For more than a decade, urban investigation routes called metropolitan trails have been created in numerous cities. Most of them, which can be several hundred kilometers long, invite to reflect on the everyday life of our contemporary cities. They are conceived as cultural infrastructures, artistic works, urban planning operations or research axes. In Sarajevo, the architect Darine Choueiri has been developing a pathway since January 2022 that allows people to walk back through the city’s wartime school system and the urban forms of the former Socialist Federal Republic of Yugoslavia. Keywords: metropolitan paths, war of breakup of Yugoslavia, urban forms, wartime school.
Entretien avec Darine Choueiri mené par Jordi Ballesta par courriel entre le 6 janvier et le 11 février 2023.
Milan, Bordeaux, Londres, Marseille, Paris, Liège, Cologne, Istanbul, Athènes, depuis plus d’une décen- nie des itinéraires d’investigation urbaine nommés sentiers métro- politains sont créés dans ces villes et d’autres. Ils atteignent pour la plupart plusieurs centaines de kilomètres et visent à réfléchir à l’ordinaire de nos villes contemporaines. Ils sont pensés comme des infrastructures culturelles, des œuvres artistiques, des opérations urbanis- tiques ou des axes de recherche. À Sarajevo, l’architecte Darine Choueiri développe depuis janvier 2022 un sentier qui permet de revenir en marchant, d’une part, sur l’organisation scolaire de la ville en temps de guerre, d’autre part, sur les formes urbanistiques de l’ancienne République fédérative socialiste yougoslave. Nous l’avons questionné à ce sujet.
Vous êtes architecte, d’origine libanaise et vous avez habité depuis plusieurs années à Sarajevo, ville où vous concevez le sentier métropolitain Sarajevo, Schooling Undersiege. Pouvez-vous nous raconter les origines de ce projet ?
Darine Choueiri : Elles sont personnelles et circonstancielles. Je suis architecte-urbaniste et je change de ville presque tous les trois ans. J’ai toujours aimé la recherche, les cartes, les écrits sur la ville, et marcher. En 2009, j’avais partagé une marche urbaine à Beyrouth avec un ami et artiste-marcheur, Jean-François Pirson, qui donna lieu à une publication (Pirson), mais jusque-là marcher n’entrait pas en résonance avec ma pratique d’architecte. Arrivée à Sarajevo, j’ai souhaité travailler sur un projet personnel faisant le lien entre ville, marche, écrit et carte ; je venais aussi de découvrir l’exposition « L’art des sentiers métropolitains » présentée au Pavillon de l’Arsenal en 2020, ainsi que le livre La Révolution de Paris (Lavessière).
Ce faisant, ne connaissant pas Sarajevo, j’ai eu l’idée de concevoir un sentier métropolitain – idée qui s’est avérée très ambitieuse et surtout inconcevable sans une importante participation locale. Dans cette perspective, j’ai découvert The Heroes of Treća Gimnazija du pédagogue américain David M. Berman qui, s’étant rendu plusieurs fois à Sarajevo, décrit comment, durant les quatre années du siège (1992-1996), l’enseignement a pu être poursuivi grâce à une organisation en réseau de « points » (punkts) – c’est-à-dire de lieux situés en dehors des bâtiments scolaires et jugés sûrs pour faire la classe en temps de guerre. Ce livre est ponctué de témoignages des professeurs du Treća Gimnazija (troisième lycée) et mentionne les marches faites par ces enseignants pour rejoindre les punkts, alors que cette école était située sur la ligne de front, du côté des territoires contrôlés par l’armée bosniaque, et que les punkts, eux, étaient disséminés dans les quartiers alentour. J’ai également trouvé dans ce livre un écho à mes années d’école au Liban, quand mon pays était secoué par des guerres civiles provoquant, contrairement à Sarajevo, des interruptions de scolarité. Je suis arrivée à la conclusion que cette organisation sarajévienne était liée à la forme de la ville elle-même, à une structure sociale héritée de l’époque yougoslave (les Mjesna Zajednice MZ, communautés locales autogérées par les « travailleurs et citoyens » [Tomac]) ainsi qu’à la durée du siège long de quatre ans sans interruption.
