Propositions de séquences pédagogiques
Résumé : La place du témoin fut et reste une question centrale dans la transmission de la mémoire de la Shoah : entre nécessité de partager ce que l’on a vu et vécu de nos propres yeux et difficulté à trouver les mots pour dire l’indicible émerge une tension qui informe le témoignage lui-même. Pour rendre les élèves sensibles à cette question, nous proposons dans cette ressource plusieurs séquences pédagogiques, modulables entre elles en fonction des niveaux d’enseignement, autour de la figure du résistant polonais Jan Karski, chargé de témoigner auprès des Alliés de la réalité quotidienne du ghetto de Varsovie. L’étude comparative de plusieurs versions du même récit, à travers les trois genres différents que sont les mémoires, le documentaire et la fiction, permet ainsi d’amener les élèves à s’interroger sur les procédés propres à toute mise en récit – notamment celle du témoignage – et l’importance de leur choix sur l’interprétation que l’on peut en faire.
Mots-clés : Ghetto, résistance, témoignage.
Index géographique : États-Unis – Varsovie
Disciplines : Lettres ; Histoire ; Humanités, littérature et philosophie
Niveaux d’enseignement : 3e, 2nde, Terminale
Corpus d’extraits : PDF
Comme le montre l’historienne Annette Becker dans son ouvrage intitulé Messagers du désastre[1], Jan Karski est devenu avec le temps une figure du témoin de la Shoah. Qualifié de « juste parmi les justes » par l’État d’Israël dont il est devenu citoyen d’honneur en 1994, il incarne aujourd’hui dans la mémoire mais aussi l’imaginaire collectifs l’effort de dénonciation de la barbarie nazie, celui de faire entendre une parole difficilement audible.
Rappelons les faits : Jan Karski, après avoir été fait prisonnier de guerre dès les premiers jours du conflit et être parvenu à s’échapper des rangs ennemis, rejoint Varsovie et entre dans la Résistance polonaise où il sera notamment employé comme courrier, au service de la communication avec le gouvernement polonais en exil. En 1942, il est de nouveau chargé de se rendre en Europe puis en Amérique pour plaider la cause de la Pologne mais avant son départ deux leaders de la communauté juive lui demandent de témoigner de la réalité du ghetto de Varsovie. Il les y accompagne donc, à deux reprises, et sera ainsi le témoin direct de la misère et de la cruauté qui règnent dans le ghetto[2]. Quelques temps plus tard, il infiltrera également le camp de Belzec où il assistera à l’exécution par la chaux de centaines de Juifs. Parvenu à rencontrer les représentants du monde libre, notamment Roosevelt, il n’aura de cesse de transmettre les messages qui lui ont été confiés et de raconter ce qu’il a vu. Dès 1944, il entreprend la rédaction de ses mémoires intitulés Mon témoignage devant le monde qui couvrent ses souvenirs de résistant de 1939 à 1943.
En 1978, Claude Lanzmann l’interviewe pour Shoah. Jan Karski y raconte à nouveau, devant la caméra, ses visites au ghetto. Ce récit reprend les éléments principaux de la version qu’il en a livrée dans ses mémoires. Cette fidélité rend d’autant plus intéressante la comparaison entre ces deux supports du récit : le texte écrit, deux ans à peine après les scènes vécues, et la prise de parole, plus tardive mais tout aussi à vif, comme en témoignent la voix et l’attitude de Jan Karski dans cet enregistrement.
