L’adaptation théâtrale de Si c’est un homme
La sensibilité de Primo Levi à la transmission orale, son goût pour le récit en présence d’interlocuteurs, présence physique et spirituelle à la fois, le prédispose à concevoir que ses nouvelles puissent être adaptées à la radio. Si l’écriture est pour lui un véritable laboratoire, il se sent prêt à de telles expériences. Bien que sa culture en matière de théâtre soit pauvre, il semble que l’idée même d’adaptation ou d’écriture dramatique lui ait été instillée dans l’esprit par quelques proches.
Le soir du dimanche 24 janvier 1964, la Canadian Broadcasting Corporation retransmet pour la première fois une version radiophonique de Si c’est un homme dont elle a négocié l’année passée, avec Einaudi, les droits pour une adaptation. À ce moment, Levi a bien accueilli la nouvelle, mais sans plus de joie. Il est encore pris dans l’effet très positif de la réception de La Trêve, ce roman picaresque paru en 1963 qui, racontant son retour du camp à Turin à travers l’Europe, a été le véritable tournant de sa reconnaissance[1].
L’enregistrement de la pièce radiophonique arrive sur son bureau peu après. Il lui tardait de l’entendre, car il avait su par Einaudi que la retransmission avait été un franc succès, au point qu’il avait fallu la rediffuser. Nombre des acteurs étaient des survivants qui avaient d’ailleurs eu du mal, se retrouvant sur un plateau, à entendre des voix de SS et même, pour certains, à devoir les jouer. Il n’en croit pas ses oreilles. À la stupéfaction succède l’enthousiasme. Deux heures trente, cette durée avait dû être une véritable épreuve pour les auditeurs qui découvraient, certainement pour la première fois sur les ondes, ce qu’avait été la terreur concentrationnaire nazie (effectivement, on ne se rend pas compte de l’importance décisive de ce texte dans la prise de conscience et la connaissance de la Shoah – l’Holocauste, comme on dit en Amérique – et des camps de concentration). Le standard téléphonique de la Canadian Broadcasting Corporation avait été débordé. Et pour la première fois, c’était avec son propre texte. Comme une révélation.
John Reeves avait particulièrement veillé à l’adaptation radiophonique du texte qui, par moments, prenait selon Levi la tournure d’une « méditation » parlée. Le tourbillon babélien auquel il tient tant pour restituer l’atmosphère déroutante du camp est scrupuleusement respecté au point de reproduire une quinzaine de langues, du yiddish à l’espagnol. L’expérience est forte, car, d’une certaine manière, sans y avoir lui-même retravaillé, Primo Levi découvre son propre texte… différemment, le même, mais autre deux fois. D’abord, parce que certains passages de son récit n’ont pas été gardés, ensuite, parce qu’il se trouve en position d’auditeur. Et c’est ainsi qu’une idée lui vient, adapter ce texte pour un public italien. Il conçoit cela comme une nouvelle aventure.
Levi est un homme de la parole, on sait que, après-guerre, il racontait son internement à qui voulait l’entendre et qu’il a toujours eu pour souci de maintenir une dimension orale dans son écriture. Pour cela, la radio lui plaît beaucoup. Alors, très vite, il propose à la RAI de Turin de diffuser une adaptation que lui-même va préparer. Le projet est accepté et aussitôt confié à Giorgio Bandini, metteur en scène de renom. On ne doit pas perdre de temps puisque l’émission serait diffusée le soir du vendredi 24 avril pour l’anniversaire de la Libération de l’Italie en 1944. Un autre facteur, relativement périphérique, assure le succès de l’entreprise : durant ces années 1960, les grandes pièces radiophoniques sont en vogue. Les transistors, succédant aux Radios, deviennent des objets de consommation à la fois prisés et de plus en plus accessibles. Levi qui apprécie toutes les trouvailles technologiques (ou simplement « techniques ») considère qu’il est opportun de mettre le témoignage à disposition des auditeurs pour toucher ainsi un vaste public. Le devoir de mémoire, même si cette expression lui est bien postérieure, doit s’imposer.