C’est ainsi que le projet a commencé, avec quelques croquis dessinés me permettant de situer les punkts et d’autres lieux identifiés dans ce livre, suivi par des premières rencontres, puis des marches partagées avec la directrice et les professeurs qui exerçaient à Treča Gimnazija durant le siège et que mentionne Berman. Peu à peu le projet est devenu plus complexe et a mis l’accent sur le paysage qui défile en traversant la ville, et en particulier sur les quartiers socialistes. Ceux-ci ont été développés au-delà du centre historique et combinent habitats, écoles, commerces et parfois unité de production énergétique. J’ai également réussi à présenter l’exposition « L’art des sentiers métropolitains1 ». En revanche, je n’ai pas rencontré de la part des Sarajéviens un véritable désir d’implication pour réaliser un sentier d’une telle envergure.
D’ailleurs, d’ordinaire, les sentiers métropolitains sont conçus par un habitant ou un groupe d’habitants. C’est le cas à Marseille, Milan, Londres, Cologne, Athènes et partiellement à Paris. Comment Sarajevo, Schooling Undersiege vous a-t-il permis de davantage habiter le Sarajevo contemporain et à quel point vous a-t-il permis d’investir son épaisseur historique et son étendue géographique ?
C. : Je trouve que, dans l’idéal, la conception des sen- tiers métropolitains doit inclure la vision de ceux qui ne sont pas habitants, ceux qui perçoivent pour la première fois le paysage urbain en question. Je pense que leur regard extérieur peut déceler des traits, des pratiques, etc., qui s’estompent avec le quotidien. Malgré la barrière linguistique, ma méconnaissance initiale de la ville et le manque de partenaires locaux…, je pense avoir développé une lecture précise et non biaisée de la ville. Sarajevo, Schooling Undersiege m’a permis d’aller dans les parties de la ville qui ne bénéficient ni de l’attention ni de la valorisation que connaissent les centres de l’époque ottomane puis austro-hongroise. Et ces parties méritent à mon sens d’être documentées pour une lecture complète de la ville.
L’histoire de Treća Gimnazija m’a permis fortuitement de tracer un itinéraire qui parcourt les étapes successives de l’urbanisme sarajévien. Il commence dans la partie la plus récente de la ville socialiste, car un des points de départ du sentier se situe dans le quartier d’Olimpjiski Selo (le village olympique construit pour les Jeux de 1984), au niveau de la maison d’une des professeurs de Treća Gimnazija et le point d’arrivée est localisé en plein centre austro-hongrois, au niveau du bâtiment de l’école JUSŠ PPVUD2. C’est dans cette école que Treća Gimnazija a déménagé entre 1992-1994, avant de revenir à proximité du Novo Sarajevo, son quartier d’origine, et de s’installer dans les locaux de l’école OŠ Hrasno, pour alors réintégrer la totalité de sa commu- nauté lycéenne (voir carte). Une simplification de ce périple a été nécessaire pour tracer un sentier qui permette parallèlement de découvrir les quartiers résidentiels socialistes construits entre les années 1950 et 1980, de part et d’autre de la rivière Miljacka. Nous avons peu de renseignements sur toutes ces opérations urbanistiques, leurs concepteurs et les entreprises de construction qui les ont réalisées. Seul un livre informe sommairement leur histoire (Aganović) et j’en ai été étonnée, car ils représentent une grande partie de la ville, à un moment clé où la conception de l’espace public, du logement et de leur socialisation obéissait à des idéaux de vie urbaine pour partie nourris par les préceptes de l’architecture moderne. En résulte des communs généreux, notamment pour ce qui est des espaces verts, qu’on peut difficilement trouver au cœur des villes d’Europe occidentale. C’est également un moment unique de planification, alors que les extensions postérieures, situées sur les collines et montagnes alentour, ne sont régies par aucun plan et connaissent de nombreuses constructions illégales.
In fine, Sarajevo s’étire le long d’une plaine étroite qui contraint les extensions urbaines et invite à lire la ville linéairement, en longeant la rivière Miljacka et en traver- sant successivement les parties ottomane, austro-hongroise et socialiste. Comprendre l’histoire de la ville à partir de cet acte héroïque de poursuivre l’enseignement pendant que la barbarie de la guerre se déchaînait hors des murs de la classe est très touchant pour moi. C’est aussi vouloir comprendre l’histoire urbaine de la Yougoslavie et ses développements en Slovénie, Serbie, etc., à une époque où les architectes se déplaçaient dans le territoire de la fédération.
