Résumé
Cet article présente une œuvre majeure de la littérature yiddish, traduite pour la première fois en français, et en offre un parcours de lecture à travers des extraits commentés. Dans les bagnes du tsar réfléchit une histoire personnelle, mais aussi l’histoire d’un peuple et l’Histoire tout entière d’un siècle douloureux. Revisiter, cinquante ans après, les épreuves d’un jeune poète et révolutionnaire juif relégué en Sibérie par le régime tsariste prend tout son sens : Leivick est amené à considérer, rétrospectivement, la naissance de formes d’oppression et de barbarie toujours plus effrayantes et les ressources morales que l’homme doit chercher en lui-même pour les combattre. Ainsi, l’anachronisme apparent de l’entreprise permet en fait au poète de comprendre la valeur initiatique et prophétique de ce qu’il a vécu un demi-siècle plus tôt.
Mots-clés : bagne, Bund, littérature yiddish, poète, pogrome.
Index géographique : Moscou, Irkoutsk, Aleksandrovsk, Lena, Sibérie.
Discipline : Humanités, lettres et philosophie
Niveau : classe de Terminale
Version PDF : Découvrir Leivick à travers Dans les bagnes du tsar – corpus de textes
L’homme qui signe « H. Leivick » a pour vrai nom Leivick Halpern, né en Biélorussie d’un père très pieux et fort pauvre, enseignant « à des jeunes filles à écrire en yiddish » (p. 88). Le futur écrivain reproche à cet homme sa froideur, son attachement rigide aux traditions juives et à la religion, son manque d’égards pour son épouse avec qui il a fait neuf enfants sans même se soucier de l’instruire. Face à ce père qui juge aussi sévèrement l’émancipation spirituelle et politique de son fils que son projet d’être un poète de langue yiddish, Leivick semble regretter une terrible incommunicabilité : « mon cahier avec des vers en hébreu, tu l’as déchiré et jeté au feu, alors que j’avais quinze ans » (p. 92).
Il rompt avec la religion et sa famille, il milite au Bund, parti socialiste révolutionnaire juif, et, à dix-huit ans, après plusieurs arrestations, il est condamné au bagne et à la relégation en Sibérie. Il s’évade et parvient à rejoindre les États-Unis, s’établissant à New York en 1913. Là, il s’affirme rapidement comme un poète majeur et commence à publier des poèmes largement inspirés par ses années de captivité (Derrière les verrous, 1915). Ses œuvres dramatiques, mêlant théâtre et poésie (Le Golem, 1921), ajouteront bientôt à sa notoriété.
Un demi-siècle plus tard, il entreprend de revenir sur ses années de captivité à partir desquelles il revisite son enfance, ses engagements, et surtout l’idée qu’on peut encore se faire de l’homme quand on l’a vu à ce point opprimé, tourmenté et nié, dans une histoire personnelle et collective aussi inhumaine.
Une structure simple, une forme complexe
Le récit est constitué de deux parties inégales. La première, qui compte 31 chapitres, donne son titre au livre entier, « Dans les bagnes du tsar » : tout commence in medias res, deux ans après le procès qui a condamné Leivick. Ayant ôté ses fers pendant la nuit, le jeune forçat est mis au cachot. Après avoir partagé cette geôle obscure avec un assassin, qui, étrangement, lui apporte quelque réconfort, il reste en prison jusqu’à l’accomplissement de ses six années de bagne. Au contact de ses codétenus, il tempère peu à peu ses certitudes révolutionnaires et apprend à mieux cerner la complexité des êtres humains, criminels ou idéalistes, gardes ou condamnés. L’épidémie de typhus qui ravage le bagne, pendant laquelle il est veillé par un pogromiste, achève de le mûrir. La seconde, qui reprend le titre d’un poème publié en 1915, « Sur les routes de Sibérie », ne comprend que 21 chapitres : commence alors le long voyage, sur les routes et les fleuves, qui va mener les bagnards jusqu’à leur lieu de relégation en Sibérie. Points forts de cette partie : la découverte de la nature, la rencontre du philosophe Chapiro ; celle du « vieillard merveilleux », Élie Dobin qui sauve la vie de Leivick et achève de lui ouvrir les yeux sur les infinies richesses de l’humain ; celle, enfin, de la belle Slava, à qui il confie ses projets de fuir en Amérique et de devenir un poète yiddish.