Comme pour la version de la Canadian Broadcasting Corporation, la reconstitution authentique est une des conditions. « Le plus fidèlement possible », indique Levi dans les pages d’introduction du tapuscrit de la pièce (ce manuscrit est destiné aux acteurs pour qu’ils apprennent leur texte ; si l’on va consulter le document aux archives de la RAI, on notera qu’il porte la mention « Novita’ assoluta »). Il travaille et réécrit son texte, se servant de la version canadienne comme guide. Il ne s’est jamais livré à ce genre d’exercice qui n’est pas une amplification et un réajustement, comme ce qu’il avait fait de la première à la seconde version de Si c’est un homme. C’est une réduction. En italien, plutôt qu’adaptation, on dit réduction théâtrale, riduzione, car du narratif au dramatique le texte raccourcit toujours.
S’appuyant sur la version canadienne et fort d’en avoir apprécié la pertinence à partir de la bande-son, il insiste dans ces mêmes pages introductives, sur la « confusion des langues comme élément fondamental du mode de vivre dans les camps allemands ». Avec Giorgio Bandini, ils travaillent de concert pour imaginer la mise en ondes. Il faut penser à la sonorisation (la plupart des scènes doivent être jouées en extérieurs) et aux acteurs (des rôles très spéciaux). Pour les extérieurs, c’est réglé. La réalisation aura lieu à Brozolo, petit village sur les hauteurs de Turin d’environ 500 habitants. Pour les acteurs, l’affaire semble simple, au début.
Bandini recrute un certain nombre d’acteurs non professionnels, parmi lesquels un industriel polonais qui parle correctement le yiddish. La plupart habitent Turin. Dans cette troupe en partie improvisée, quatre Allemands font preuve de talent pour crier sur les déportés et les agonir d’authentiques jurons SS. On apprend vite qu’ils avaient servi dans la Wehrmacht et combattu les partisans en 1944. Les rumeurs vont bon train. Levi est très mal à l’aise. Certes, ils interprètent un rôle ingrat, mais ils sont regardés avec beaucoup de méfiance de la part de tous ceux qui se sont engagés dans le spectacle. En 1964, dans ces petits villages, on se souvient encore de la terreur semée par l’Armée allemande (pas seulement les SS) à l’heure où elle refluait vers le Nord devant l’avancée des Alliés, harcelée sur ses arrières par les partisans. Combien d’Oradour ont-ils alors commis dans le Nord de l’Italie ? « C’est vrai, moi-même je ne peux échapper à cette suggestion. Désolé, mais ils me sont antipathiques sans culpabilité. Ils suscitent des souvenirs et des réactions que je ne peux dominer », confie Levi à Mirella Appiotti, jeune journaliste à La Stampa, venue le surprendre sur les collines de Brozolo quelques jours avant la diffusion, au moment de la réalisation générale. Cet échange est publié la veille de la transmission dans l’édition du soir (Stampa sera) sous la forme d’un entretien avec pour titre « Sur la colline turinoise résonnent les voix du Lager d’Auschwitz ».
Toute la troupe (d’acteurs) est présente sur les lieux. Autour d’elle, avec elle et de tous points d’où il est possible de voir ou d’entendre quelque chose, les habitants du village et des alentours se tiennent postés. Parmi les acteurs, aucun n’est vraiment informé de ce qui s’est passé dans les camps nazis, on sait que c’était terrible, que la plupart ne sont pas revenus. Le temps est encore frais. La grand’ place est en partie coupée par des rails sur lesquels circule un charriot avec les micros, comme s’il s’agissait d’un tournage. On entend parler yiddish, français, allemand, espagnol… Pikolo (le déporté Jean Samuel qui a ce nom dans le chapitre « Le chant d’Ulysse » de Si c’est un homme) est interprété par un acteur du nom de Pieralberto Marchésini, qui se fait appeler « Marché », son nom d’acteur. Il joue le rôle principal d’Alberto (Alberto, c’est celui qui accompagne Aldo correspondant à Primo Levi dans la pièce).
