Triomphe de la volonté (Triumph des Willens) est un film de propagande nazie tourné en noir et blanc par Leni Riefenstahl et sorti en 1935. Le film décrit le 6e congrès du NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, « Parti national-socialiste des travailleurs allemands »), tenu du 5 au 10 septembre 1934 à Nuremberg. Triomphe de la volonté demeure un exemple des moyens du cinéma pour manipuler les spectateurs, tout en offrant à sa réalisatrice des arguments – certes fallacieux – pour prétendre qu’il s’agit d’un simple film documentaire ou encore d’un film d’art. Au-delà de l’analyse de la séquence d’ouverture, il conviendra de s’interroger sur l’impact que peut avoir le film sur un spectateur contemporain : est-ce que sa puissance esthétique au service d’une pensée mortifère s’est émoussée, ou, au contraire, s’est renforcée, dans la mesure où elle parviendrait à se cacher sous des effets formels devenus familiers, en particulier dans les publicités, les jeux vidéo et les blockbusters ?
Disciplines : Lettres – Histoire – Cinéma – Arts plastiques – Philosophie
Niveaux de classe concernés : collège (3e) – lycées – études supérieures
Mises au point – Perspectives historiques
Le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP), créé en 1919, arrive au pouvoir le 30 janvier 1933, lorsque Adolf Hitler est nommé chancelier par le président Paul Von Hindenburg. L’Allemagne traverse alors une profonde crise économique et politique. Hitler s’allie aux monarchistes et aux centristes et fait entrer ses partisans au gouvernement. Rapidement, le pays est mis au pas (Gleichschaltung), ce qui permet le triomphe du parti nazi aux élections législatives du 5 mars 1933 : le parti obtient 43,9% des voix, et compte près de deux millions de membres. En août 1934, après le décès d’Hindenburg, Hitler cumule les postes de président et de chancelier en tant que Führer, et obtient l’adhésion du peuple grâce à un référendum gagné à 90%.
« Le 6e congrès du NSDAP, du 5 au 10 septembre 1934, a lieu dans la ville de Nuremberg, qu’Hitler a choisie comme “capitale idéologique”. En 1933, Albert Speer y a construit pour Hitler le Reichsparteitagsgelände, un immense centre de congrès pour l’organisation des événements à la gloire du parti et de son Führer. La place principale peut accueillir plus de 150 000 partisans face à la tribune. C’est pour Hitler l’occasion de mettre en scène son triomphe et celui de ses partisans, en réaffirmant son autorité, ses idéaux et ses projets, alors que le parti a fait face à des divisions internes soldées par l’assassinat des opposants à Hitler lors de la Nuit des longs couteaux fin juin 1934. » – François Bouton (Professeur certifié d’histoire-géographie, académie de Rennes[1]).
Mises au point – Choix du titre
L’ouvrage de Jérôme Bimbenet, Leni Riefenstahl – La cinéaste d’Hitler[2] est un outil précieux pour suivre la création du film à la gloire du dictateur et de sa monstrueuse machine. On en retiendra qu’après un premier essai (Sieg des Glaubens – La Victoire de la foi, 1933) – qui n’était qu’un brouillon – Leni Riefenstahl est chargée par Hitler de tourner à Nuremberg le film qui imposera l’image du Führer aux Allemands et au monde entier. Cette jeune femme, née à Berlin en 1902, a d’abord été une actrice très populaire outre-Rhin avant de devenir l’égérie d’Hitler (elle décèdera en 2003).
« Le 19 avril 1934, elle est désignée par le Führer « à la direction artistique et technique » du Triomphe de la volonté, titre donné par Hitler lui-même[3]. Le titre officiel du congrès (qui se tient du 05 au 10 septembre 1934) est celui de : Reichsparteitag der Einheit und Stärke (Congrès du Parti de l’unité et de la force), mais on l’appelle Triomphe de la volonté.
Le titre du film renvoie donc à celui du congrès. Il évoque Schopenhauer, pour qui « la volonté est l’objectivation la plus immédiate du monde », et surtout Nietzsche et sa théorie de la volonté de puissance. La volonté de puissance hitlérienne marque l’avènement d’un nouveau régime et du nouveau surhomme allemand. On peut penser alors au premier des dix commandements imposés aux adolescents en 1939 : « Ton corps appartient à la nation, à laquelle tu dois d’exister, et qui est responsable de ton corps. ». Mais le triomphe de la volonté, c’est aussi le triomphe du Néant : « Le Triomphe de la volonté est le triomphe d’une volonté nihiliste[4] » : il suppose la destruction du monde ancien, le renversement des valeurs, soit une guerre totale. Sur tous ces points, on peut encore se référer à Jérôme Bimbenet[5].