Enfin, en 2009, Jan Karski devient un personnage « littéraire » : s’il apparaît notamment dans Les Sentinelles de Bruno Tessarech, c’est surtout le roman éponyme de Yannick Haenel qui le met à nouveau sur le devant de la scène. Cette fiction – car il s’agit bien d’une fiction comme le revendique l’auteur – est composée de trois parties : la première constitue une sorte de « récit du récit » dans la mesure où le narrateur – externe – décrit l’interview de Jan Karski dans Shoah. Les gestes, les tonalités, le rythme du discours, les silences bien sûr sont signalés, souvent commentés. La deuxième condense en moins d’une centaine de pages l’essentiel des événements marquants de la vie du résistant Jan Karski, tels qu’ils sont rapportés dans Mon témoignage devant le monde : l’écriture se veut alors objective. C’est pourquoi le lecteur peut être surpris lorsque commence la troisième et dernière partie du « roman » – conduite par le « je » fictif de Jan Karski lui-même : le personnage – ce qu’il est désormais – y livre ses réflexions sur la portée de son propre témoignage, sa vie aux États-Unis une fois sa mission accomplie, jusqu’à la venue de Claude Lanzmann dans son appartement, pour réaliser l’interview. La question implicite qui court à travers le récit porte sur le statut du témoin, sur sa capacité non seulement à dire mais à être entendu. L’ouvrage a fait polémique lors de sa parution : cette troisième et dernière partie notamment a suscité le débat dans la mesure où, en lui donnant fictivement la parole, Yannick Haenel prête à Jan Karski des interprétations dont rien ne peut garantir la véracité. Sans entrer dans une telle polémique – aussi révélatrice soit-elle, au demeurant, des difficultés que soulève aujourd’hui le fait de traiter de tels sujets sans légitimité reconnue – il nous semble que cette figure de Jan Karski et ce corpus de sources sur et autour de son témoignage sont riches de questionnement sur l’acte même de témoigner, dès lors qu’il consiste en une mise en mots de ce qui a été vu. Identifier les invariants du récit tout autant que ses variations nous permet en effet d’amener les élèves à s’interroger sur l’importance de la mise en ordre et en forme du récit, pour ne pas dire sa mise en scène, y compris dans l’intention de rester au plus près de la vérité et de l’authenticité. C’est ainsi toute la question de la place de l’écriture et de la littérature dans la transmission de la mémoire qui est ici posée.
Objectifs
Nous aimerions proposer une séquence modulable en fonction du niveau enseigné mais aussi du projet pédagogique de l’enseignant. Ainsi chaque module peut être traité individuellement ou se combiner avec un autre. Une continuité ne s’établit pas moins entre eux, selon un approfondissement progressif, de la troisième à la classe terminale, des enjeux du témoignage dans l’enseignement des questions mémorielles. Le premier module proposé s’attarde ainsi sur le traitement du récit testimonial à proprement parler, tandis que le deuxième s’interroge sur les difficultés/implications de l’acte même de témoigner. Enfin nous pourrons évoquer avec les élèves de terminale la question du statut du témoin lui-même et, à partir de là, la question de l’apport de la littérature par rapport au témoignage historique.
Le témoignage | Témoigner | Être témoin | |
Niveau 3ème | x | ||
Niveau 2nde | x | x | |
Spécialité Humanités, Littérature et Philosophie – Terminale | x | x | X |
Une telle séquence pourra prendre place dans les entrées des programmes suivants :
En classe de 3ème, la question de l’engagement est centrale, notamment dans l’axe d’étude intitulé « Agir sur le monde, agir dans la cité : individu et pouvoir ». Les textes officiels insistent notamment sur le fait que « si la littérature engagée et la figure de l’artiste engagé trouvent naturellement leur place dans ce questionnement, c’est aussi l’occasion de réfléchir aux rapports entre fiction et Histoire, entre valeur testimoniale et valeur littéraire, entre éthique et esthétique. Plus généralement, il s’agit de prendre la mesure de ce que peut la littérature sur le monde et d’explorer les moyens qu’elle nous offre de penser notre action dans la cité et sur le monde[3]. » Toutefois le corpus proposé peut également être traité dans le cadre des entrées « se raconter/se représenter », axe d’étude qui peut permettre de poser la question du rapport entre la vérité et la fiction, et « dénoncer les travers de la société » dans la mesure où le témoignage de Jan Karski revêt, d’abord et avant tout, une dimension politique.
En classe de 2nde, notre séquence pourra trouver place dans un travail sur « Le roman et le récit du XVIIIème au XXIème siècle », et susciter précisément une réflexion sur la distinction à faire entre les deux termes ici posés : roman et récit, et sur la frontière qui sépare la vérité de la fiction.
En classe de Terminale, dans le cadre de l’enseignement de spécialité « Humanités, Littérature et Philosophie », notre corpus trouvera naturellement place dans le cadre du second objet d’études « L’humanité en question » et, plus précisément, dans l’entrée « Histoire et violence ». Il pourra conduire à une réflexion plus large sur les pouvoirs et les limites de la littérature, à laquelle cet enseignement de spécialité peut amener les élèves.