Considérant toutes ses œuvres précédentes, Leivick essaie de comprendre pourquoi il n’a jamais pensé, avant 1958, à faire le récit pur et simple de son terrible séjour dans les bagnes tsaristes : « plutôt que de conter ces faits, j’avais choisi d’écrire des poèmes inspirés par les prisons et par la Sibérie. Nombre de mes pièces dramatiques contiennent des motifs et l’écho de ces événements. Mais je me suis toujours refusé de les évoquer de façon autobiographique. J’ai toujours eu le sentiment qu’un poème, ou bien une scène intégrée dans une œuvre dramatique, en disait plus long sur ce vécu que la narration réaliste. » (p. 17, Introduction). De fait, Dans les bagnes du tsar réunit toutes ces formes dans un récit qui n’obéit ni aux principes de l’autobiographie, ni à ceux du roman. Toutes en réalité réfléchissent les unes sur les autres. Cette prose ne cesse de s’interrompre pour laisser place à des vers, comme pour mesurer sa force à la leur, tantôt pour les commenter, tantôt pour trouver en eux la densité qui permettrait d’exprimer à la fois la violence et la signification des épreuves subies. Ainsi la récitation des Chaînes du Messie rappelle utilement les paroles que Leivick prête au prophète Élie :
Mais désormais tu comprendras
La douleur du monde et tu la porteras. (p. 77)
Elles illuminent les pensées confuses qui l’habitent quand il reste seul dans le cachot, après le départ du « droit commun » qui lui a offert sa capote et lui a laissé « une étrange tristesse quant à la vie humaine » (p. 76-77). En même temps, l’aventure prosaïque renforce la leçon du poème en le plongeant dans la réalité vécue.
Retour sur deux poèmes antérieurs
« Sur les routes de Sibérie » (1915)
Sur les routes de Sibérie
On pourrait encore aujourd’hui retrouver le lacet
D’un de mes souliers déchirés,
Les ceintures en cuir, les débris d’une cruche,
Un feuillet du Livre sacré.
Sur les fleuves de Sibérie
On pourrait retrouver comme un signe, l’épave
De mon radeau submergé.
Dans la forêt un bout de corde ensanglantée
Dans la neige – des pas gelés.
« Candidat pour Treblinka » (1945)
À Treblinka je ne suis pas allé,
Je n’étais pas non plus à Maïdanek,
Mais je suis debout sur leur seuil
Devant l’entrée.
Le seuil – monde immense de Dieu,
Devant la véranda de l’au-delà
Je reste, j’attends
Monde immense, ton commandement :
Espèce de juif ! À la chambre à gaz !
Tout alentour est beau divinement,
Les bois dévotement hochent leurs têtes,
Sur tous les monts et sur toutes les plaines
Tourbillonnent les vents,
Et le soleil transparent
Est chargé d’un trop-plein de flammes,
Et naissent de leur flamboiement
Les cortèges de feu de Maïdanek.
Je fus plus d’une fois convié
À goûter au cours de ma vie
L’ivresse des Inquisitions,
Mais je reste à mon rang
Devant le vaste camp du monde,
Désigné comme candidat
Pour Treblinka.
« Sur les routes de Sibérie » fait partie des premiers poèmes publiés par Leivick quand il s’établit à New York, à peine deux ans après son évasion. « Candidat pour Treblinka », en revanche, s’inscrit dans la suite immédiate des « événements monstrueux » qui viennent de souiller « le monde juif et […] l’ensemble du monde » (p. 19).