Mises au point – Perspectives cinématographiques : tournage – montage – réception du film
Leni Riefenstahl obtient des conditions de travail et une rémunération stupéfiantes : « l’assurance de jouir d’une totale liberté dans la réalisation, un budget quasi illimité, la garantie que sa société serait productrice du film (même si c’est le parti qui payait) et donc toucherait les droits d’auteur, la promesse que ce film serait le dernier réalisé pour Hitler… Jamais un cinéaste ne bénéficiera par la suite d’une telle autonomie sous le régime nazi[6]. » Le 28 août 1934, Leni Riefenstahl est nommée par le conseil d’administration de la UFA[7] « plénipotentiaire extraordinaire de la direction du parti » avec le « monopole des droits du film pour une durée illimitée[8] ». Le tournage débute le 4 septembre 1934.
Cette indépendance de Leni Riefenstahl suscite de nombreuses tensions avec Goebbels, le ministre chargé de la propagande. Les témoignages de l’une et de l’autre divergent souvent, mais le fait est que la cinéaste se défend rudement contre Goebbels (« bec et ongles », dit Jérôme Bimbenet) et se réfère directement à Hitler, qui lui accorde tout ce qu’elle réclame.
Qu’on en juge : 170 techniciens, 18 opérateurs (30 caméras) avec un assistant chacun, 4 équipes de son (13 personnes), 9 photographes aériens, 29 cameramen d’actualités de la UFA, de Tobis[9] et des filiales européennes de la Fox et de Paramount (des images de ces filiales seront mises à la disposition de la réalisatrice pour le montage), 17 éclairagistes, 2 photographes, 26 chauffeurs, 37 gardes de sécurité, 2 employées de bureau et leurs assistantes. Ces moyens humains et techniques montrent à l’évidence qu’il ne s’agit pas d’un reportage, mais de mise en scène : le congrès de Nuremberg est conçu comme un immense plateau de cinéma. C’est ce qui ressort du livre de Leni Riefenstahl : Hinter den Kulissen des Reichsparteitag, Dans les coulisses du Congrès du Parti[10]. Il faut souligner que le film a été conçu en collaboration étroite par Leni Riefenstahl et Hitler en personne.
Le sujet lui-même est délicat à traiter : il repose sur les différents discours prononcés lors du congrès, discours qui seront entrecoupés par des séquences de défilés. Il faut donc le dynamiser, essayer de rompre la monotonie et rechercher le mouvement : des fosses sont creusées devant l’estrade des orateurs, on aménage une fosse circulaire autour de l’endroit où s’exprimera Hitler, Leni Riefenstahl dirige elle-même les mouvements de caméra lorsqu’Hitler parle (« Mme R. […] est la seule personne en Allemagne qui puisse se vanter de lui donner des ordres[11] »). Un dirigeable avec une caméra survole les manifestations. Des opérateurs sont montés sur roulettes pour un nouveau genre de travelling. Ils sont juchés sur leurs patins et tiennent leur caméra pendant que d’autres les tirent avec une corde. Tout se passe par signaux ou par téléphone. Les cadreurs sont en tenues claires, afin de ne pas être visibles dans le film. Des mâts de drapeaux de trente-cinq mètres de haut sont pourvus d’ascenseurs pour permettre de hisser rapidement des caméras et un petit monte-charge est installé au milieu du mât principal.
Leni Riefenstahl recrée le mythe et amplifie le culte d’Hitler. Le réalisme est totalement absent du film : certaines séquences ont été tournées, voire retournées à part. Par exemple, pour le célèbre passage « D’où viens-tu camarade ? » – brillamment analysé par Marc Ferro[12] –, il fallut s’y reprendre à « cinquante fois, cent fois » selon Albert Speer. Vertigineuse mise en abyme, où Leni Riefenstahl met en scène la mise en scène d’Hitler, pour paraphraser Jérôme Bimbenet.
De même, une partie du discours inaugural fut tournée de nouveau à Berlin : Albert Speer dut reconstituer les décors d’une partie de la salle des congrès de Nuremberg, et Rudolf Hess, refaire son discours d’ouverture devant un Hitler qui n’était pas là !