Corpus
Afin de faciliter le repérage dans les divers extraits des œuvres sur lesquelles nous vous proposons de prendre appui, nous avons identifié dans le tableau ci-dessous les différentes « séquences » de récit qui sont reprises d’un document du corpus à l’autre.
Corpus | Mon témoignage devant le monde | Interview de Jan Karski dans Shoah | Jan Karski, chapitre 1 | Jan Karski, Chapitre 2 | Jan Karski, chapitre 3 |
Première visite du ghetto – 1ère partie (la misère) | x | X | x | x | |
Première visite du ghetto – 2nde partie (la chasse) | x | X | x | x | |
Seconde visite du ghetto | x | X | x | x | |
La difficulté de témoigner à nouveau | X | x | x | x | |
Le témoignage devant Zygielbojm[4] | x | x |
Éditions utilisées
Jan Karski, Mon témoignage devant le monde. Souvenirs 1939-1943, Paris, Robert Laffont, coll. « Points », 2010
Claude Lanzmann, Shoah, 1985, “Deuxième époque”, DVD 4, chapitre 7, « Jan Karski »
Yannick Haenel, Jan Karski, Paris, Gallimard, coll. “Folio”, 2009
NB : les extraits des corpus sont contenus dans le document PDF mis à disposition des lecteurs au début de cet article.
Propositions de séquences pédagogiques
Préambule méthodologique
Ce travail souhaite s’inscrire dans le prolongement de la réflexion initiée par Caroline Coze et Marie-Laure Lepetit dans leur article sur l’étude du texte testimonial en cours de français « Le texte testimonial, de la littérature à la classe : ‘‘comment raconter sa propre mort ?’’ [5] ». Les auteurs y insistent notamment sur la nécessité de « penser justement les rapports entre écriture et Histoire, dès la formulation de la problématique ». Tel est ici notre propos : en nous intéressant aux variations sur un même thème que constitue le témoignage initial de Jan Karski, notre ambition est d’amener les élèves à prendre conscience de l’importance de la mise en mots de ce qui a été vu et/ou vécu pour le rendre « transmissible » mais aussi pour donner au récit ainsi constitué une portée plus large – éthique, philosophique, voire politique – que celle de la seule trace historique. Ainsi, nous rappelle encore l’article mentionné, en s’interrogeant sur « les liens qu’entretiennent le “quoi’’ et le “comment’’ », « deux niveaux de questionnement sont alors possibles, en lien avec la formation humaniste visée par le cours de français :
un questionnement d’ordre existentiel voire philosophique : Comment survivre à la négation de l’humain ? Qu’est-ce que la dignité humaine ? Qu’est-ce que le Mal ? Qu’est-ce qui définit l’humanité chez l’Homme ?
un questionnement d’ordre littéraire : Pourquoi / Comment témoigner ? ».
De telles questions doivent d’abord être en classe, nous semble-t-il, l’objet d’un échange avec les élèves, d’une mise en commun des ressentis et des observations de lecture, et se prêtent peu à des exercices trop formalisés. C’est pourquoi notre proposition reposera essentiellement sur la présentation d’un corpus et de quelques pistes de travail possibles à partir de ce dernier.
Proposition n°1 : le témoignage
Objectif : il s’agira, dans cette séquence, de faire découvrir le rôle de Jan Karski dans la Seconde Guerre mondiale et son témoignage sur le traitement des Juifs à Varsovie. En confrontant quatre versions du même récit, nous attirerons l’attention des élèves sur ses invariants (les faits racontés) comme sur les différences opérées d’une version à l’autre. Nous pourrons ainsi interroger avec eux l’impact du choix du medium (écrit/vidéo) et/ou du genre (interview/récit autobiographique/fiction) sur la mise en forme du propos. En 3ème nous pourrons sensibiliser les élèves à la « voix » du témoin, selon qu’elle s’entend réellement ou se devine à travers le texte écrit. L’analyse de l’impact du support et de la forme choisis pourra également être l’objet d’un approfondissement en classe de seconde dans le cadre de la réflexion sur la frontière entre vérité et fiction, et, en classe de terminale, dans le cadre du rôle de l’écriture et de la littérature dans le récit des violences du passé.