Le premier poème paraît fixer le souvenir du drame personnel vécu par l’auteur dans un passé tout proche, mais « relaté » et « revécu » 50 ans plus tard. Apparemment, il s’agit d’affirmer la continuité de sa présence dans un monde qu’il a pourtant quitté. Texte doublement ambigu, cependant, qui suggère à la fois la permanence (« encore aujourd’hui ») du souvenir, gelé dans la conscience comme les pas du forçat, et son effacement possible, sous la forme d’une « épave submergée ». Mais cette ambiguïté se double encore d’une autre, puisque les mêmes lieux (routes et fleuves de Sibérie) renvoient aussi bien au terrible voyage du bagnard vers la relégation qu’aux chemins de son évasion aventureuse : l’évocation du radeau, « mon radeau » précise le texte, pourrait aller dans ce sens. Dire alors qu’on « pourrait retrouver » dans de tels vestiges « comme un signe », c’est-à-dire, littéralement, le signe d’un signe, indécidable et sans autre référent que lui-même. De la même façon que ni le lacet, ni les débris de la cruche, ni le feuillet détaché du Livre sacré (seul élément évoquant la judéité), ni le bout de corde ensanglanté ne racontent une histoire et ne suggèrent clairement son dénouement. Parties d’un tout impossible à reconstituer, fragments épars, tous ces vestiges demeurent, mais interrogent au lieu d’éclairer. Plus que des signes, le poème rassemble des symboles qui, conformément au sens étymologique du terme, disent autant l’absence que la présence des choses et de l’histoire qu’elles pourraient raconter. C’est à peine si l’on peut supposer qu’il s’agirait d’une aventure personnelle, vécue peut-être par un juif.
Le second poème prend alors le contrepied du précédent, puisque son auteur s’affirme absent dans des lieux qui, en 1945, commencent à se graver dans la mémoire collective, comme l’histoire qu’ils racontent. Ainsi, « les cortèges de feu de Maïdanek » peuvent-ils faire allusion à l’incendie du camp, lors de sa liquidation par les SS. Là où précisément Leivick semble penser qu’il aurait eu vocation à être, en tant que juif, parmi les juifs victimes du Khurbn. On perçoit alors le vague sentiment d’une culpabilité[1], du simple fait d’avoir été épargné par l’Anéantissement. Comme si être vivant en 1945, pour un juif, revenait en fait à ne pas être, à n’exister que dans des sortes de limbes :
Devant la véranda de l’au-delà
Je reste, j’attends
La notion de « seuil » vient alors remplacer celle du chemin et de la liberté. Être « candidat », surtout « désigné », ne signifie pas être élu. Le poème se charge alors d’une terrible ironie, décrivant une sorte de Jugement parodique. Car dans la tradition hébraïque, la colère de Dieu devrait s’y exercer contre les criminels, non contre les innocents (ésaïe, 13.9). Cette ironie se charge de reproches à Dieu et à sa création pour leur indifférence : les deux adverbes « divinement » et « dévotement », présents dans les premiers vers de la troisième strophe, le suggèrent clairement.
En somme, ces deux poèmes montrent l’impasse à laquelle Leivick croit peut-être aboutir par rapport à l’affirmation de son identité et au but qu’il assigne à son art, dans les années qui précèdent immédiatement l’écriture et la publication de son dernier livre.
Relater, revivre, expliquer[2]
Lecture de l’incipit du récit (Extrait n° 1, p. 19)
Leivick parle d’« événements », de « souvenirs », de « faits » qui « exigent d’être consignés et d’être relatés », c’est-à-dire écrits pour être conservés et transmis. Faut-il y voir la définition d’une œuvre de mémoire, donc, et de simple témoignage ? Un acte relevant du « devoir de mémoire » ? (« un événement dont on doit se souvenir »).
Pourtant, « se souvenir » ou « relater » ne suffisent pas, puisque Leivick ajoute à ses préoccupations un devoir de « revivre », qui dépasse les deux autres. D’autant qu’il justifie cette entreprise par le souci d’expliquer, à travers une histoire personnelle révolue, tout le cheminement d’une histoire collective et bien actuelle (cf. la phrase qui suit immédiatement l’incipit : « Je veux me remémorer pour jeter une lueur, fût-elle obscure, sur le destin et les épreuves devant lesquels se trouve l’homme d’aujourd’hui. » p. 20).
De plus cette recherche d’explication, de causalité, de sens, s’appuie moins sur des « événements » ou des « faits » que sur des scènes ou des tableaux.