Le montage fut lent et complexe : il fallait réduire 130 000 mètres de pellicule à 3000. Leni Riefenstahl disposa de bureaux et de quatre salles de montage, où la pellicule était visible sur des plaques de verre rétro-éclairées.
La présentation du film eut lieu le 28 mars 1935 à l’UFA-Palast de Berlin, entièrement décoré pour l’occasion, toujours par Albert Speer. Le journal L’Intransigeant note[13] : « La façade comportera 19 drapeaux à croix gammée, dont chacun mesure 12 mètres de long. Au-dessus de l’entrée, on posera l’aigle allemand haut de 7 mètres ½, large de 8 ½. C’est la décoration la plus monumentale que l’on ait jamais vue dans une salle de cinéma allemande. »
Le public s’ennuie, mais vient ! Le film est partout primé. Le 1er mai 1935, il remporte – cela va de soi ! – le Prix national d’État du festival de Berlin (Staatspreis), et en septembre, la coupe de l’Institut national Luce à la Biennale de Venise. En 1937, à l’occasion de l’Exposition internationale de Paris, il est projeté le 28 mai à la Cinémathèque française, et il est ainsi commenté par Henri Langlois : « le seul chef-d’œuvre du cinéma allemand de ce temps fut Le Triomphe de la volonté[14] ».
Pour Hitler, le film donnait de lui une image définitive. C’est pourquoi il interdit qu’on le représentât désormais au cinéma (car dans Les Dieux du stade, sorti en 1938, ce n’est pas l’homme politique que l’on montre, mais le fervent supporter des équipes allemandes).
Mises au point – Les atermoiements et la mauvaise foi de Leni Riefenstahl – « Celle-là, si c’était un homme ! » (Goebbels)
Leni Riefenstahl déclare à Lucien Lemas en 1934[15] : « C’est avec une grande joie que j’ai accepté ce grand honneur de mettre en scène et de réaliser ce film qui sera la glorification de la victoire du parti, en même temps que celle du peuple allemand. » Elle ne peut être plus claire dans ses intentions, ni dans son allégeance au parti nazi.
Et pourtant, après la guerre, la cinéaste n’aura de cesse de se défendre d’avoir voulu faire œuvre de propagande, prétextant que Triomphe de la volonté n’était qu’un documentaire. Cette assertion ne tient pas, comme le montre, par exemple, François Niney, dans L’Épreuve du réel à l’écran, Essai sur le principe de la réalité documentaire.[16]
Mais reprenons l’interview de Leni Riefenstahl accordée aux Cahiers du cinéma (septembre 1965) et citée par François Niney : « Le film ne comporte aucune scène reconstituée. Tout y est vrai. Et il ne comporte aucun commentaire tendancieux, pour la bonne raison qu’il ne comporte pas de commentaire du tout. C’est de l’histoire, un pur film historique. Je précise : c’est un film-vérité. Il reflète la vérité de ce qu’était, en 1934, l’histoire. C’est donc un document, pas un film de propagande. »
Cette « vérité » couvre deux mensonges, comme le prouve François Niney : d’abord, l’événement a été mis en scène comme une autocélébration de la soumission de masses au Verbe prophétique du Führer (et cette « mise en scène » a déjà été soulignée plus haut), ensuite, le film est une célébration de la célébration : son style épouse et magnifie le décorum nazi. Il suffit, pour s’en convaincre, si ce n’est déjà fait, de se reporter encore au livre de Leni Rienfenstahl elle-même, Hinter den Kulissen des Reichs-Parteitag-Films : « Les préparatifs du Congrès furent établis conjointement aux travaux préliminaires du film, c’est-à-dire que l’événement fut organisé de manière spectaculaire, non seulement en tant que réunion populaire mais aussi de manière à fournir la matière d’un film de propagande… tout a été déterminé en fonction de la caméra[17]. » Tant pis si la cinéaste a nié cela depuis (voir le film de Ray Muller, Leni Riefenstahl, le pouvoir des images[18]).
