conclut : « Le malheur a peut-être développé notre humour… Il faut donner du malheur à ceux qui manquent d’humour ! »

Adolescent, il quitte l’école à 14 ans et travaille dans des ateliers de couture. « Bober, lui, dit-il parlant de son ami présent dans la salle, il était devenu un très bon tailleur[1], il pouvait gagner sa vie ! Moi, j’essayais de me faire virer au milieu de la semaine pour ne pas être réembauché tout de suite » car « la vraie vocation que j’avais, c’était de ne rien foutre ! […] Ce que je voulais c’était rêver que j’allais devenir acteur. » De fait, ce qui lui plaît dans la vie, c’est le théâtre. Il forge son amour pour cet art dans les compagnies amateurs – pour son premier rôle il joue Colin dans George Dandin –, mais c’est Beckett qui lui ouvre véritablement la porte de ce monde « parce qu’il écrit comme on parle dans la vie ». Pour autant, « pour écrire, il faut lire ». Grumberg le sait, lui qui a été nourri aux romanciers juifs américains et aux écrivains du Yiddishland – que les gens qui travaillaient dans les ateliers lui ont fait connaître –, lui qui doit sa première pièce, Demain, une fenêtre sur cour, montée en 1968 par Marcel Cuvelier au théâtre de l’Alliance française, à la pièce de l’écrivain juif polonais Adolf Rudnicki Les fenêtres d’or. Le succès, il l’obtient non pas avec Amorphe d’Ottenburg, pièce-métaphore du nazisme dans laquelle l’on tue les non productifs, mais avec Dreyfus à un moment où il s’affranchit de cette idée que l’important c’est d’être français : « C’est là où je pense que l’important c’est d’être juif ». Cette pièce lui permet d’illustrer ce qu’il vit et qui l’interpelle, le fait d’être un auteur de pièces drôles au milieu d’un monde politisé à l’extrême. Mise en scène par Jacques Rosner en 1974 à l’Odéon, la pièce provoque une émotion extrême dans la salle lors de la première : « pour les spectateurs qui étaient là, voir des personnages parlant français mais censés parler le yiddish et qui étaient chez eux en tant que juifs c’était une émotion non théâtrale mais ressentie par les gens. C’était comme un retour, dans les dorures, dans un théâtre consacré. » Mais qu’écrire après Dreyfus ? Quelque chose que d’autres que lui ne pouvaient pas écrire, quelque chose « sur l’atelier, et sur mon père et sur ma mère. En fait, sur ce que les autres n’ont pas vécu ou ne peuvent pas raconter de cette manière. » Mais le doute s’installe. Grumberg est alors hanté « par la peur de trahir ces gens, de les caricaturer ». Il lui faudra cinq ans pour écrire L’Atelier, pièce hilarante, dont l’action se passe entre 1948 et 1952. Léon, le patron, est un personnage sympathique, un choix auctorial tout à fait exceptionnel dans une époque où, sur scène, on avait plutôt l’habitude de pendre les patrons au point que Grumberg décide de jouer lui-même le rôle, mais un choix que Bober éclaire : « C’est que les patrons étaient sympathiques. Parce que, à l’époque, les ateliers étaient dans les appartements. Il y avait la femme, qui était souvent sa finisseuse. Il y avait les enfants qui entraient de l’école. On était dans une famille. Et c’est ce qui a tout changé. C’est pourquoi, tu as écrit, à mon avis, l’atelier comme ça ». La pièce est un succès et est restée la plus célèbre de toutes celles qu’il a composées. « Ce que je voulais gosse, je finis par l’obtenir…par le piston que j’ai auprès de l’auteur. »

Pour autant, n’en déplaise à Annette Wieviorka, Grumberg ne considère pas son œuvre comme une œuvre-témoignage : ce qu’il écrit, c’est un peu comme l’humour, ça sort comme ça, il ne veut pas témoigner, cela lui échappe. « Dans les ateliers, j’ai rencontré des gens qui témoignaient malgré eux. Et c’est peut-être cela que j’ai essayé de glorifier. […] J’ai eu le désir de célébrer, d’honorer ceux qui ne se sont pas battus, qui n’ont pas pris les armes. […] Et c’est peut-être pour ça que je n’ai pas essayé de faire autre chose de mon père qu’un des six millions. […] Benjamin Fondane disait “Nous portions des visages sur lesquels tout le monde a craché” ». Des propos qu’il n’aurait pas pu tenir dans une interview il y a dix ans…

 

[1] Cf. dans la rubrique « Enregistrements » de la revue en ligne Mémoires en jeu les entretiens que Mémoires à l’œuvre mena avec le romancier-cinéaste : https://www.memoires-en-jeu.com/video/les-memoires-a-loeuvre-derobert-bober/. On y trouve des photos du diplôme de tailleur de Robert Bober ainsi que des photos de ses cahiers d’apprenti : https://www.memoires-en-jeu.com/wp-content/uploads/2022/03/sans-rencontre-on-nest-rien-8-mars-2022.pdf