Jean-Claude Bauer et Frédéric Brémaud, Klaus Barbie. La route du rat, Urban Graphic. Sortie nationale le 13 mai 2022. L’entretien s’est déroulé dans les locaux de Radio G ! à Angers le 4 mai 2022.
Propos recueillis par Sébastien Annereau, Sébastien Tramayes et Pablo Valenzuela.
Jean-Claude, est-ce que tu pourrais décrire ton parcours professionnel ?
J’ai commencé à être dessinateur de la chronique judiciaire pour Antenne 2 en février 1987. J’ai pour la première fois suivi un procès qui était celui de Georges Ibrahim Abdallah, un terroriste libanais. Je suis resté huit jours en cour d’assises à Paris. Et le célèbre chroniqueur judiciaire Paul Lefèvre m’a dit : « Je te prends avec moi et je t’emmène voir le procès Barbie. » J’ai été extrêmement impressionné. Mais j’étais loin d’imaginer ce que cela allait représenter pour moi. Et que ça allait transformer ma vie. J’en suis sorti chargé de plein d’histoires et d’émotions. Je n’aurais jamais imaginé souffrir autant. On n’est pas sortis indemnes de ce procès : il a duré plusieurs semaines, du 11 mai au 4 juillet 1987. Il y a eu en tout trente-sept jours d’audience.
Klaus Barbie n’a pas toujours été présent.
Il a été présent les trois premiers jours. Le troisième jour, sur les conseils avisés de maître Vergès, Barbie a décidé de quitter l’audience. Mais il a été contraint à deux ou trois reprises de revenir pour être confronté à des gens qu’il n’avait pas vus pendant l’instruction.
Qui étaient les personnes que tu as dessinées pendant le procès ?
Les témoignages ont commencé à partir du 20 mai. Beaucoup de gens pensaient que le fait que Barbie ne soit plus présent diminuait l’intérêt du procès. C’était une erreur puisque cela a libéré la parole des témoins. Les témoignages étaient extrêmement puissants. Des personnalités politiques et des écrivains, comme Elie Wiesel, ont défilé à la barre. Des résistantes aussi : Geneviève de Gaulle, Madame Vaillant-Couturier. Sur le moment, je n’ai pas pris conscience de ce que cela allait représenter pour moi.
Comment prendre du recul par rapport à ses émotions ?
Les choses se sont faites de façon instinctive. Tous les jours pendant un mois, quatre ou cinq témoins racontaient leurs malheurs et leurs souffrances, dont les sévices commis par Klaus Barbie. C’était l’épouvante au quotidien.
Comment reçoit-on la plaidoirie de Jacques Vergès qui défend Klaus Barbie ?
Très mal. Il n’a pas été tendre et il a dit des choses ignobles qui ont fait réagir tout le monde. Des gens du barreau considéraient que ce n’était pas digne d’un avocat. Mais on peut comprendre qu’il défende Barbie, c’est normal, on est dans un pays de droit.
Barbie était poursuivi pour crimes contre l’humanité.
C’est le premier à avoir été jugé en France pour crimes contre l’humanité. Il avait déjà été condamné deux fois à mort par contumace en 1952 et 1954.
Comment vivre sereinement après un tel procès ?
Il a fallu digérer tout ça. Ce procès est important pour l’histoire. Après avoir vécu ça, je me suis dit que j’allais être blindé pour les autres procès. Mais non, on n’est pas blindé.
La difficulté de faire des choix a été évoquée par François Boucq (dessinateur qui a suivi le procès des attentats de Charlie Hebdo), comment as-tu travaillé ?
J’ai travaillé de façon très instinctive. C’est venu vraiment spontanément. On ne retient pas nécessairement tout ce qui a été dit. J’ai dû me replonger à nouveau dans les DVD du procès, dans la lecture d’ouvrages. C’est évidemment subjectif.
Quelle est l’origine du projet ?
Ce projet s’est construit à la suite d’une exposition qui a eu lieu à Angers aux Archives Départementales du Maine-et-Loire. Il y avait une conférence donnée par Jean-Olivier Viout, le substitut du procureur général Truche à l’époque du procès. On s’est retrouvés après trente ans. C’est lui qui m’a poussé à faire ce livre. Il fallait trouver une idée qui sorte de l’ordinaire. Plutôt que de faire un livre d’images avec un texte ou un livre sur Barbie, on a fait le choix de faire une BD avec Frédéric Brémaud, le scénariste qui a construit l’histoire. On a pris le parti d’avoir le procès comme pilier central. Il fallait qu’on montre les témoignages et qu’on soit glaçants pour marquer les esprits. On a découvert que Barbie n’a pas sévi qu’en France, du temps où il était nazi, mais aussi bien après.
Qui est Klaus Barbie ?