Contextualisation
Il conviendra, tout particulièrement en classe de 3ème et préalablement à l’entrée dans le récit, d’apporter quelques éléments de contexte – éventuellement en concertation avec l’enseignant d’histoire-géographie – concernant notamment la situation particulière de la Pologne dans la Seconde Guerre mondiale et l’histoire du ghetto de Varsovie. Un résumé de la vie de Jan Karski comme résistant paraît également nécessaire pour situer le contexte dans lequel il a pu devenir le témoin de la barbarie du ghetto et situer sa parole, dans ses enjeux politiques et mémoriels. À ce titre, nous pourrons procéder à une mise au point sur la distinction entre le genre des mémoires et celui de l’autobiographie.
Déroulement de la séquence
Étude du récit de la première visite au ghetto (1ère partie) – Corpus n°1.
Lecture du récit de sa première visite au ghetto (1ère partie) telle que Jan Karski la rapporte lui-même dans ses mémoires. Le texte est volontairement long : l’enjeu est de permettre aux élèves d’entrer dans ce récit et de se faire leur propre représentation de la scène. L’essentiel du travail consistera ensuite en une mise en commun des impressions/ressentis de lecture.
Découpage collectif du texte en courtes séquences, en vue d’une lecture à voix haute partagée : ce travail permettra, outre une seconde lecture du texte, une sensibilisation à l’importance de la parole et de la voix, telle que l’interview de Jan Karski pourra les faire ressortir par la suite.
Lecture de la réécriture de ce récit par Yannick Haenel (après avoir présenté brièvement son ouvrage) : étude comparée des deux versions. Nous amènerons notamment les élèves à s’interroger sur ce que l’écrivain a choisi de restituer, ce qu’il a supprimé ou modifié et sur l’effet produit par ces choix de réécriture. Ces éléments pourront être mis en relation avec le statut générique des textes : que permet notamment le passage des mémoires au roman ?
Nous pourrons notamment attirer l’attention des élèves sur :
l’emploi du présent,
les nombreuses phrases nominales,
le rythme saccadé de certaines de ces phrases,
les variations sur les discours rapportés (direct, indirect, indirect libre), parfois en décalage avec le texte originel de Jan Karski qui fait lui-même largement place au dialogue et au discours direct,
la place du commentaire du narrateur, certes discrète, dans un récit qui se veut neutre et objectif, notamment dans ce passage : « Est-il possible, pour un homme, d’être vivant sans plus rien avoir d’humain ? C’est la limite que rencontre Jan Karski durant cette traversée – limite qui va l’obséder. »
Après une présentation des enjeux de cette œuvre majeure, écoute du récit de cette même visite du ghetto dans l’interview de Jan Karski dans Shoah de Claude Lanzmann. Sorti en 1985, ce recueil de témoignages, qui vient conclure treize ans de recherches et de tournage, constitue un tournant dans l’histoire des représentations du génocide et une étape-clé dans la constitution de sa mémoire. Soulignons l’insistance du réalisateur sur le refus de recourir à la fiction dans cette tentative pour représenter/dire l’inimaginable, point sur lequel il s’oppose notamment à la démarche de Yannick Haenel dans son roman. Cette séquence vidéo est volontairement courte : on recueillera là encore les remarques spontanées des élèves, avant d’insister avec eux sur ce que l’image et le son apportent à ce récit. Parmi les pistes possibles, citons les modulations de la voix, les expressions du visage, les silences qui donnent un rythme particulier à la parole et qui soulignent l’émotion du témoin, plus de trente ans après les faits.
Lecture de la reprise écrite de cette interview dans le roman de Yannick Haenel : nous pourrons ainsi comparer les commentaires de l’écrivain à ceux énoncés par la classe. Nous amènerons alors les élèves à s’interroger sur ce que ce travail apporte (ou non) au seul visionnage de l’interview.
Nous pourrons pour ce faire proposer aux élèves de faire apparaître (par exemple par un surlignage) les parties du texte qui commentent/décrivent la vidéo, et celles qui reprennent le récit en lui-même. Nous insisterons ainsi sur la part d’interprétation inhérente au spectateur de Shoah (mais aussi à celle de tout auditeur du récit de Karski ou à tout lecteur de son témoignage).
Étude du récit de la fin de cette première visite au ghetto – Corpus n°2
Dans la mesure où les élèves connaissent désormais chacune des sources du corpus, nous pouvons envisager de leur laisser découvrir les quatre documents dans leur intégralité avant de formuler collectivement des remarques de lecture.