De plus, Triomphe de la volonté n’établit pas un quelconque écart par rapport au cérémonial nazi, mais en exalte les motifs. Selon François Niney, les prises de vues du précédent Congrès (Victoire de la foi – 1933) étaient à hauteur d’hommes, et laissaient entrevoir les maladresses de l’organisation. Triomphe de la volonté est un film-opéra, non une scène d’histoire, mais un mythe. « On peut ou bien faire des actualités, ou bien essayer de faire un film qui soit plus intéressant que les actualités. […] Il fallait que ce soit filmé avec le regard d’un artiste, pas d’un homme politique. Hitler précisément ne voulait pas un film politique, il voulait un film artistique et apparemment c’est le cas. J’ignorais que j’en étais capable. » (Interview de Leni Riefenstahl dans le film de Ray Muller). Il faut comprendre – et traduire : ce document « purement » historique est quand même d’un artiste, et si c’est de l’art, ce n’est pas de la politique, donc, pas de la propagande. On n’en est plus à une contradiction près, et la cinéaste passe allègrement de la revendication d’un pur constat du réel, du « cinéma-vérité » (on ne reviendra pas ici sur le sens précis de cette expression, car cela nous emmènerait trop loin) à celle du film d’art, qui repose bel et bien, sinon sur une « représentation », du moins sur une « vision » dudit réel.
Quant à l’argutie de l’absence du commentaire, reprise à l’envi par Leni Riefenstahl, elle ne tient pas davantage. L’absence de commentaire ne garantit pas l’absence de propagande, et, comme le souligne avec ironie François Niney, quand le Messie parle, en l’occurrence le Führer, tout le monde se tait… Commenter les propos d’Hitler ne ferait que les affaiblir, d’autant plus qu’ils sont lourds de menaces.
Pour finir, le simple bon sens s’oppose aux dires de la cinéaste : les moyens énormes dont elle a disposé ne correspondent en rien à ceux que l’on engage pour un documentaire.
Mises au point – Fiche technique simplifiée, structure du film et situation de l’extrait
Titre : Triomphe de la volonté
Titre original : Triumph des Willens
Réalisation : Leni Riefenstahl
Scénario : Leni Riefenstahl, Walter Ruttmann
Musique : Herbert Windt, Richard Wagner
Format : Noir et blanc – 1,37:1 – 35 mm – Mono
Durée : 114 minutes
Date de sortie : Allemagne : 28 mars 1935
La structure du film est très simple : elle reprend jour par jour le déroulement du 6e congrès du NSDAP, tenu du 5 au 10 septembre 1934 à Nuremberg, et repose essentiellement sur la communion du peuple allemand avec la personne du Führer. Les journées se suivent et se ressemblent, émaillées qu’elles sont par les défilés et les discours des dignitaires du régime. C’est d’ailleurs ce qui explique la monotonie que l’on peut ressentir à la vision de la deuxième moitié du film, car les susceptibilités des intervenants ne permettaient pas de coupes drastiques dans leurs discours. Les plans et les séquences sont par ailleurs montés souvent de manière binaire, et exaltent avant tout la personne du Führer, qui se trouve quasiment divinisée. L’arrivée d’Hitler à Nuremberg est même comparable à une « théophanie », pour paraphraser la philosophe Marie-Josée Mondzain.
C’est de cette « théophanie » qu’il va être question dans l’extrait que nous nous proposons d’étudier. Celui-ci constitue le début du film, générique compris, et dure 6’10’’.
On peut se procurer d’occasion un DVD du film, mais il faut prendre garde aux sous-titres et à la zone de diffusion : un DVD classé zone 1 ne peut être lu sur un lecteur européen, il faut donc acquérir un DVD zone 2. Neuf, il coûte environ 70 €. On se reportera plutôt au site internet Vidéo Dailymotion, « Triumph of the Will (1935) – (Documentary, History, War, Foreign) ». Notons que, depuis 2019, Triomphe de la volonté a été retiré du catalogue de Youtube, et on insistera sur le fait qu’il ne faut pas montrer de trop nombreux passages de ce film aux élèves, car il en émane une réelle fascination, profondément malsaine et dangereuse.
Le film sur Dailymotion est sous-titré en anglais, mais, pour l’extrait que nous avons choisi, il nous suffira de donner ci-dessous la traduction des textes du générique, la suite ne comportant pas de paroles.
Analyse chronologique de la séquence d’ouverture de Triomphe de la volonté.