Lecture de trois extraits (n°6, p. 244-245 ; n°7, p. 370-371 ; n° 8, p. 454-455)
Ces trois passages paraissent traités comme des scènes de théâtre plutôt que des récits. Ils se présentent essentiellement sous forme de dialogues, surgissant le plus souvent dans le texte sans annonce, ni incise, ni commentaire d’un quelconque narrateur. La narration se borne alors à des sortes de didascalies (« et Slava esquisse comme un pas de danse », p. 37).
Le dialogue est la forme qui correspond sans doute mieux, pour le dramaturge qu’a été Leivick, à l’ambition de « revivre » et donc de redonner vie aux débats et aux sentiments qui l’ont agité cinquante ans plus tôt, en les mettant en scène et, surtout, en paroles. Mais aussi, elle est celle qui actualise le mieux le discours dans un éternel présent, sans pour cela vouloir rester dans le cadre strict du quotidien. D’où ces incursions fréquentes du fantastique. Ainsi, dans le premier extrait (p. 244-245), voit-il le Christ descendre de sa croix et vouloir « devenir un bagnard comme les autres », renoncer à sa divinité, las d’être éternellement crucifié et de voir « les Bassanov de toutes les générations » prétendre assassiner en son nom. Bassanov est en effet ce pogromiste qui, après avoir massacré une famille juive à coups de hache, a mangé au milieu des cadavres un gâteau de shabbat qu’il a trouvé « délicieux ». Il ne se sépare jamais de son Évangile, et reste persuadé que Dieu lui a pardonné. Dans le délire de la fièvre, Leivick voit pourtant ce personnage à son chevet.
C’est sans doute une nouvelle occasion pour l’écrivain d’user d’ironie blasphématoire, en plaçant dans la bouche du Christ une tirade qui remet violemment en cause tous les fondements du christianisme, largement impliqué dans la longue et triste histoire de l’antisémitisme.
Se libérer des chaînes du temps
Un des premiers poèmes de Leivick, qu’il cache dans sa paillasse au bagne, s’intitule « Les chaînes du Messie ». Il explique à l’assassin qui vient partager son cachot le sujet de ce poème et ce qui distingue le Messie toujours attendu par les Juifs du Messie des Chrétiens : « – Des anges ont amené le Messie dans le désert où il doit attendre jusqu’à ce que le monde soit digne du Salut et l’appelle. Le monde doit d’abord devenir juste et mériter sa venue. Les anges l’ont enchaîné et cette chaîne est le temps. » (p. 67-68) Or, dès le début, le livre de Leivick paraît vouloir s’affranchir de telles chaînes. Il affirme dans son Introduction : « Tout ce que j’évoque est véridique, je n’ai changé que les noms des gens et parfois l’ordre des événements pour être libre dans mes choix et dans l’éclairage intérieur que je donne aux personnages et aux dialogues. » (p. 18).
Tout en obéissant à la nécessité, au devoir de « revivre » l’« événement », l’« étrange épisode », le « souvenir indélébile » qui le hante, il revendique la liberté de l’écrire autrement qu’il l’a subi. Ainsi, le fil du récit est sans cesse coupé d’analepses : retours à l’enfance (par exemple, à propos d’un étrange souvenir de dérèglement du rapport à l’espace et au temps : « Un jour, alors que je marche derrière la vache, pas à pas, calme et paisible comme elle, j’ai soudain le sentiment que mes jambes se mettent à courir » p. 27) ; images du procès (celle de son père, notamment, p. 78-79 : « j’ai soudain la vision de mon père, debout, en face de moi dans les ténèbres. Je vois nettement sa grande barbe rousse, ses lèvres serrées et muettes et son regard sévère qui me fixe, le même regard de feu que celui qu’il avait lors de mon procès. ») ; souvenir de l’antisémite qui l’a frappé pour avoir gardé sa casquette en passant devant une église (p. 265). Tous ces retours au passé venant éclairer le présent.
