Investies par l’inflexion du devoir de mémoire, la guerre d’indépendance et la colonisation algériennes ne cessent d’interroger le récit national français et d’alimenter les débats, parfois passionnés, sur la bonne posture à tenir face au passé. Alors que, depuis la fin des années 1990, une « nouvelle mise en intrigue de l’histoire nationale […] configure un certain nombre d’acteurs comme des victimes à qui la nation doit réparation » (Ledoux, p. 150), la question de la responsabilité de l’État reste ouverte. À la différence de la période de Vichy, qui a inauguré l’ère des politiques mémorielles, les résistances sont en effet nombreuses à reconnaître la « dette imprescriptible »1 à l’égard des populations placées sous le joug de la domination coloniale. Ces résistances, que le terme « repentance » transforme en une menace à la République, donnent à voir l’absence de consensus au sein de la société française de ce que fut la colonisation ainsi que les difficultés politiques à en admettre la portée criminelle. Si consensus il y a, c’est plutôt autour de la « guerre des mémoires » (Lindenberg ; Liauzu ; Stora, 2005, 2007 ; Savarese) entre celles et ceux qui ont fait l’expérience de l’« Algérie française » et en ont été profondément marqués jusque dans leur devenir collectif. Présentés comme homogènes les différents « groupes de mémoire constitués en référence à l’Algérie française […] ne semblaient pas prêts à éteindre cette guerre sans fin » (Stora, p. 13), accusés de communautariser la société française et son fonctionnement aussi bien institutionnel (l’école), que commémoratif (les polémiques autour de la date du 19 mars). Dans ce discours, davantage proche de l’interprétation que du constat empirique, les divergences de points de vue, les désaccords, les tensions internes à chaque groupe disparaissent à la faveur d’un positionnement univoque et le plus souvent radical, que les dispositifs d’hommage non seulement médiatisent et encouragent, mais surtout performent (Savarèse ; Fabbiano). En l’absence d’un récit politique clair à l’égard du passé colonial « dessinant une “geste” qui permettrait qu’on se définisse par rapport à elle » (Thibaud, p. 46)2, les mémoires des rapatriés, celles des harkis, des immigrés ou encore des anciens combattants sont singularisées et assignées à une rivalité intrinsèque, donnée pour acquise. Extrapolées des situations coloniale et postcoloniale, leurs « revendications narratives […] se formalisent dans une demande d’équivalence » (Ledoux, p. 158-159) à laquelle le législateur répond, au coup par coup, par la reconnaissance du statut de victimes, accompagné par des dispositifs de réparation tant symbolique que matérielle. C’est dans ce contexte national d’éclatement des politiques mémorielles et de banalisation de la rhétorique de la concurrence, supposée porter atteinte à « l’identité nationale », que s’inscrit la « volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algériens » exprimée par le président Macron, qui à l’instar de ses prédécesseurs, est confronté à la « question de la “normalisation” des relations diplomatiques » (Brillet, p. 47) avec l’Algérie. Le « Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation, et la guerre d’Algérie », rédigé à sa demande par l’historien Benjamin Stora – pionnier dans ce champ –, en est l’une des réponses. Faisant siens les propos du philosophe Raphaël Draï, avec lequel il partage l’expérience de Juif d’Algérie (Stora, 2015), Stora semble lui non plus n’avoir « jamais abandonné l’idée, non pas exactement d’un retour en Algérie, mais d’une réconciliation avec l’Algérie devenue indépendante » (ibid., p. 5). C’est dès lors autour de cette demande et de ce voeu de réconciliation, dont la légitimité subjective n’est nullement à remettre en question, qu’il tisse ses constats et ses préconisations.