L’organisation de la séquence est aisée à déchiffrer :
– le générique situe le voyage d’Hitler, et indique déjà qu’il est le « sauveur » de l’Allemagne (00’00’’ – 00’48’’)
– la première partie se déroule dans le ciel : on est dans l’avion d’Hitler, au-dessus des nuages (00’48’’ – 01’58’’)
– la deuxième partie montre l’arrivée à Nuremberg : on suit une foule qui se presse, afin de recevoir et acclamer le Führer (01’58’’ – 04’13’’)
– la troisième partie alterne les plans du Führer dans sa voiture et les plans de la foule qui le salue tout au long du trajet qui le mène au congrès. Même les monuments emblématiques de Nuremberg semblent accueillir Hitler en pleine communion avec le peuple allemand – communion symbolisée par l’échange de saluts nazis (04’13’’ – 06’10’’)
Ce découpage n’est donné qu’à titre d’exemple, d’autant plus que la transition entre certaines parties peut être progressive (partie 1/partie 2).
Analyse de l’extrait plan par plan (le timecode peut varier d’une seconde).
Cette analyse est fastidieuse à établir et à lire. Les enseignants ne peuvent envisager un tel travail au complet avec leur classe : il est « chronophage » et nécessite une attention très soutenue. En revanche, il peut être demandé pour quelques plans. Ce que l’on trouve dans le PDF peut donc être simplement parcouru, chacun se reportant au passage qui l’intéresse. Le but de ce relevé est par ailleurs de rappeler la méthode de l’analyse filmique de manière concrète, et, surtout, de permettre ensuite une synthèse de la séquence.
Que retenir de cette analyse ? Quels éléments l’enseignant peut-il faire ressortir ou demander à ses élèves de relever ?
Le générique sert à la fois à contextualiser la situation et à la « sacraliser » : il s’agit d’inscrire dans l’Histoire la date du 5 septembre 1934. Les 16 ans écoulés depuis la fin de la Guerre renvoient au Traité de Versailles si honteux pour les nazis. Quant à la « renaissance », c’est celle des élections législatives du 5 mars 1933. Le texte de ce générique a été écrit par Walter Ruttmann, réalisateur communiste (!) engagé par Leni Riefenstahl pour l’aider dans son travail, car il était l’auteur d’un documentaire d’avant-garde, Berlin, symphonie d’une grande ville (Berlin, die Sinfonie der Grosstadt – 1927). Les prises de vue opérées par Ruttmann n’ont cependant pas été utilisables. Outre le son des moteurs de l’avion, on relèvera le recours à la musique wagnérienne, qui confère au film – et à Hitler – une majesté liée à celle de la mythologie germanique. Enfin, la graphie des cartons est à peu près gothique et nous renvoie à la culture de la « vieille Allemagne ». On notera que la taille et la place des mots sont variables, afin de mettre en valeur les plus importants : ce procédé était courant dans le cinéma « muet », particulièrement dans les films de l’avant-garde soviétique, qui considérait que le graphisme des lettres avait autant d’impact que la composition d’une image.
L’aspect contemplatif de la première scène peut faire penser au tableau de Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages (Der Wanderer über dem Nebelmeer – 1818). « L’esprit » d’Hitler flotte au-dessus des nuages, il est tel Odin, le dieu principal du panthéon de la mythologie germanique dans sa version scandinave. Le rôle d’Odin était complexe : il était le dieu des morts, de la victoire, et du savoir. Dans une moindre mesure, il était également considéré comme le patron de la magie, de la poésie, des prophéties, de la guerre et de la chasse. Sans être directement dieu de la guerre, Odin était le dieu de la victoire. Il la conférait à ses protégés par tous les moyens : valeur au combat, chance, ruse, et même fourberie. L’intelligence et la stratégie primaient chez lui. Grâce à Hitler-Odin, la renaissance de l’Allemagne est assurée. Par ailleurs, ce survol des nuages (qui n’était pas une vue si fréquente au cinéma dans les années trente) installe le spectateur dans un état de « flottement » qui prépare l’émotion à venir, le film de propagande de toute dictature reposant sur la fascination et l’exaltation plus que sur la réflexion.
