Face à la guerre, le chant polyphonique et universel de Briséis dans The Silence of Girls de Pat Barker

Marie-Laure LepetitI.G. Lettres-cinéma
Sandrine RaffinLycée Bellevue, Toulouse
Paru le : 06.12.2021

The Silence of Girls de Pat Barker[1]

Briséis n’est pas une des grandes figures de l’Iliade : elle n’est pas l’une des célèbres Troyennes, filles, belles-filles ou femme de Priam. Pourtant elle est reine, reine de Lyrnessos, prise d’assaut par les Achéens.  Achille l’enlève, après avoir tué ses trois frères et le roi Mynès, son époux. Puis, c’est pour cette femme, devenue son esclave mais qu’Agamemnon s’est octroyée d’autorité, qu’il cessera le combat contre les Troyens. C’est l’épisode de la guerre de Troie que le mythe a conservé sous le nom de « colère d’Achille » – « Chante, Muse, la colère d’Achille… », dit le premier vers de l’épopée.

Briséis, butin de guerre, est désignée pour la première fois au chant I (vers 184), apparaît pour la dernière aux vers 345-348 de ce même chant et ne revient qu’au chant XIX (v. 287-300) pour prononcer sa lamentation sur le corps de Patrocle. Quasi absente de tout le texte, elle en est pourtant le centre, puisque l’Iliade est le récit de cette colère d’Achille et que Briséis en est, indirectement, la cause. Par ailleurs, cette femme, presque invisible, n’est en revanche pas inaudible, elle est même la seule des captives dont on entend la voix et la première à prononcer une plainte funèbre, parole féminine par excellence, sur le corps d’un mort. Et sa lamentation n’est pas n’importe laquelle des lamentations : elle s’apparente à celle d’une épouse pleurant son mari défunt[1]. De fait, Patrocle, qui avait appris à la connaître, l’avait prise sous son aile protectrice et des liens très profonds s’étaient tissés entre eux deux. Briséis est donc une captive au statut spécial, ce qui explique probablement le choix que fait la romancière anglaise, Pat Barker, dans son dernier récit, The silence of the Girls (2018)[2], de nous offrir une réécriture de la guerre de Troie à travers le regard, mais surtout la voix, de Briséis. Ainsi vient-elle combler tout le vide qu’avait laissé Homère – appelons-le ainsi pour faire simple – à son sujet, Pat Barker nous la donnant à voir « vivre » dans le camp des Achéens depuis sa mise en esclavage jusqu’au départ des nefs pour Mycènes.

Raconter à travers un regard et une voix de femme – ou plus exactement des regards et des voix, car Briséis, dans sa narration, fait entendre toutes celles des captives qui sont avec elles dans le camp – ce que les aèdes chantent en récitant l’Iliade, ce n’est pas trahir le texte homérique. Même si ce poème a tout de la violence masculine des guerriers sanguinaires, les femmes y sont nombreuses et occupent une place de choix : à plusieurs reprises, le poète nous livre le regard qu’elles portent sur ce conflit, à plusieurs reprises il nous offre un peu de leurs émotions, de leur humanité. Et c’est le parti pris de Pat Barker dans ce roman : d’abord parce qu’elle met en scène une femme qui tente de « vivre » dans ce camp et les nombreuses descriptions, l’écriture, extrêmement travaillée et fine, des impressions, des sensations, des émotions sont autant de possibilités d’immersion dans l’histoire et dans le cœur du personnage ; ensuite parce que la romancière décrit une esclave, une femme que la guerre et les hommes ont déshumanisée, considérée, au mieux, comme un « trophée » que l’on se repasse (p. 131) mais plus exactement comme un animal que l’on livre en pâture aux soldats de base quand les chefs s’en sont lassés (p. 134), qui, coûte que coûte, entend retrouver son humanité :

Aurais-tu vraiment épousé l’homme qui a tué tes frères ?

Eh bien, premièrement, on ne m’aurait pas laissé le choix. Mais oui, probablement. Oui. J’étais esclave, et une esclave ferait tout, absolument tout, pour ne plus être une chose et redevenir une personne. (p. 106)

Ainsi la romancière donne-t-elle à voir une femme qui assume sans effroi des choix qui semblent scandaleux :

Je ne comprends pas comment tu pourrais faire ça.