On s’interrogera plus précisément sur ce qui fait que cette scène de « chasse » est plus troublante encore que la misère aperçue dans le ghetto quelques minutes auparavant, et on s’attardera sur les procédés d’écriture qui, dans chacune des versions de ce récit, permet de le souligner, ainsi que sur l’émotion qui s’empare du témoin.
Parmi les éléments d’analyse possibles, signalons notamment :
Le choix des temps : dans le témoignage initial de Jan Karski, le passé simple reste le temps du récit mais il devient dominant par rapport à l’imparfait de description qui alternait avec ce passé simple dans la 1ère partie du récit. En revanche, dans sa réécriture de ce passage, Yannick Haenel fait le choix du présent de narration, accentuant ainsi non seulement la rapidité avec laquelle les événements se déroulent mais leur intensité émotive et mémorielle.
La place du dialogue : en rapportant au style direct les propos de ses compagnons, Jan Karski les rend plus présents, il nous les fait entendre ce qui donne à cette partie du récit une dimension très visuelle.
De fait, l’ouïe est tout autant convoquée que la vue dans le souvenir de cette scène : cela est sensible dans chacune des versions du récit et souligné dans l’interview, ainsi que dans sa retranscription, Jan Karski allant jusqu’à imiter le bruit des coups de feu. À ce stade, il semble pleinement revivre la scène, comme s’il se trouvait toujours là-bas, ce jour-là, au ghetto. Dans cette logique, la mention du corps, des gestes et des ressentis pourra également faire l’objet d’un relevé précis.
Étude du récit de la seconde visite au ghetto – Corpus n°3
Ce corpus étant de fait beaucoup plus court que le précédent, nous le ferons découvrir dans son intégralité aux élèves en attirant d’emblée leur attention sur la différence de traitement entre les deux journées, et ce dès les mémoires de Jan Karski lui-même. Comment comprendre que cette seconde visite soit racontée de manière beaucoup plus concise ? Yannick Haenel en donne notamment une interprétation possible lorsqu’il écrit, au chapitre 1 de son récit, que « dans sa mémoire, les deux visites forment une seule séquence, noyau d’émotions ». Nous pourrons en effet insister sur le choc ressenti à la première visite, choc tel qu’il rend les détails du récit de la seconde moins essentiels. Toutefois nous ferons également remarquer aux élèves que l’effet de répétition, qui tend même à la généralisation, rappelle en même temps qu’il s’agissait là du quotidien des habitants du ghetto, non d’un événement ponctuel, et que la violence et l’horreur de la scène résident surtout dans cet état de fait.
On comparera ensuite ce traitement écrit au récit qu’en fait Jan Karski dans Shoah, afin notamment de mobiliser à nouveau les processus d’analyse et les éléments de langage convoqués lors de l’étude des deux premiers corpus.
Trace écrite : rédaction individuelle sur les principales idées retenues (et non à retenir…) à partir du témoignage de Jan Karski. Ce travail pourra être éventuellement suivi d’une mise en commun en vue de réaliser une synthèse collective.
Proposition n°2 : témoigner
Objectif : cette deuxième séquence, qui s’adresse plus spécifiquement aux élèves de seconde ou de terminale, suppose préalablement la découverte du témoignage de Jan Karski, soit de manière progressive comme proposé ci-dessus, soit de manière globale (notamment sans découper le récit en fonction des différents temps de la visite au ghetto). Il s’agira ensuite de sensibiliser les élèves à la difficulté de témoigner, de dire l’horreur et l’indicible, et partant, du rôle de la mise en mots et plus généralement de l’écriture dans ce processus de parole.
Déroulement de la séquence – Corpus n°4
Visionnage du début de l’interview de Shoah de Claude Lanzmann : nous évoquerons notamment avec les élèves l’attitude corporelle de Jan Karski.
Nous commenterons non seulement son départ hors du champ de la caméra au bout de quelques secondes seulement et ce qu’exprime alors son visage et ses gestes, mais également le long plan sur le couloir par lequel il est revenu et pendant lequel Jan Karski commence son récit, avant de revenir en gros plan sur l’interviewé. Nous pourrons compléter par le visionnage de la toute fin de l’interview (à partir de la 37ème minute).
Lecture de l’incipit du roman de Yannick Haenel : nous relèverons systématiquement les « commentaires » de l’auteur sur l’interview, en identifiant notamment ce qu’il note/analyse plus précisément. Nous nous demanderons alors en quoi ces annotations soulignent/renforcent la difficulté de Jan Karski à redire son témoignage encore une fois à presque 40 ans de distance.