Lecture de l’extrait n° 2 (p. 21-22)
La chronologie s’estompe. Le présent prend vite et brutalement le pas, même dans le récit, sur les temps du passé : « Le gardien ouvrit le battant de sa grosse clef et me poussa à l’intérieur. Je me cogne aux ténèbres comme à un mur. » Quoi de plus normal ? Le cachot a pour premier effet de s’éprouver comme un dispositif dans lequel non seulement l’espace (« ce nouvel espace »), mais surtout le temps (« Je ne sais combien de temps ») deviennent abstractions insaisissables, détachées de toute réalité tangible et mesurable, abolissant les sens comme la pensée. Paradoxalement, en faisant disparaître le monde extérieur dans ses ténèbres, le cachot semble ramener le sujet qui s’y trouve jeté à lui-même, à son monde propre, à la conscience, à l’évaluation de ce qu’il est et de ce qu’il peut. Là prend tout son sens le motif de la cécité, récurrent tout au long de l’œuvre : frappé par la densité des ténèbres, le prisonnier a « le sentiment qu’elles percent [sa] vue ». Quelques pages plus tard, plongé dans ce qu’il nomme « le non-temps », il se demande « si la raison de [son] incapacité à retrouver la chronologie des événements de [sa] vie est due aux ténèbres et à la perte du sens du temps. En quoi les ténèbres et l’absence du concept de temps sont-elles un obstacle ? Peu importe que cette noirceur ne corresponde pas à l’heure présente. Comment les aveugles peuvent-ils reconstituer le déroulement de leur vie, sans se laisser troubler par leur cécité ? » (p. 26) Il conclut : « Disons que je suis devenu aveugle. » (ibid.)
S’agit-il alors d’une mort ou d’une renaissance ? D’une « sorte de tombe » (p. 22) ou d’une matrice ? Un peu plus tard, quand l’assassin viendra partager sa geôle, cette idée s’imposera : « Nous sommes couchés comme des jumeaux dans un ventre obscur. » (p. 45)
Genèse d’un poète yiddish
Emmuré dans cette « inqualifiable nuit » (p. 21), dans cette « noirceur inimaginable » (p. 22), aveugle et privé de toute notion du temps et de l’espace, le forçat va pourtant beaucoup apprendre sur lui-même et sur les moyens dont il dispose pour ne pas se laisser anéantir. Ainsi les jurons et obscénités de l’assassin qu’on jette dans le même cachot lui font prendre conscience qu’« il ne reste au détenu aucune autre arme contre le monde et l’ordre établi que sa langue. » (p. 32)[3]
Or, le poète est sans doute capable d’en faire un bien meilleur usage. Plongé dans les ténèbres du cachot, il médite sur le pouvoir de Dieu, « qui a dit “que la lumière soit et la lumière fut”. Lui en est capable » (p. 73). Il réalise alors qu’il peut « très bien user de la même parole. Tu es une créature qui ne se voit pas elle-même, mais la parole tu la possèdes. » (ibid.). Aussi trouve-t-il du réconfort dans le seul fait de « réciter par cœur » (p. 75) son poème, « Les chaînes du Messie ». Les années de captivité deviennent alors moment initiatique essentiel à la recherche d’un art poétique. La réflexion porte tantôt sur la forme : ainsi on évoque des « vers de mirliton » (p. 195), à propos d’un poème frivole et inutile que Leivick se reproche d’avoir écrit, pendant que son camarade Roudin, récemment fouetté, se reposait ; ou un « poème naïf », selon Roudin lui-même, qui suggère que « la naïveté est justement propice ici ». Tantôt sur le fond : quand précisément Leivick observe le corps martyrisé de Roudin, revenu du supplice.