Bien sûr que vous ne comprenez pas. Vous n’avez jamais été esclave. (p. 106)

Tout comme le regard que Briséis porte par instant sur Achille et sur sa « relation » avec lui peut sembler décalé :

Mais quand j’ai cru que c’était terminé et que j’étais libre de partir, il m’a pris le menton entre son pouce et son index et a levé mon visage vers le sien. Pendant un moment de folie, j’ai vraiment cru qu’il allait m’embrasser […] (p. 133)

Ce regard décontenance le lecteur – Briséis aurait-elle envie de ce baiser ? –, et le lecteur est lui-même étonné de sa propre réaction, elle aussi, décalée car il finit par se prêter au jeu. Il souhaite que Patrocle réussisse à mettre en œuvre sa promesse, faire en sorte qu’Achille épouse Briséis, qui porte en elle l’enfant du guerrier grec, voire il désire qu’une histoire d’amour, qui rendrait à tous deux leur humanité, commence entre le maître et son esclave, et ce, alors même qu’il sait qu’une telle issue transformerait le texte en un mauvais happy end à l’américaine ! Mais Briséis a une excuse, le lecteur aussi : la romancière avait su préparer le terrain en faisant pleurer Achille, c’est-à-dire en révélant l’humain en lui :

Patrocle m’a tendu la main. Je l’ai prise parce que je savais que j’étais obligée, et je me suis laissé conduire dans l’autre pièce. Les hérauts s’en allaient déjà. J’ai risqué un coup d’œil en direction d’Achille et, à ma grande stupeur, j’ai vu des larmes courir sur ses joues. Pas de sanglots, rien de tel, juste ces pleurs silencieux qu’il refusait d’admettre, même en les essuyant. (p. 123-124)

Il est d’autres scènes où le regard que porte Briséis sur Achille ne laisse pas d’étonner : elle le donne à voir non pas comme un être sanguinaire – alors même qu’elle rappelle elle-même dès les premières lignes du roman que les Troyennes le dénommaient « le boucher » –, une « bête » – ainsi qu’il est désigné dans l’autre récriture au féminin du conflit troyen, le Cassandre de Christa Wolf (1983), qui a ouvert la voie à une lignée, déjà longue, de « female gaze »[3] –, mais sous des traits qui constituent autant d’éléments décalés.  Dans la mer, il devient un véritable dauphin, léger, alerte, joueur, épousant les vagues dans une danse légère :

Cet homme jouait avec la mer comme un dauphin ou un marsouin, comme si l’eau était son vrai chez lui. À présent, il était allongé à la surface, en étoile de mer, et il a conservé cette position si longtemps que j’ai commencé à croire qu’il respirait dans l’eau. Mais tout à coup son buste s’est soulevé et il s’est mis à flotter debout, comme un phoque au repos. L’apparition de son visage m’a créé un choc, et cela n’aurait pas dû être le cas, car j’avais deviné de qui il s’agissait. (p. 42)

Véritable enfant, dans cet élément marin, il recherche sa mère qu’il appelle, en vain :

Il semblait discuter avec la mer, argumenter ou implorer… Le seul mot que je crus distinguer était « Maman », et cela n’avait aucun sens. Maman ? Non, ce ne pouvait pas être ça. Pourtant il l’a répété : « Maman, Maman », comme un petit enfant qui veut qu’on le porte. (p. 42-43)

Et, dans une scène presque incestueuse, la romancière, qui récrit ainsi l’histoire d’Achille avec sa mère, le fait apparaître sous les traits d’un tout petit enfant lorsque Briséis entre dans sa couche, sa peau imprégnée de l’odeur de la mer :

En poussant des grognements, il a enfoui son visage dans mes cheveux, puis l’a promené sur ma peau, ouvrant la bouche et donnant des coups de langue jusqu’à ce qu’il atteigne mes seins. Lorsqu’il s’est mis à me sucer les tétons, j’ai creusé le dos tant j’étais surprise, parce que ce n’était pas un homme qui fait l’amour à une femme, c’était un bébé affamé, un bébé qui tète si désespérément qu’il perd le sein et se met dans une rage folle. […] Nuit après nuit, je demeurais donc allonge sous cet homme, qui n’était pas du tout un homme mais un enfant en colère, et je priais pour que cela se termine vite. (p. 53, p.68)

Mais revenons à ce « moment de folie » (p. 133), qui s’empare de Briséis comme du lecteur au point de leur faire espérer la possibilité d’une histoire d’amour. Il n’en rend que plus violente la chute qui met en scène un dispositif de cruauté dont l’humiliation est un des rouages :

[…] mais tout en insérant un doigt entre mes dents pour séparer mes mâchoires, il a préparé une bonne dose de mucus – sans se presser, il avait tout son temps – et il l’a crachée dans ma bouche ouverte.

– Là, maintenant tu peux t’en aller.