Nous remarquerons notamment :
les indices suggérant son statut social (et donc sa légitimité) : le rayonnage de la bibliothèque, l’élégant costume, l’emploi du passé simple qui le fait parler « comme un livre » ;
la description physique du personnage et les marques d’émotions qui le traversent ;
l’interprétation de ces marques d’émotion par le narrateur qui les analyse comme autant d’efforts de Jan Karski pour se protéger des conséquences (émotives/psychologiques) de son propre témoignage.
Nous commenterons plus précisément avec les élèves les passages suivants :
« Cette manière de commencer le récit le protège de l’émotion : on se croirait au début de Dante, mais aussi dans un roman d’espionnage. »
« Chacune de ses paroles garde trace de cet empêchement qu’il a eu au début lorsqu’il est sorti du champ. On dirait même qu’elles sont fidèles à l’impossibilité de parler. Jan Karski ne peut pas occuper cette place de témoin à laquelle on l’assigne, et pourtant il l’occupe, qu’il le veuille ou non. Sa parole s’est brisée d’entrée de jeu parce que, précisément, ce qu’il a à dire ne peut se dire qu’à travers une parole brisée. » Cette dernière citation pourra, en fin de séquence, constituer le sujet d’un travail d’écriture argumentatif préparant à l’exercice de la dissertation, soit à travers, par exemple, la rédaction d’une introduction analysant les enjeux d’un tel sujet, soit à travers la rédaction d’un paragraphe argumenté prenant appui sur les différentes versions du témoignage de Jan Karski ici étudiées.
Lecture des deux autres extraits du chapitre 1.
Extrait, p. 32 : nous insisterons sur la façon dont ce passage semble répondre à l’incipit précédemment étudié et sur l’idée que Jan Karski semble témoigner malgré lui, comme s’il ne pouvait plus faire autrement que raconter ce qu’il a vu.
Extrait, p. 33-34 : l’« aporie » sur laquelle se clôt le témoignage d’après Yannick Haenel permettra d’introduire la question des enjeux du témoignage : à quoi bon témoigner si ce dont on doit parler est indicible ?
Par ailleurs, l’importance du corps, de l’énergie nécessaire au témoignage pourra être mise en avant à travers ce passage.
Présentation du 3ème chapitre du roman de Yannick Haenel, notamment à partir de la « note » préalable de l’auteur, note qui sera l’occasion d’interroger les élèves sur la légitimité ou non du romancier à utiliser le « je » de la première personne.
Puis lecture et commentaire des deux extraits du chapitre 3 : nous montrerons la cohérence de l’auteur qui reprend ici son hypothèse interprétative selon laquelle Jan Karski redoute de témoigner à nouveau, comme s’il s’agissait de revivre encore une fois la scène, dans ce qu’elle a de plus douloureux.
Mais nous attirerons également l’attention des élèves sur le fait que témoigner, dès lors qu’il s’agit d’un devoir, s’impose au témoin, et ce malgré la douleur que la répétition de ce récit peut engendrer : ce sera l’occasion d’évoquer le principe du « devoir de mémoire », expression qui aujourd’hui n’est pas sans faire débat, pour cette raison même. C’est pourquoi, il peut sembler plus juste de parler, comme le font les Historiens depuis longtemps, de « travail de mémoire ».
Proposition n°3 : être témoin
Objectif : cette dernière séquence, conçue pour des élèves de terminale, visera à élargir la réflexion des élèves sur le statut même de témoin et sur la figure de Jan Karski. Elle permettra ainsi d’introduire la notion de « travail de mémoire » évoquée ci-dessus[6] et, là encore, d’étudier le rôle de l’histoire et de la littérature dans la transmission d’un récit.
Déroulement de la séquence – Corpus n°5
Dans un premier temps, en prolongement de la séquence précédente, nous pourrons proposer aux élèves de visionner l’ensemble de l’interview de Jan Karski dans Shoah et de lire dans son intégralité le premier chapitre du Jan Karski de Yannick Haenel : cela permettra notamment de repositionner la place du témoignage du résistant sur la situation du ghetto de Varsovie dans un contexte politique plus large et surtout complexe.