Lecture de l’extrait n° 5 (p. 190-191)
Face à la chair sanglante, le poète découvre à la fois un sentiment d’impuissance et un défi à relever. On le voit d’abord convaincu de son inanité. La souffrance de Roudin paraît trop intime et trop intense pour ne pas être indicible. La violence de ce corps torturé semble interdire au poète toute autre démarche qu’une humble et rigoureuse mimesis, vouée à l’échec s’il faut éprouver exactement comme l’autre pour écrire. « De deux choses l’une, ou bien la parole peut absorber, peut être pénétrée, brûlante et pareille à la chair flagellée, ou bien elle doit rester muette. » (p. 191) Pourtant, quand Leivick se retrouve à l’hôpital auprès d’un détenu mourant, il lui déclare : « J’ai soudain le désir d’écrire un poème sur vous. » (p. 294) En fait, l’agonisant refusera le dernier vers qui lui paraît nier sa liberté dont la mort, paradoxalement, le rapprocherait. Leivick accepte de déchirer le poème, mais entend la leçon du mourant : « Je crois à la force des mots. » (p. 302)
En effet, quand il marche à côté de Slava (cf. extrait n°7), il sait que dire les choses les transforme, que la poésie est d’abord un pouvoir et non une soumission. En mettant l’accent sur l’imagination, Slava, en digne muse, aide le poète à comprendre que la force des mots ne réside pas en eux-mêmes ni en leur fidélité à la réalité des choses, mais en ce que leur associe l’imagination de celui qui les dit et de celui qui les reçoit. Ainsi, les godillots « tapent sur la route » mais « chantent en moi » (p. 371). Les deux personnages, s’accordant dans cette conception à la fois simple et ambitieuse de la poésie, peuvent entendre à l’unisson le chant du monde.
Et Leivick se convainc ainsi du sens de son ambition : devenir poète de langue yiddish. En marchant au milieu des bagnards, il découvre que beaucoup sont juifs : « quand je les entends parler ma langue, je sens, je ne sais pourquoi, du réconfort, le signe que mes poèmes ont un sens même dans le plus lointain des exils et auront un sens au-delà dans toute la dispersion. » (p. 324)
Des ténèbres à la lumière, de l’espace clos aux horizons infinis
Par là, la poésie s’oppose entièrement au chaos carcéral. Leivick n’hésite pas à comparer ce qu’il a vécu dans le cachot obscur à un égarement dans les ténèbres primitives qui auraient précédé la création : « ce qui signifie que le tohu-bohu avant l’apparition de la lumière était pareil à ce cachot » (p. 74).
Lecture des extraits n° 3 (p 120-121) et 4 (p. 126-127)
On ne s’étonnera pas, alors, de reconnaître le bagne comme un « enfer » (p. 120). L’extrait des pages 120-121 file d’ailleurs cette métaphore, parlant de « régime infernal » (ibid.) ou de « cours infernaux » (ibid.), pour représenter l’effort pervers de l’administration soucieuse de donner une apparence d’harmonie à cette géhenne. Celle-ci, d’ailleurs pourrait faire illusion, à travers le « chœur d’ensemble impeccable » (p. 121) qu’elle finit par obtenir. Mais cet accord de façade est trompeur. Il n’est atteint qu’en brimant dans chacun des détenus tout ce que libère joyeusement en Slava et Leivick la musique des mots et des choses. Et on perçoit la dérision que l’écrivain jette au contraire sur tout ce qui suffit à satisfaire les commandants du bagne et leurs séides : « se tenir droit comme un piquet » (ibid.). Notamment quand on découvre que les détenus font plus d’efforts pour s’empêcher de rire que pour obéir à l’entreprise de déshumanisation qu’ils subissent. « Ces leçons étaient le comble du ridicule » (ibid.).