De quoi faire émerger l’idée d’une universalité des comportements humains en temps de conflit armé et du sort, toujours le même, réservé aux femmes – « viol collectif, agression, mutilation, esclavage » (p. 314) – et que le vieux Priam connaît bien :

– […] quand une ville est prise, c’est toujours dur pour les femmes. (p. 294)

Priam sait bien ce que Briséis est en réalité devenue, une esclave certes, mais une esclave sexuelle : chaque soir, elle attend qu’Achille la fasse venir dans sa couche pour qu’elle lui donne les plaisirs du corps après ceux du combat. Et quand il est contraint de la donner à Agamemnon, il a ces mots d’une infâme cruauté, qui résonnent à plusieurs reprises dans l’esprit de Briséis : « Dis-lui qu’il peut la baiser jusqu’à lui briser les reins. » (p. 177) Briséis connaît là le destin tragique que toutes les guerres réservent à toutes les femmes. Elle porte en elle toutes leurs blessures. Sa voix devient alors polyphonique : elle résonne de toutes les voix de toutes ces femmes outragées.

De fait, la guerre de Troie – que l’Iliade dépeint comme un génocide, le premier génocide –, telle que la réécrit Pat Barker dans ce texte aux accents quasi universels contient en elle toutes les guerres. Il est des pages où le lecteur peut se dire qu’il se trouve dans les camps en Serbie, d’autres qui font surgir à l’esprit le massacre des populations du Rwanda ou bien des scènes de torture de la Guerre d’Algérie, d’autres encore où tout évoque les tranchées de la Première Guerre mondiale en un décor plus proche des plaines de Verdun que de celles de l’Asie mineure :

Une immense tranchée avait été creusée au milieu des broussailles qui séparaient les dunes du champ de bataille. Des centaines d’hommes, qu’on aurait cru de boue tant ils en étaient couverts, poussaient des rouettes remplies de terre, tandis que d’autres creusaient plus profond dans l’argile gorgée d’eau. […] Non loin de là, un autre groupe entassait des sacs de sable pour tenter d’assécher le sol. […] Un vaste parapet surplombait leurs têtes, et les sentinelles postées à intervalles réguliers contemplaient ce chaos, le visage blême (p. 147)

De la même manière, le chapitre que Barker consacre aux « cabanes-hôpital », aux grandes tentes qui abritent les blessés et à leur prise en charge fait émerger des images, telles qu’on les a vues au cinéma, du premier conflit mondial :

L’endroit empestait le sang.

Je me suis faufilée après Ritsa dans l’espace étroit situé entre deux rangées de lit, jusqu’à l’endroit où Machaon était assis sur un ballot de paille, occupé à panser une plaie. Il a levé les yeux.

– Il t’en a fallu, du temps, a-t-il dit sèchement à Ritsa avant de se tourner vers moi :

Bienvenue à bord.

J’avais beaucoup de sympathie pour Machaon, que j’avais connu lorsqu’il était venu dans le domaine d’Achille nous conseiller pour le traitement de la peste. […] En observant le mouvement de ses doigts quand il tirait sur le fil, je me sentais en sécurité pour la première fois depuis mon arrivée au camp. Je ne sais pas pourquoi. Il a terminé le nœud, a félicité le malade en sueur sur son courage, puis est parti voir le patient suivant. (p. 153-154).

Il est vrai que Pat Barker est devenue une spécialiste de ce premier carnage mondial. Ancienne étudiante en Histoire et en Sciences politiques, elle nous offre, dans les années 90, sa trilogie, Regeneration, consacrée à la Première Guerre mondiale, dont le troisième tome obtient le célèbre Booker Prize en 1995, puis en 2000, Un autre monde, autre roman ayant trait à cette même guerre-boucherie.

Universalité des comportements humains en tant de guerre, donc, universalité des situations que subissent les hommes au combat et, derrière les lignes, les blessés et le personnel hospitalier qui fait avec les moyens du bord. Et toujours – les écrivains yiddish du Khurbn[4] le savent bien, qui la mettent en scène fréquemment dans leurs textes – dans l’indifférence du cosmos la plus totale :

Le cadavre [d’Hector] reposait au milieu de la cour, tellement démantibulé qu’il conservait à peine une forme humaine. […] J’ai étalé le drap délicatement sur son pauvre visage détruit et je suis repartie sur la pointe des pieds, le laissant seul sous les étoiles indifférentes. (p. 247)

Mais, l’universalité se niche aussi ailleurs, du côté de la mémoire, du souvenir. Et d’abord dans la situation d’anonymat où se trouvent ces êtres tombés sur le champ de bataille ou assassinés. Et Briséis le sait et le rappelle au lecteur qui n’en aurait pas pleinement conscience, elle qui lui récite les noms de tous les êtres qu’Achille a massacrés en une seule journée, comme pour lutter contre cet anonymat :

Il se trouve que je connais le nom de tous les hommes qu’il a tués ce jour-là. Je pourrais vous les réciter, si cela me semblait avoir un intérêt.