Un soir, des chuchotements, des murmures. Que se passe-t-il ? C’est Primo Levi, Primo, c’est lui. L’auteur est effectivement là. Il avait voulu se rendre à Brozolo pour assister en direct à cette générale, il est d’ailleurs très amusé de se retrouver avec des comédiens. Il est aux côtés de Marché, au moment où la scène de l’arrivée du train à Auschwitz est enregistrée. Ils échangent quelques mots. On le regarde comme un saint. Même si le paysage piémontais n’est en rien comparable à celui de la Petite Pologne, région où se trouve Oświęcim, tout semble là, saisi par le son : le bruit du train, les portes, le grincement des freins sur les rails. Les projecteurs.
Alors Marché lui demande s’il n’est pas effrayé de ce qu’il éprouve… Levi répond qu’effectivement, il ne peut demeurer complètement indifférent. À ce moment précis, Marché pense lui suggérer d’en faire un spectacle pour le théâtre. Lui qui veut témoigner, il y a bien là l’occasion de s’adresser au public. Directement, non par le biais de conférences ou de tables rondes, ou de « discours ». Non pas à des lecteurs, l’un après l’autre, mais à des spectateurs ensemble, réunis. Une tout autre situation testimoniale. Leur donner à voir ce qu’ils ne peuvent imaginer et à quoi, pense Marché, la radio ne fait que répondre partiellement.
Lorsque Marché soumet cette idée à Primo Levi, celui-ci lui répond catégoriquement par un non ce n’est pas possible. Je ne comprends rien au théâtre. En plus, ce texte a été changé de nombreuses fois, « il a trop changé de peau, il a été cuisiné à trop de sauces[2] », lui dit-il [ces expressions lui plaisent, sérieuses et légères à la fois, il les reprend dans sa préface à l’édition dramatique que publie Einaudi en 1966]. L’adaptation pour la radio Canadienne s’est faite avec son consentement – il en a été ravi – de là, il s’est lui-même entraîné à faire celle pour la RAI. Mais cette histoire de pièce de théâtre est tellement délicate. Imaginons que le public se lasse et il aura été l’artisan de ce contre quoi précisément il s’est dressé en 1955, de ce pour quoi il est devenu un témoin à part entière devant la société (bien plus que devant le « tribunal du monde » !). Et puis, le théâtre fait peur. C’est un métier que l’on ne peut bien pratiquer sans le connaître bien.
Le passage du son d’une adaptation radiophonique à l’image vivante est une tout autre affaire. D’autant qu’avec Si c’est un homme d’autres questions se posent, s’imposent d’emblée à la conscience de Primo Levi. Comment montrer la violence ? Va-t-on imposer des images ? Et les corps, que faut-il en montrer ? Comment faire figurer des déportés dont la dégradation physique est en soi une atteinte à leur dignité ? Leurs costumes doivent-ils être les mêmes que ceux que portaient les déportés d’Auschwitz ? Et les décors ? Quel réalisme ? Quoi raconter ? Comment contenir l’émotion et faire de telle sorte qu’elle ne court-circuite pas le jugement, qu’elle ne laisse pas le spectateur sidéré, bouche bée, mais au contraire l’encourage, l’incite, le stimule. Les spectateurs pleureront-ils ? Quel souvenir en garderont-ils ? Et s’ils n’en gardaient aucun ? Sans le savoir Levi se pose les mêmes questions que Charlotte Delbo quand elle adapte le premier volet, Aucun de nous ne reviendra, en 1971, de sa trilogie Auschwitz et après. Secrétaire et élève de Jouvet, femme de théâtre dont l’œuvre dramatique prolonge ses textes testimoniaux, elle est ramenée par la réalité même de la représentation de la violence concentrationnaire aux questions qui perturbent Levi. Mais en tant que femme de théâtre, elle trouve des dispositifs et des contraintes capables d’y répondre. Pour Levi, les réponses ne sont pas simples et le dépassent même dans un premier temps.