La scène aérienne où l’on voit l’avion du Führer survoler la foule de ses partisans en marche pour l’accueillir relève de plusieurs fonctions. Il s’agit d’abord de faire découvrir Nuremberg depuis le ciel, et particulièrement la splendeur de la ville médiévale : l’image en mouvement et en plongée crée une perception qui se veut globale, et sert à introduire « l’action » plus précisément. Hitler-Odin sort des nuages pour rejoindre son peuple « élu », et, depuis le ciel, il l’accompagne et le protège de ses ailes. La composition des images a un rôle esthétique, mais aussi rhétorique : elle montre un peuple uni, dont les opinions « convergent », et qui se met en route vers un destin glorieux. Le choix de la ville de Nuremberg, enfin, indique combien le nazisme se réclame du passé pour y puiser force et légitimité : aux mille ans écoulés depuis le Moyen Âge va succéder un Reich inébranlable pour les mille ans à venir. Si l’on se réfère à la terminologie normalement réservée à l’analyse de l’image fixe, on peut dire qu’ici se croisent les fonctions référentielle (présentation de Nuremberg et du congrès du parti nazi), poétique (recherche de la forme), conative (tentative d’influencer le spectateur), émotive même (volonté de Leni Riefenstahl de créer une œuvre d’art qui lui permettrait de rivaliser sans doute avec les films soviétiques, en particulier ceux d’Eisenstein). La fonction phatique (qui interpelle directement le spectateur) apparaîtra dans la séquence « D’où viens-tu, camarade ? », où les nazis que l’on questionne sembleront répondre directement à la caméra. En revanche, de fonction métadiscursive, il ne sera pas question dans le film, qui est dédié à Hitler, et ne saurait « réflechir sur lui-même ».
L’entrée en scène d’Hitler est soigneusement préparée et retardée, comme dans un film de fiction. Toutefois, on peut être étonné, voire « déçu » par le plan 04’08’’ – 04’09’’ qui présente enfin Hitler de face et « surcadré » : malgré son sourire, le Führer semble avoir le regard vide et hésitant lorsqu’il serre la main d’un officier. Leni Riefenstahl manquait-elle de « matière » pour ce moment crucial ? Toujours est-il qu’Hitler-Odin est enfin sur terre, et qu’il est accueilli par la ville elle-même (on insistera tout particulièrement sur le plan de la Gänsenmännchenbrunnen), par ses partisans et ses notables, mais aussi par l’Allemagne tout entière, représentée par toutes les couches de la population, et particulièrement les enfants. La scène de la jeune mère – évidemment prévue – prouve toute la « tendresse » du Führer pour son peuple, et traduit l’une des préoccupations fortes du régime nazi : préparer l’avenir grâce aux mères et enfants aryens. Le déplacement du cortège, outre sa force esthétique, souligne encore le destin qui se met en route, et qui est « validé » par le peuple. La force du régime vient aussi de l’apparat qui l’accompagne, et dont témoigne la puissance de la technologie : après l’avion (les premiers Junkers étaient dotés d’un seul moteur, l’adjonction de deux autres a développé la puissance des nouveaux appareils), les Mercédès 770 exaltent le Führer et ses notables. L’alternance des plans sur Hitler et sur la foule les oppose et les rapproche en même temps : l’homme-dieu providentiel « bénit » son peuple qui l’acclame et le reconnaît comme dieu. N’oublions pas que le terme « Führer », dont le correspondant italien est « Duce », est à lier au verbe « führen », « conduire » : le mouvement, présent dans toute la séquence, illustre concrètement cette idée. L’imagerie mystique, voire quasi religieuse, est à fortement souligner dans cette séquence, d’autant plus que la ville est en « grand pavois ».
Plus généralement, on relèvera le nombre de plans : 75 pour 06’10’’, ce qui indique une durée moyenne de presque 5’’ par plan. Un tel calcul est cependant erroné : il faut plutôt tenir compte des accélérations et des ralentissements dans le montage, accélérations et ralentissements liés aux mouvements dans le plan, aux mouvements du plan et à la durée du plan. On verra ainsi que le générique laisse le temps au spectateur de s’imprégner de la gravité de ce que les cartons lui disent, que la première scène – contemplative – est à opposer aux plans de liesse, qui s’accélèrent pour mieux traduire la ferveur du peuple allemand. Quant à Hitler, il est à la fois divinisé par les angles de prises de vue (rarement à hauteur d’homme) et rendu de plus en plus proche, de plus en plus protecteur dans la communion (sa main devient métaphore et métonymie). Mais le montage retenu par Leni Riefenstahl n’est pas seulement rythmique, il est aussi esthétique. On pourra certes dire que le rythme fait partie de l’esthétique cinématographique, mais il s’agit maintenant d’aborder plutôt la question de la composition des plans et de leur organisation dans le déroulé du film. Dès les prises de vue, Leni Riefenstahl a choisi le spectaculaire : à la prise de vue frontale, « à hauteur d’homme », elle a préféré la plongée et la contre-plongée, pour rehausser la stature du Führer. À l’homme providentiel, unique par essence, elle a voulu soumettre la foule des civils et des militaires par des plans d’ensemble, dans des cadrages toujours « pleins », en ne laissant pas de vide sur les côtés de l’image, ce qui accentue une impression de continuité dans le hors-champ. Mais le risque était alors de déshumaniser la foule, de la laisser dans son anonymat, et de réduire ainsi l’émotion qui en émanait. D’où le choix de prendre en gros plans, voire en très gros plans, certains visages et certaines attitudes (penser, par exemple, au rythme ternaire créé par les visages des trois petites filles), et d’ajouter le passage narratif de la mère présentant au Führer sa fille porteuse d’un bouquet de fleurs. Leni Riefenstahl s’est sans doute inspirée ici des plans d’Eisenstein, qui choisissait dans la foule des anonymes qui devenaient chez lui des « types » (bourgeois vicieux et corrompus, ou jeunes révolutionnaires dont la beauté révélait la santé morale, physique, et politique). Cette « rivalité » avec les cinéastes soviétiques se trouve aussi dans le montage, avec des plans qui se font écho, par la diagonale ascendante, par l’alternance détail/ensemble, Führer/foule, ou encore par la reprise ou la rupture dans les mouvements ou les angles de prises de vue. Tous ces éléments peuvent se retrouver dans l’analyse détaillée ci-dessus.