Dans quelle mesure ce projet vous a-t-il permis d’instaurer des expériences urbaines partagées avec des habitants – citadins de Sarajevo –, des expériences donnant voix aux mémoires urbaines et, notamment, de la guerre de Bosnie-Herzégovine ?
C. : En 2022, Sarajevo a commémoré les trente ans du siège et la guerre reste relativement proche. Certaines personnes sont prêtes à en parler, d’autres moins. Les professeurs que j’ai rencontrés ont partagé ouvertement leurs souvenirs, et très fiers d’avoir accompli leur tâche dans des conditions extrêmes. J’ai notamment accompagné un ancien élève qui m’a indiqué dans son quartier les lieux où il fallait courir pour échapper aux snipers et arriver à son école. Évidemment circuler dans une ville assiégée implique une autre relation à l’espace urbain : on évite les places, les grandes avenues. Et, en marchant seule le long du sentier, j’ai réalisé que je voyais l’arrière de la ville, depuis sa façade la moins « noble », et j’ai aussi compris pourquoi certains bâtiments étaient considérés comme de vrais protecteurs. C’est le cas du fameux bâtiment Loris qui, en raison de sa longueur, de sa hauteur et de sa position sur la ligne de front, joua un rôle de rempart séparant des belligérants. Il était criblé de balles à la fin de la guerre. Des tranchées existaient aussi dans la ville, dont seules se rappellent les personnes qui ont vécu la guerre. Les professeurs, directeurs d’écoles et habitants que j’ai rencontrés, ont été ravis de voir que je m’intéressais à la Ratna Škola, l’école durant la guerre.
En même temps, j’ai constaté que, dans le Sarajevo contemporain, il existe une sorte de sélection quant aux sujets dont il faut se rappeler et qui font partie de la mémoire collective ou institutionnelle… comme le génocide de Srebrenica et les attentats au mortier dans les espaces publics de Sarajevo, par exemple celui du marché central marqué par ce qu’on appelle les Roses (les traces d’obus du mortier étant soulignées au sol par de la cire rouge). Mais l’histoire de l’école et des enseignants n’apparaît nulle part, sauf à propos d’un épisode malheureux où la maîtresse et des élèves qui faisaient la classe moururent après la chute d’un obus de mortier.
Finalement, je réalise que ce projet pourrait être une plateforme permettant de rassembler les informations concernant cette lutte particulière pour l’éducation en temps de guerre. Personnellement, mon temps de recherche est limité (je quitterai Sarajevo cet été) et cela ne me suffit pas pour effectuer un travail de terrain plus approfondi. J’ai lu par exemple dans un article (Lucić, 2020) qu’il y avait presque 300 punkts, points de classe, à Sarajevo qui changeaient, selon la situation sécuritaire, mais pour reconstruire ce puzzle, donner la voix à la mémoire des professeurs et des étudiants, il faudra plus de temps et plus d’implication locale. ❚
ŒUVRES CITÉES
Aganović, Midhat, 2009, Graditeljstvo I Stanje Drugih Djelatnosti u Sarajevu u XX i Prethodnim Stoljećima, Sarajevo.
Berman, David M., 2001, The Heroes of Treća Gimnazija, A war school in Sarajevo, Lanham, Rowman & Littlefield.
Lavessière, Paul-Hervé, 2014, La révolution de Paris, Sentier Métropolitain, Marseille, Wildproject.
Lucić, Luka, 2020, “War Schools: teaching innovations implemented across makeshift educational spaces during the military siege of Sarajevo”, P11, Pedagogy Culture and Society 29(4), p. 1-20.
Kulić, Vladimir, 2012, « An avant-garde architecture for an avant-garde socialism: Yugoslavia at Expo’58 », Journal of Contemporary History, 47, p. 161.
Pirson, Jean-François, 2009, « Marcher, autour et dans la forêt des pins », in Cahiers de Beyrouth, La Lettre volée.
Tomac Zdravko, 1977, Mjesna zajednica u teoriji i praksi, Zagreb.
1 L’ouverture de l’exposition a lieu le 02/07/2022 au Urban Design Studio de Sarajevo, grâce au mécénat de l’Association pour la Culture et l’Art, CRVENA.
2 JU Srednja škola poljoprivrede, prehrane, veterine i uslužnih djelatnosti (Deuxième école d’agriculture, d’agroalimentaire, de médecine vétérinaire et de services industriels).