Et puis il redoute que le théâtre soit un business. Ce à quoi Marché lui rétorque cela n’a rien à voir : « si vous ne voulez pas de l’argent, vous n’avez qu’à le donner aux familles de ceux qui ne sont pas revenus ! C’est le témoignage qui est très important. » Levi refuse. Marché continue à insister, il revient le voir. L’écrivain, irrité, lui répond : « si vous voulez le faire, faites-le vous-même ! » Marché s’en sent incapable – n’ayant, heureusement pour lui, malheureusement pour Levi, pas vécu cette expérience, qui n’est pas une expérience « normale ». Alors Levi lui suggère : « pourquoi n’essayez-vous pas, vous. Et vous venez, vous me faites lire ce que vous avez commencé à écrire et on verra, on en discutera ». Marché s’y risque. Il écrit un peu, quelques pages et rend visite à Levi pour les lui présenter. Cet essai ne lui convient pas du tout. Mais Marché tient à son idée et il a senti qu’il pouvait le faire changer d’avis. Levi n’est pas homme à le prendre de haut, à le congédier – et puis, malgré la crainte, il est possible que cette démarche ne lui déplaise pas. Une expérimentation. Ainsi, régulièrement, Marché lui rend visite pour lui soumettre ses propositions de textes et Levi se laisse prendre au jeu. Alors, il corrige, amende, ajuste petit à petit entraîné dans le travail d’une nouvelle écriture qu’il prend en main alors qu’il ne l’avait pas souhaité.
La réécriture comme expérience
Il faut réordonner les chapitres (certains ne trouvent plus leur place dans un enchaînement dramatique qui répond à d’autres contraintes que la succession du récit). La temporalité n’est pas la même entre un récit et une pièce de théâtre. Si c’est un homme n’étant pas astreint à une stricte chronologie, la réorganisation des chapitres est, pour Levi, comme un puzzle ou un jeu de mécano. Ça lui plaît bien. On défait tout et l’on recommence. Le chapitre « initiation » désormais ne va plus tenir qu’en quelques lignes et Steinlauf, l’officier qui lui avait donné une leçon d’hygiène, s’est définitivement fondu dans la masse anonyme des déportés. Ziegler dans le récit deviendra « 018 » dans la pièce, celui qui, avant d’être envoyé au gaz après la grande sélection d’octobre demande sa double portion : ne pas mourir le ventre vide, comme il a survécu durant ces derniers mois. Il faut concentrer les échanges en langues étrangères, cela devrait faire de l’effet sur les spectateurs. Lorenzo devient Pietro. Les scènes sur lesquelles il est nécessaire de mettre l’accent sont la sélection à l’arrivée du train, le travail sur le chantier, l’infirmerie, l’examen de chimie, la pendaison, la sélection dans le bloc…
« Turin – 15 juillet 1964 », une première esquisse manuscrite est établie.
Un jour, Primo Levi propose à Pieralberto Marché qu’ils arrêtent de se vouvoyer. Travaillant ensemble, le « tu » est désormais de circonstance, d’autant qu’en italien, n’ayant pas une connotation aussi familière qu’en français, il est assez courant de l’utiliser. Alors Marché lui dit : « écoute, monsieur Levi, on va faire un pacte. Si à la fin, ce qui est écrit n’est pas en accord avec ton livre ni avec toi-même, alors fais-en ce que tu veux, jette-le à la poubelle. » Certainement Marché bluffe en partie, puisque le travail se fait maintenant à deux. Et Levi n’est pas dupe – Marché le sait –, ils sont embarqués tous deux et atteindront le but ensemble.
Une fois le texte recomposé, d’autres problèmes de transcriptions apparaissent. Marché constate qu’aucun comédien ne peut dire certaines pages du texte de Si c’est un homme comme une réplique. Comment faire avec les poèmes, par exemple ? Ils réécoutent certains passages de la version radiophonique. Comment restituer ces passages où ce ne sont pas des personnages qui parlent individuellement, qui dialoguent, ou bien des actions qui se déroulent ? Lorsque ce n’est pas le narrateur, mais un Nous, le nous de la communauté des déportés qui encaissent les coups, qui marchandent pour survivre, qui se débrouillent ou se bousculent, qui tombent malades et agonisent, et dont les plus malades, les Muselmänner, sont sélectionnés, quelle forme donner à ce Nous ?