Un travail particulier peut être accordé à l’analyse du son : le bruit des moteurs, au début, nous situe dans l’avion d’Hitler. Puis, la musique wagnérienne nous renvoie à la gravité des cartons et à la mythologie germanique. Le survol des nuages, toujours en musique, ne laisse plus aucune place au son des moteurs. Le spectateur est alors totalement dans le flottement lié à la contemplation « mystique » que veut créer la cinéaste. La sortie des nuages, accompagnée du Horst Wessel Lied, nous ramène à la réalité, mais une réalité idéalisée : le chant d’Horst Wessel est celui des nazis, après avoir été celui des SA, et il renvoie à la lutte et au « martyre » du jeune Horst Wessel. L’arrivée sur terre et le déploiement du cortège sont accompagnés d’une musique spécialement écrite, qui mêle gravité et enthousiasme, force martiale et lyrisme. Les sons « d’ambiance » font alors leur réapparition, avec les clameurs de la foule, et les Heil nettement audibles. Il va donc de soi que, si prises de son direct il y a eu, ce son a été retravaillé, remixé, et sans doute déplacé ici ou là, ou complété par la postsynchronisation.
Bref, Jérôme Bimbenet a raison d’écrire : « Le film, monstrueusement brillant, organise la grammaire du cinéma de propagande sans renier ses influences (Eisenstein ou Lang)[19] ». Cela dit, Leni Riefenstahl n’a pas vraiment inventé cette « grammaire », qui remonte, au-delà de l’époque soviétique, à celle de David Wark Griffith (voir, par exemple, Naissance d’une nation – The Birth of a Nation – 1915), mais elle a su l’enrichir par ses moyens techniques et – hélas ! – son indéniable savoir-faire.
En guise de conclusion : une question importante et délicate. Qu’en est-il de la « postérité » des moyens mis en œuvre par Leni Riefenstahl ?