C’est un officier SS qui est responsable de la Gestapo à Lyon à partir de 1942. Il a commis énormément de crimes contre des résistants, contre des Juifs. On l’appelait « le boucher de Lyon ». Après la Libération, il prend la fuite. Il est recherché par les Anglais et les Français mais il arrive à s’échapper. Pendant la guerre froide les Américains, qui cherchent à lutter contre le communisme, embauchent Barbie. Il a donc travaillé pour les services américains pendant de nombreuses années. En 1951, il a pu obtenir une nouvelle identité et fuir l’Europe avec sa famille à partir de Gènes sur un bateau qui l’a amené en Argentine. De là, il est allé en Bolivie où il voulait mener une vie tranquille. Mais il a continué ses méfaits, toujours dans l’ombre. Il est peut-être à l’origine de l’arrestation du Che en 1967.
Le gouvernement français réclame l’extradition de Barbie pendant des années. Cela va se débloquer grâce à Beate et Serge Klarsfeld. Comment ont-ils été amenés à faire la préface de ce projet ?
J’ai décroché mon téléphone le jour où j’ai décidé de faire ce projet. Je me suis présenté, j’ai dit à Serge Klarsfeld ce que j’avais fait pendant le procès Barbie. J’ai lui envoyé quelques pages. Il m’a répondu qu’au vu de ce que j’avais fait, ça l’intéressait. C’est une chance. Et M. Viout a donné un recueil qu’il avait écrit à l’attention des enfants pour le trentième anniversaire du procès. J’ai aussi fait un témoignage à la fin du livre pour expliquer tout ce que j’avais ressenti à cette époque. Il y a cent vingt pages de bandes dessinées et différents textes, dont la liste complète des noms des enfants d’Izieu. Il y a également une interview qui avait été donnée il y a longtemps par Pierre Truche, le procureur qui a requis au procès Barbie, qui explique ce que représente ce procès et le crime contre l’humanité en général.
Comment s’est construit le scénario ?
Frédéric Brémaud a construit l’histoire. On s’est demandé si on allait faire un récit d’aventure ou une BD documentaire. La BD documentaire me semblait bien plus intéressante.
La documentation étant pléthorique, comment on s’en sort quand on veut créer une bande dessinée sur Klaus Barbie ?
Il a fallu qu’on fasse de la recherche. C’est beaucoup plus facile maintenant grâce à Internet. Je possède de mon côté beaucoup de documents. J’ai intégré les dessins originaux que j’avais faits pendant le procès. Ils étaient chez moi dans un carton à dessin. Je suis d’ailleurs allé aux Archives Départementales du Rhône au mois de janvier dernier. Quand j’ai vu tous les documents conservés là-bas, j’ai décidé de faire don de tous mes dessins du procès aux Archives Départementales du Rhône. Dans une logique de passeurs de mémoire. Ces dessins vont donc rejoindre toutes les pièces du procès Klaus Barbie et seront conservés précieusement aux archives. Il y aura une grande exposition à partir du 15 septembre 2022 qui va durer six mois. Des conférences sont aussi prévues. Je ferai peut-être la même chose pour le procès Papon et le procès Touvier.
As-tu retravaillé tes dessins originaux ?
Pas du tout. Il faut les laisser comme ils sont. Ils ont été faits sur place, en direct, chargés de l’émotion du moment. J’ai fait cent quatre-vingt-dix-sept dessins pendant deux mois intenses à dessiner les gens qui défilaient à la barre. Dans le récit, j’ai utilisé les dessins qui me semblaient les plus réussis.
Pour le reste, à partir de quelle documentation as-tu travaillé ?
Les DVD m’ont beaucoup aidé. Le procès a été intégralement filmé, ce qui était une première à l’époque. J’ai essayé d’être le plus réaliste possible. Pour trouver des photos de Barbie jeune, j’ai été obligé de beaucoup chercher. Il n’existe que très peu de photos de lui.
Combien de temps as-tu travaillé sur cette bande dessinée ?
Cette bande dessinée m’a demandé trois ans de travail. On a délimité les époques : pour ce qui était relativement récent, à partir de 1972, j’ai décidé de faire des dessins en couleur. Pour la période de la guerre, j’ai utilisé le sépia. Ça aide le lecteur à se repérer. J’ai essayé d’être le plus précis possible. Quand un témoin parle, par exemple, je fais des flashbacks donc j’intègre le sépia dans le récit du témoin.
On a l’impression d’être présent dans la salle, d’écouter le témoignage et de voir l’émotion.
Je dois remercier l’éditeur. On était parti sur un style de dessin classique mais l’éditeur m’a interpellé très vite pour me dire de m’inspirer des dessins du procès, d’utiliser la même technique. Et là, j’ai senti un vent de liberté. Car j’ai aussi eu le temps pour le faire. Et il faut être très vigilant pour éviter les erreurs historiques. Le texte a été relu de nombreuses fois par des gens différents.
Pourquoi est-ce important de transmettre cette mémoire ?
Pour combattre le négationnisme et rappeler que tous ces événements ont vraiment existé. On cible un public jeune. Il est important que les choses soient dites. C’est un engagement citoyen.
Pourquoi ce titre : La route du rat ?
C’est pour rappeler les routes empruntées par les nazis quand ils ont fui l’Europe : les ratlines.