Marché suggère de faire un chœur. Levi réagit promptement. « Un chœur, vous êtes fou ? » – Marché considère qu’avec le chœur, ce n’est plus le témoignage de quelqu’un, d’un rescapé, mais le témoignage d’un peuple. Il s’obstine (il en a pris l’habitude) et prépare une version écrite de ce que pourrait être un chœur adapté à la pièce. Un soir de l’hiver 1965, lorsque Levi lit cette version, il est convaincu. Il s’étonne de la beauté du texte, Marché lui répond tout simplement : « mais c’est ton propre texte ! » Les passages destinés au chœur qui ont été mis de côté devant les doutes de Levi sont alors repris et transcrits comme tels. Entre-temps, Levi entend parler de L’Instruction, la pièce de Peter Weiss, et se sent soutenu dans son projet. Mais contrairement à lui, Weiss est un véritable dramaturge.
Il avait dit à Mirella Appiotti, lorsqu’elle était venue le rencontrer à Brozolo, qu’il fallait résoudre deux difficultés majeures pour réduire Si c’est un homme à un « spectacle » : rendre possible la mise en onde d’un long monologue constitué en grande partie d’un soliloque ; et recréer l’atmosphère concentrationnaire. Primo Levi participe activement à concevoir les dispositifs scénographiques, dessinant les costumes et les châlits. Il ne pense pas encore à ce que pourraient être les décors des scènes, simplement, il faudrait que ce ne soit ni trop chargé, ni trop concentrationnaire, pas de barbelés, pas de miradors… Chaque phrase est ajustée à la diction de l’acteur, là, l’expérience de Marché, comédien professionnel, est essentielle. Le manuscrit porte tantôt des annotations de Marché, tantôt de Levi. Certaines pages sont couvertes par les corrections des deux.
Arrive un moment où, la conception avançant, la fragilité de cette réécriture apparaît évidente à Primo Levi : selon les options du metteur en scène, ces pages peuvent exprimer des messages sensiblement différents. Un manuscrit n’est pas exposé de cette façon à un destin sur lequel son auteur n’a plus guère de prise et qui, de surcroît, se donne à voir en public, au public.
Quelle garantie Marché peut-il bien donner à Levi que son texte ne sera pas dénaturé par le metteur en scène ? Il n’a aucune influence sur les metteurs en scène ou les directeurs de théâtre. Levi sait que l’expérience de l’écriture n’est pas seulement une expérience d’imagination, d’ajustement au réel, et de transmission (ou plutôt, avec ses mots, de « communication »), mais de réécriture. La véritable expérience littéraire se tient là, à la réécriture. Pour lui, la question n’est pas de devenir un Auteur, avec ce A majuscule élevé à hauteur de notoriété par presse, radio et télévision, e tutti quanti. Il s’agit de préserver la valeur testimoniale de son texte pour ceux dont il porte la parole, que les morts ne soient pas trahis et que les vivants s’y retrouvent. Vis-à-vis des morts comme des survivants, il s’agit de dignité. Et cela, il en ressent très fortement la responsabilité. Il faut qu’il maîtrise le mieux possible le devenir de son œuvre.
D’abord, la pièce va s’ouvrir avec un personnage qui aura pour rôle « l’Auteur », celui-ci donnant une sorte d’avertissement sur les risques que la terreur revienne – après les nazis. Puis, Aldo jouera le rôle de guide, un Virgile, circulant à travers la pièce tout entière pour y emmener les spectateurs. Aldo est, pour Levi, une forme de double qui doit contrôler sur scène le déroulement de la pièce. C’est lui qui, discrètement derrière le personnage, conduira les spectateurs à travers les labyrinthes du temps et de l’espace scéniques pour leur faire découvrir et comprendre l’univers concentrationnaire, rassemblé en quelques tableaux.