Enfin… Je ne sais pas, peut-être que cela a un intérêt. […]

Mais vous voyez le problème, non ? Comment pourrait-on bien éprouver de la pitié ou du chagrin face à cette liste des noms intolérablement anonymes ?

Il se trouve que je connais le nom de tous les hommes qu’il a tués ce jour-là. Je pourrais vous les réciter, si cela me semblait avoir un intérêt.

Enfin… Je ne sais pas, peut-être que cela a un intérêt. […]

(p. 234, 236)

On perçoit bien ce qui fait, à juste titre, hésiter Briséis : le problème n’est pas tant d’ôter à ces victimes leur anonymat en les désignant de leur nom que de leur rendre un peu de leur humanité en les pleurant – car ce qui fait qu’un homme est un homme ce sont les rites funéraires qui accompagnent son décès[5] et les émotions que l’on peut éprouver face à sa disparition. On l’a sans doute un peu trop vite oublié, nous modernes, habitués aux commémorations en tout genre et au « devoir de mémoire » : les monuments aux morts et les murs des noms ne remplaceront jamais les larmes et les sentiments, l’humain en l’homme, seuls capables de redonner leur humanité aux massacrés. Voilà ce que Briséis, du fond du temps, vient nous rappeler. Mais à l’engloutissement, à l’anéantissement de tout un peuple, elle ne croit pas. Les Troyennes, devenues esclaves, portent en elles des petits Grecs à qui elles raconteront les histoires de Troie, à qui elles chanteront des berceuses troyennes. La mémoire se perpétuera par leurs fils, Briséis en est convaincue :

Et tout à coup j’ai compris une chose, enfin, je l’ai entrevue ; je pense ne l’avoir comprise que bien plus tard. Je me suis dit : Nous allons survivre – nos chansons, nos histoires. Ils ne pourront jamais nous oublier. Plusieurs décennies après le mort du dernier homme qui s’est battu à Troie, ses fils se rappelleront les chansons que leur mère troyenne leur chantait. Nous serons dans leurs rêves – et aussi dans leurs pires cauchemars.

Pourtant il est un écueil contre lequel il est difficile de lutter vraiment et sur lequel la romancière clôt le récit, c’est celui de l’effacement, non pas celui dû au temps qui passe, mais l’effacement volontaire, ce à quoi tentent d’aboutir tous ceux qui réécrivent l’Histoire. Cela aussi, Briséis le sait et veut le prévenir :

Que penseront-ils de nous, ceux qui vivront dans ces temps si lointains qu’ils sont inimaginables ? Il y a une chose que je sais : ils ne voudront pas de la réalité brutale de la conquête et de l’esclavage. Ils ne voudront pas entendre parler d’hommes et de garçons massacrés, de femmes et de filles vendues comme esclaves. Ils ne voudront pas savoir que nous vivions dans un camp de viol. Non, ils préféreront une version édulcorée. Une histoire d’amour, peut-être ? (p. 349-350)

Mais le lecteur sait aussi que c’est parce qu’Apollon a craché dans la bouche de Cassandre, comme Achille a craché dans celle de Briséis, que personne ne croit ses prophéties. Briséis a sans doute raison de penser que les hommes de l’avenir ne la croiront pas…

[1] Cf. la démonstration qu’en donne Marelle Nappi, « Briséis et la plainte funèbre de l’épouse dans l’épopée homérique », in : Cahiers Mondes anciens, 2012, article consultable en ligne à l’adresse suivante : http://

journals.openedition.org/mondesanciens/729

[2] Et 2020 pour la traduction française par Laurent Bury, aux éditions Charleston.

[3] On peut également évoquer Madeline Miller et son Circé (2018), écrit à partir de l’Odyssée (2011), et, de la même auteur, Le chant d’Achille (2011), ainsi que le roman romans de Natalie Haynes, The Thousand Ships – This is the women’s war (2019).

[4] Il s’agit du mot yiddish qui désigne la Shoah. Il signifie destruction et qui désigne initialement la destruction des deux Temples dans l’Antiquité, puis celle du troisième, à savoir le peuple juif, pendant la Seconde Guerre mondiale.

[5] Sur cette question, voir Laurence Claude-Phalippou et Marie-Laure Lepetit, « Le statut des morts dans la littérature yiddish », article consultable en ligne dans cette même rubrique : https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/a-pas-aveugle-de-part-le-monde-de-leib-rochman-le-statut-des-morts-de-la-shoah-dans-la-litterature-yiddish/

[1] Charleston, Paris, 2020. Les numéros de pages renvoient à cette édition.