On s’interrogera notamment sur le choix de Claude Lanzmann d’accompagner la reprise des demandes confiées à Jan Karski par les deux leaders juifs par des images, notamment des États-Unis, alors qu’il reprend les images de l’interview elle-même et donc du témoin en train de témoigner lorsque celui-ci aborde le récit de sa visite du ghetto. Ce choix permet notamment de rappeler implicitement à qui le témoignage de Jan Karski devait s’adresser – en l’occurrence les puissances occidentales et notamment les Américains, symbolisés par les images sélectionnées par le réalisateur. Ce faisant, l’insertion de telles images crée un lien entre ces deux réalités – celle des États-Unis et celle du ghetto – aussi différentes soient-elles : les premiers ne peuvent rester indifférents au second. Tel est du moins l’argument que les leaders du Bund ont demandé à Jan Karski de transmettre. Mais en même temps que ce lien est créé par la superposition de la voix du messager et des images, un fossé semble séparer les deux mondes. Dès lors, le retour sur le visage de Karski au moment où il évoque sa visite dans le ghetto permet de ramener brutalement le spectateur non seulement à l’émotion du témoin lui-même mais à l’horreur de la vie dans le ghetto qui est, elle, irreprésentable.
Lecture de la rencontre de Jan Karski avec Szmul Zygielbojm d’après ses mémoires : on insistera auprès des élèves sur le fait que ce passage fait immédiatement suite au récit de la visite dans le ghetto, et que l’auteur rompt donc ici la chronologie de ses mémoires, ce qu’il ne fait que très rarement par ailleurs. De fait ce souvenir du leader juif est l’occasion pour Jan Karski de se livrer à des commentaires sur la situation et sur son époque. Il permet également d’entrevoir ce que cela a pu signifier – physiquement et moralement – d’être le « témoin » qui répète inlassablement son récit aux autorités et à tous ceux qui acceptent de l’entendre.
Lecture de la version remaniée de ce récit dans le chapitre 2 du roman de Yannick Haenel : il sera facile de repérer avec les élèves les éléments précisés et/ou ajoutés ainsi que ceux qui ne sont au contraire pas repris par le romancier, en se demandant quel effet ces choix produisent sur la lecture et l’interprétation de ce passage. L’évocation de Szmul Zygielbojm et de son action sont emblématiques du souci du romancier d’accentuer l’importance de cet auditeur de Jan Karski qui semble pourtant faire partie d’une longue liste, être un auditeur parmi d’autres au premier abord.
Cette dernière séquence pourra être conclue par la lecture intégrale du chapitre 3 du roman de Jan Karski avec pour fil conducteur de la lecture la problématique suivante : que peut signifier « être témoin » des violences de l’Histoire ?
[1] Un compte rendu de cet ouvrage par Stéphane Michonneau a été publié sur ce site dans la rubrique « comptes rendus » : https://www.memoires-en-jeu.com/compte_rendu/messagers-du-desastre-raphael-lemkin-jan-karski-et-les-genocides/.
[2] Au sujet du ghetto de Varsovie, on lira dans cette même rubrique le compte rendu que propose Sandrine Raffin du récit de Santiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur, disponible sur ce site dans la rubrique « pédagogie » : https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/le-ghetto-interieur-de-santiago-h-amigorena/.
[3] Ressource d’accompagnement Éduscol, « Présentation du questionnement « Agir dans la cité : individu et pouvoir », mars 2016, consultée en ligne : http://eduscol.education.fr/ressources-2016
[4] Szmul Zygielbojm (1895-1943), politicien socialiste juif polonais, fut membre du Bund et du gouvernement polonais en exil à Londres pendant la seconde guerre mondiale. Rappelons que le Bund, Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, Pologne et Russie, est un mouvement révolutionnaire juif créé en octobre 1897 à Vilno. Parti politique particulièrement actif en Pologne dans les années 1930, il devient clandestin après l’invasion allemande. Il participe notamment à la mobilisation de la population du ghetto de Varsovie et à son insurrection en avril 1943.
[5] Article consultable dans cette rubrique à l’adresse suivante : https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/le-texte-testimonial-de-la-litterature-a-la-classe-comment-raconter-sa-propre-mort/
[6] Cette réflexion peut être notamment menée en collaboration avec le professeur de spécialité Histoire-Géographie, Géopolitique et Sciences politiques, dans le cadre de l’entrée du programme consacrée à « Histoire et mémoire ».