Un autre moyen, classique au théâtre, pour ne pas perdre la maîtrise de son projet est d’introduire de nombreuses didascalies afin de restreindre la marge de liberté du metteur en scène. Cette contrainte était nécessaire pour préserver la mémoire. Dans la version radiophonique, il n’y avait pas eu ce problème de didascalies, car cette version était restée sous contrôle. Levi avait travaillé avec Bandini et l’enregistrement avait été fait une fois pour toutes, avec la marge du montage. Le théâtre, c’est chaque fois le direct du vivant dont les metteurs en scène peuvent opter pour des options dramatiques, esthétiques, politiques très différentes. Le risque de dénaturer la pièce est là. Levi, vigilant, y pense.
S’il y a, dans cette réécriture, une part que Levi impose, c’est bien celle des didascalies. Marché, se lançant dans cette aventure avec un homme qui l’impressionne, est prêt à faire des concessions et à se laisser guider par lui. À ne pas essayer de lui imposer des originalités qui le mettraient mal à l’aise. Levi l’impressionne plus parce qu’il est revenu d’ailleurs que par sa personnalité et sa manière d’être. Qu’il soit revenu, survivant, du monde des morts avec toute la fascination mythique que cela comporte, lui plaît énormément.
Ainsi, Levi place de nombreuses indications dramatiques et scéniques. Chaque changement de scène n’est pas indiqué comme tel, mais par un jeu de l’éclairage donnant par là même un rythme spécifique aux actions. Le déroulement des scènes est conditionné par le jeu de lumière et d’obscurité. Il n’est pas un événement qui, comme le veut la prescription, ne soit précédé ou suivi par l’éclipse ou l’advenue du visible sur scène. Le procédé des didascalies comme ordre donné au metteur en scène par un auteur méfiant est poussé à l’extrême. Une page, une page et demie de didascalies. N’est-ce pas trop ? se demande Marché.
Il faut être certain que le message de la pièce ne puisse se perdre. Sous aucun prétexte, car c’est de la mémoire des disparus qu’il en va. À prendre, ou à laisser. Si la pièce n’a pas lieu, tant pis.
D’ailleurs, si, le chœur convient à Levi, c’est qu’il concourt aussi à maîtriser le contenu de la pièce, pratiquement élevé par la présence même d’un chœur à hauteur des pièces antiques du théâtre grec. Avec son chœur, l’adaptation de Si c’est un homme relève d’un tragique qui indiquerait la direction où le terrible a eu lieu et, à la fois, l’inquiétude qu’il ne se répète. Forte préoccupation de l’époque pour les rescapés : la terreur va-t-il revenir ? Formellement, le chœur dans Si c’est un homme serait à la fois un chœur antique ajusté à un chœur médiéval – écho à Dante – et un chœur prébrechtien. À la différence du chœur classique qui compte généralement quatorze membres, ici il y a six hommes et six femmes prononçant chacun une phrase différente du récit – ou d’un poème. Les vers du poème Shemà passent ainsi, un par un, par les douze voix chorales.
Le chœur comme instance collective constitue le système de référence de la pièce qui vient cadrer, avec Aldo (représentant l’auteur dans le récit), les informations et préserver le texte d’éventuelles confusions. En ce sens, sa voix est une présence qui se fait expression de la résistance contre la barbarie, de même que l’expression de la voix chorale se fait présence résistante contre la violence concentrationnaire et génocidaire nazie. C’est la force humaniste de la pièce qui s’exprimera. Alors que tous les déportés, individuellement, sont fragiles et exposés à la déchéance et à la mort qui, tour à tour, leur sont promises, le chœur, lui, ne fléchit pas.