Le travail de « déconstruction » que nous avons voulu effectuer dans l’analyse qui précède se heurte à une question plus générale, question abordée par Laurent Jullier dans son article : « La postérité stylistique du Triomphe de la volonté et des Dieux du stade », paru dans la Revue de l’Institut des langues et cultures d’Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie[20]. Dans cet article, Laurent Jullier montre que le style de Leni Riefenstahl opère une « hybridation » entre un académisme démodé et des expérimentations typiques des années 20, « dont certaines ont désormais intégré le vocabulaire visuel dominant dans les arts et les médias[21] ». L’académisme se retrouverait dans la contre-plongée et le respect de la règle des trois tiers dans l’organisation de l’image, laquelle règle provient de la peinture classique, tandis que les « solutions formelles plus osées » ont été observées déjà ailleurs (nous l’avons dit plus haut) : par exemple, le ralenti (que l’on voit dans Les Dieux du stade) , les mouvements de caméra immersifs (la caméra est alors placée dans des endroits « impossibles » et effectue des mouvements métaphoriques qui traduisent les sentiments intimes des personnages, et ce, par un « biais kinesthésique »), le match cut (qui relie deux plans sur la base d’une ressemblance plastique entre le plan A et le plan B)… Tous ces procédés se retrouvent aujourd’hui dans les retransmissions sportives, dans les concerts de rock (voir, par exemple, les travellings arrière montrant la foule, comme l’a fait la prise de vue depuis l’arrière de la Mercédès d’Hitler), les jeux vidéo et les blockbusters d’action. Laurent Jullier parle alors de « contemporanéité rétrospective » du style de Leni Riefenstahl[22]. Où cela nous mène-t-il ? À quoi sert cette longue mise au point ? À ceci. D’abord, à l’instar de Laurent Jullier, évacuons la question de savoir si Leni Riefenstahl est un des précurseurs du style « postmoderne », tout simplement parce qu’« il est difficile de soutenir qu’une figure de style qui est techniquement la même, à cinquante ans de distance, reste cognitivement la même[23]. ». Par suite, et pour prolonger la réflexion de Laurent Jullier, nous devons nous demander si les élèves, et nous demander avec les élèves, non seulement s’ils sont sensibles à la fascination exercée par Triomphe de la volonté (ce que nous croyons possible), mais s’ils sont aussi sensibles au fait qu’ils sont sans cesse confrontés à des procédés techniques – répétons-le : dans les publicités, dans les clips, dans les jeux vidéo, dans les films d’action –qui ont été le point d’appui de films de propagande nauséabonds. En d’autres termes, les moyens employés il y a plusieurs dizaines d’années sont-ils devenus aujourd’hui inoffensifs, ou participent-ils du même danger, dans la mesure où ils ont essentiellement pour but l’immersion, la fascination, l’absorption diégétique, voire la décérébration ?
[1]https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000004299/hitler-vu-par-leni-riefenstahl-le-triomphe-de-la-volonte.html
La date du 4 septembre correspond sans doute au début des prises de vues du film. Le congrès lui-même s’est tenu à partir du 5.
[2] Paris, Éditions De Noyelles/Tallandier, 2015.
[3] Jérôme Bimbenet, op. cit., p.119.
[4] Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler, une histoire du cinéma allemand, 1919-1933, Lausanne, éd. L’Âge d’Homme, 1973, p. 346 – ou bien éd. Flammarion, coll. « Champs Contre-Champs », trad. de Claude B. Levenson, 1987, p. 346.
[5] Jérôme Bimbenet, op.cit., p 121-122.
[6] Ibid., p. 119.
[7] Universum Film AG, en abrégé « UFA » : société de production et de distribution cinématographique allemande fondée en 1917, au départ pour effectuer de la propagande politique et militaire.
[8] Jérôme Bimbenet, op. cit., p.121.
[9] La société des films sonores Tobis (en allemand Tobis-Tonbild-Syndikat) est une entreprise cinématographique allemande créée en 1927 à Berlin à l’arrivée du cinéma parlant.
[10] Munich, Zentral-Verlag der NSDAP/Franz Eher, 1935.
[11] « Photographe en chef du Führer », Je suis partout, journal n°199, 15 septembre 1934, p. 9, cité par Jérôme Bimbenet, op. cit., p. 299, note 39.
[12] Cinéma et histoire, « Critique des actualités », Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1993, p. 118.
[13] « Comment Berlin prépare la sortie d’un film à la gloire du Führer », 6 avril 1935, p.12, cité par Jérôme Bimbenet, op. cit., p. 300, note 59.
[14] 300 ans de cinéma, Henri Langlois, présenté par Jean Narboni, Paris, Cahiers du cinéma/Cinémathèque française/Femis, 1986, p. 123, cité par Jérôme Bimbenet, op. cit., p. 300, note 65.
[15] « Sous la croix gammée avec Leni Riefenstahl, la muse du cinéma hitlérien », Pour vous, n° 305, 20 septembre 1934, p. 8-9, cité par Jérôme Bimbenet, op cit., p. 129 et p. 300, note 52.
[16] Bruxelles, Ed. de Boeck, 2e édition, 2002, p. 80-81.
[17] Cité par Paul Virilio, Guerre et cinéma, Paris, éd. Cahiers du cinéma, 1991, p. 100.
[18] Omega Films, Arte, 1992.
[19] Jérôme Bimbenet, op. cit., p. 130
[20] ILCEA 23/2015, article mis en ligne le 09 juillet 2015 : http://journals.openedition.org/ilcea/3357
[21] Ibid., p. 3.
[22] Ibid., p. 5.
[23] Ibid., p. 6.