D’autant que l’extrait des pages 126-127 achève de montrer l’incohérence de cette tyrannie, seulement attachée aux apparences de son pouvoir et du respect qu’on lui porte, mais trop paresseuse pour assumer l’organisation véritable de la prison. Au point de s’en décharger sur les détenus. On aboutit ainsi à la création dans chaque cellule collective d’une sorte de société parallèle, plus démocratique que celle du dehors, fondée grâce à l’influence des condamnés politiques, sur des principes presque socialistes, « empêchant l’exploitation d’une catégorie de prisonniers par une autre » (p. 126). D’ailleurs, en opposition complète avec le « chœur d’ensemble impeccable » exigé par l’aide du commandant, derrière les murs et les barreaux, dans l’ombre des cellules, on voit se créer une communion plus sérieuse entre les individus, nourrie de leur richesse individuelle et non du renoncement à eux-mêmes :
« Être en permanence entre quatre murs incite chacun, même le plus taciturne et le plus reclus des hommes, à sortir de son silence pour raconter quelque chose à un codétenu et pour entendre un récit de sa part. » (p. 127)
Lecture de l’extrait n° 8 (p. 454-455)
Les choses changent totalement de perspective quand les forçats sont arrachés à leurs cellules pour rejoindre, après de longues marches harassantes, leurs lieux de relégation, en Sibérie. De l’espace clos, on passe alors à des horizons sans limites : « la steppe ouverte et lumineuse, nous attendons qu’elle se déploie dans toute sa splendeur. » (p. 342-343)
C’est dans ce décor épique que Leivick affronte sa dernière épreuve : un terrible orage éclate. Il perd momentanément la vue. Transi, il croit mourir. Mais un vieillard bienveillant le sauve en lui offrant une chemise sèche. Il se persuade alors d’avoir été secouru par le prophète Élie. La rencontre avec ce vieillard va le troubler considérablement.
Le passage qui la relate ne dissipe aucunement le mystère qui entoure ce personnage, puisque non seulement il s’appelle Élie (Ilya Dobin), mais il révèle avoir ajouté à son nom celui de « Khaïm », c’est-à-dire « la vie » (ou « les vies ») en hébreu. De fait, le vieillard, presque mourant, étonne par sa sérénité et son humour. Mais plus encore par sa sagesse et son extraordinaire clairvoyance, soulignée dans le texte : « le vieil homme me jette un regard perçant » (p. 455) : il raffermit l’humanisme blessé de Leivick en lui rappelant qu’ « un homme n’est jamais éloigné d’un homme » (p. 452) ; il lui apprend que ce qu’on voit en aveugle vaut mieux que ce qu’on voit avec ses « yeux de voyant » (p. 455) et il réévalue ainsi toute l’expérience du cachot obscur. Les vraies richesses dont on doit s’enquérir sont intérieures et « l’essentiel, c’est que l’homme qui passe par des épreuves est purifié » (p. 453). Leçons essentielles en effet, pour un poète désirant que ses poèmes comptent, pèsent sur le monde.
La clairvoyance d’Élie Dobin, si elle éclaire la route du poète, ne lui donne pas, cependant, tous les pouvoirs d’un prophète. Leivick, dans son analyse du système oppressif mis en place dans un autre temps par un régime disparu, perçoit bien dans cette terrible machine la préfiguration de toutes les tyrannies futures, y compris celles qui prendront racine dans la dénaturation de l’idéal révolutionnaire qu’il a partagé : « Le pouvoir soviétique a repris le même régime carcéral et l’a rendu encore plus terrible. » (p. 100) Il voit, toutefois, des différences importantes entre un appareil répressif brutal mais qui, tout en le privant de liberté, « laissait au forçat son libre-arbitre » (p. 124), et les entreprises de destruction pure et simple de la personne humaine imaginées sous Staline et Hitler. À la lumière de l’expérience historique, l’épreuve vécue par Leivick prend valeur d’une terrible apophétie, seulement intelligible après l’événement impensable qui obsède le poète quand il décide d’écrire Dans les bagnes du tsar. Comme s’il voulait refonder sa foi en l’homme ou essayer de rassurer son lecteur.
[1] Voir à ce sujet Dans les bagnes du tsar, p. 275. Leivick avoue à une amie une lâcheté qu’il se reproche encore des années après : au cours d’une émeute, face aux fusils des soldats, il aurait reculé du premier au troisième rang. Elle lui répond : « Si tous les juges étaient si sévères avec eux-mêmes, le Messie serait venu depuis longtemps. »
[2] Les extraits travaillés dans le parcours de lecture qui suit se trouvent dans l’annexe téléchargeable en format PDF.
[3] On peut penser ici à L’Espèce humaine de Robert Antelme, Paris, Gallimard, Collection « Tel », p. 192. Félix, battu et torturé par un kapo et un lagerpolitzei, les couvre d’insultes : « Contre le jet et les coups, il n’avait que le génie de sa langue. »