Ne pas fléchir devant la violence. Voilà maintenant que se pose le problème de l’émotion que la pièce va susciter chez le spectateur. Marché sait ce que signifie la présence directe des spectateurs et il sait combien la sensibilité de la salle se perçoit sur scène. Et le corps. Pour Levi, non seulement l’émotion sur scène est une question qui l’inquiète, mais en plus, elle engage le corps. Par définition, par tradition, consubstantiellement même, le théâtre est la scène où le corps de l’acteur et, si l’on peut dire, le corps de l’intrigue (l’enchaînement des actions) existent en trois dimensions. Le théâtre est incarnation, spectacle vivant, dit-on. Or, pour lui, l’écriture a été jusque-là une façon de se dégager du corps, qui l’effraye tout autant que la présence, la confrontation et le jugement des spectateurs.
Que faire aussi des SS ? Autre problème. Levi se souvient du malaise causé par ces Allemands, ex-soldats de la Wehrmacht sur le front italien, qui vociféraient leurs ordres et leur insanité durant la pièce radiophonique. Ils ne doivent pas être présents sur scène, on ne doit pas les voir. C’est ainsi que les SS ne seront que des voix, généralement diffusées par haut-parleurs, de vagues silhouettes, guère plus. Il faut noter cela. Là encore, Charlotte Delbo rejoint Levi. Aucun SS n’est visible dans Qui rapportera ces paroles ?Plus encore, lorsqu’une déportée est battue à mort par des Kapos au simple prétexte qu’elle a tenu tête à l’une d’elles, le spectateur ne voit rien de la scène, celle-ci est racontée par une déportée. La traditionnelle division entre ce que l’on montre et ce que l’on raconte (le showing / telling anglosaxon) acquiert ici une étonnante acuité – et rappelle également que la représentation de la violence est à l’origine même du théâtre. Le chœur a cette fonction, il raconte pour éviter de faire voir et laisse l’imagination du spectateur donner corps aux paroles proférées.
Comment transcrire le chapitre qui, dans son récit, est consacré à la pendaison du complice des Sonderkommandos ? C’est un moment important. La violence de l’acte doit être encore plus exemplaire et pédagogique dans la version dramatique que dans son récit qui, pourtant, avait été construite dans ce but. Elle doit faire comprendre à quel point les déportés étaient humiliés dans leur humanité même en étant contraints d’être régulièrement des spectateurs, ne pouvant rien faire d’autres que de regarder les exécutions. A fortiori ici il s’agit de celle d’un mutin. La scène se déroule suivant un rythme impassible jusqu’à ce que le condamné interpelle ses spectateurs en leur criant : « Compagnons, je suis le dernier » en allemand. Sur les quatre pages qui couvrent la scène, trois sont occupées par le chœur et les didascalies. Levi craind que ne lui échappe un moment aussi important pour comprendre ce qu’est Auschwitz. Il modifie un peu le texte entre son récit et son adaptation et ajoute quelques informations dans celle-ci. Depuis son texte paru en 1946 dans Minerva medica[3] où il les décrivait comme d’infâmes criminels, il s’est documenté sur la condition de vie des Sonderkommandos et les décrit maintenant comme des hommes « robustes et bien nourris ». Celui qui sera pendu est présenté comme un de leur complice. C’est la scène de violence la plus démonstrative. Elle est extrêmement bien orchestrée. Elle a été particulièrement répétée. Le SS, sans être sur scène, donne l’ordre : le Kapo enlève le tabouret.
L’orchestre commence à jouer Rosamunda. Levi a encore cet air de Polka en tête et il y revient à plusieurs reprises dans son texte – répétition morbide, scansion du quotidien. L’économie de l’émotion est précise (et la répétition y participe). Il faut, pense-t-il, réduire la violence visible et privilégier les rapports de solidarité entre déportés. Ce n’est pas seulement là, pour lui, une façon de restituer par et dans le geste testimonial la dignité des disparus, c’est aussi une voie supplémentaire, différente des précédentes, pour garder le contrôle de ce qui lui échappe et qu’il craint. La maîtrise de la pièce va de pair avec la transmission du message testimonial. L’une ne va pas sans l’autre, et réciproquement. Retravaillant son texte, il relit sa version de 1958 à laquelle il avait ajouté de l’émotion, notamment le triste et exemplaire épisode de la petite Emilia[4]. Là, maintenant, avec cette seconde réécriture – la troisième version du texte – il s’agit encore de modifier son propos. En retirer l’émotion, y ajouter des formes très raisonnées de relations entre détenus. De même, Dante disparaît quasiment, comme s’il fallait, y compris du côté des références culturelles, diminuer le nombre d’images. Quelque chose ne fonctionne plus, et ce quelque chose touche à l’impossibilité de représenter la violence exterminatrice.
Par ailleurs, Levi a la volonté d’actualiser son propos pour que le spectateur se sente concerné dans son actualité même. C’est pourquoi, dès l’ouverture de la pièce, il décide de lancer un appel à la vigilance contre le racisme qu’il n’avait pas prévu dans les versions de 1946 et de 1958. C’est pourquoi il maintient également de nombreuses langues étrangères dans la pièce confrontant les spectateurs à l’étrangeté même de mots, d’ordres et de phrases qu’ils ne comprennent pas. Pourtant, comme en contraste, Levi met plus en évidence encore que dans son récit les solidarités qui se tissent entre détenus. Ceux-ci sur scène iront souvent de pair, l’un, expérimenté, aidera un nouvel arrivant. Adler explique à Aldo combien il est dangereux de négliger ses chaussures (cela était présent dans les versions précédentes, mais, par le truchement de la mise en scène, il s’agit de rendre plus évident encore non seulement le danger, mais l’entraide). Schmulek tend sa cuillère à Walter qui la donne à Aldo, car Schmulek va mourir et il n’en aura plus besoin.
Ainsi, face à la confusion babélienne, la pièce oppose avec force une éthique de la communication et de la solidarité que Levi affirme plus qu’il ne l’avait fait, alors que son imagination est mise à l’épreuve de penser les effets que produira une écriture en scène.
C’est là un véritable tournant moral de sa réécriture qu’il assume seul. Il choisit pour préserver la portée testimoniale de son œuvre – qui n’est pas son œuvre, bien sûr, mais l’œuvre porte-parole de la communauté de déportés victimes du nazisme – d’accentuer des comportements et de retenir des situations qui, certes, existaient, mais qui n’en étaient pas moins éphémères au regard de la violence interpersonnelle instituée au camp, instituée par le camp, cette violence qui était le camp. Le théâtre est un moment décisif, contrairement à ce qu’il avait initialement pensé, pour la pensée du témoignage qu’il a pour souci de développer. Il imagine le spectateur, il pense à cette responsabilité du témoin dont le spectacle et la parole vont saisir le spectateur. Là, Levi réagit véritablement comme un témoin d’envergure publique, avec une mission, pour ainsi dire, sociale et culturelle.
Mais il perçoit bien vite l’ampleur du dilemme : d’une part, l’éloignement de l’expérience est le prix à payer pour une orientation qui privilégie la communicabilité et, ce faisant, la constitution d’exemples, de modèles éthiques, d’autre part, c’est tout ce qu’il nommera la « zone grise » qui est alors rejeté hors du témoignage comme si elle était son impensé. Nombreux d’ailleurs sont les déportés qui répugnent à en aborder la question ; Delbo n’en dit rien dans sa pièce comme s’il fallait ne témoigner que du meilleur de l’être humain en situation d’anéantissement.
NOTES
[1] En effet, non seulement il obtient le prix Campiello, le 4 septembre 1963, mais le succès de La Trêve est aussi décisif pour la promotion de Si c’est un homme qui, paru 5 ans auparavant, commence à être relegué à l’arrière plan. Voir Philippe Mesnard, Le Passage du témoin, Fayard, 2011.
[2] Ecouter l’entretien avec Pieralberto Marchésini dans ce dossier.
[3] Cf. Primo Levi et Leonardo De Benedetti, « Rapport sur l’organisation hygiénico-sanitaire du camp de concentration de Monowitz pour les Juifs », Présentation et appareil critique de Philippe Mesnard, in Rapport sur Auschwitz, Kimé éditions, 2005.
[4] Cf. Philippe Mesnard, Le Passage du témoin, op. cit., p. 227-228.