La réconciliation en perspective
Fil rouge du rapport, la réconciliation dans son usage collectif et politique semble venir contrecarrer la « repentance », offrant une alternative au demeurant policée à l’enjeu central : comment mettre en récit ce colonial sur lequel se sont bâties la quatrième et la cinquième République, qui pour reprendre les mots de Paul Thibaud « n’est tout simplement pas mémorable » (Thibaud, p. 49) ? Autrement dit, comment approcher ce spectre à l’allure républicaine, immiscé au plus profond des institutions, dans une époque où en souligner « l’oeuvre positive » est douteux sans pour autant relever de l’indicible, tout en rappelant à la fois la nécessité de la « vérité historique » et le danger « de la compétition victimaire et de la reconstruction de récits fantasmés » (Stora, 2021, p. 3) ? En s’entretenant avec Thierry Leclère il y a déjà presque quinze ans, Stora répondait que : « […] entre ceux qui célèbrent la colonisation, embellissent son histoire […] et ceux qui estiment que la colonisation n’a pas été un bienfait pour l’humanité », il essayait toujours de « dresser des passerelles […] et trouver des espaces mémoriels communs. C’est le sens de tous mes travaux » (Leclère, p. 33). Censée soutenir cet espace mémoriel commun, la réconciliation est néanmoins une notion problématique à maints égards. En premier lieu, dans son sens épistémologique, car elle présuppose un conflit à réparer là où auparavant il y avait une relation paisible. Deux remarques. En ce qui concerne la relation interétatique entre les anciens pays colonisateur et colonisé, Noureddine Amara observe que : « Le mot réconciliation est lourd d’un a priori historique qui ne résiste pas aux faits. Notre guerre de Libération n’a pas rompu un lien d’amitié a la France. Depuis 1830, la France n’était pas l’amie de l’Algérie ; elle en était l’occupant » (31 janvier 2021, Liberté Algérie). Si de la relation interétatique on se déplace à celle intraétatique, insister sur la réconciliation sans contextualiser son champ d’application ni les éléments du litige qu’elle viendrait réparer, revient à inférer, voire à entretenir une situation de guerre mémorielle, ne se justifiant, comme nous l’avons rapidement évoqué plus haut, que par un « faux consensus » au nom duquel « nous pensons que tous les membres de ce groupe partagent les mêmes représentations du passé » (Candau, p. 31). Or, les rapports au passé, de même que ses usages, sont hétérogènes au sein de ce qu’on a l’habitude de désigner des groupes mémoriels. Ce qui fait dire à Sylvie Thénault que « parler ici de “réconciliation” n’a pas de sens » (5 février 2021, Le Monde). Deuxièmement, la notion est problématique dans son sens eschatologique, parce que comme le note Paul Ricoeur – dont l’oeuvre inspire le rapport – il faut « considérer les limites inhérentes à un tel projet de réconciliation » (Ricoeur, p. 629) et « en conclure que les discours sur « la réconciliation des peuples restent un voeu pieux » (ibid., p. 617). Soulevant la question de la transmissibilité de la culpabilité, le passage de la discipline individuelle à la discipline collective ne va pas de soi, la collectivité – affirme le philosophe sur les pas de Karl Jaspers – n’ayant pas de conscience morale. Il lui est dès lors préférable le régime de la « normalité », « non pas la fraternisation, mais la correction dans les relations échangées » permettant de « comprendre ces autres dont l’histoire a fait des ennemis » (ibid., p. 618). Il en résulte donc que « la réconciliation est davantage un projet politique que la conséquence d’un partage des mémoires » (Gensburger & Lefranc, p. 94). Mais du point de vue politique, cette notion n’est pas moins discutable. Non seulement, comme le suggère Malika Rahal, elle « tend a camoufler l’impossibilité qu’il y a encore a faire consensus, en France, autour d’un point central : coloniser est une façon d’opprimer et d’exploiter un autre peuple » (31 janvier 2021, Liberté Algérie). Non seulement, comme le souligne, entre autres, Pierre Tevanian, elle vient rappeler que « ce qui pose problème, c’est que ce discours […] sur le caractère mortifère du ressentiment et la nécessité de l’oubli des offenses subies ne vaut en général que pour le passé colonial et esclavagistes » (Tevanian, p. 37 ; voir aussi Le Cour Grandmaison). Mais elle sert surtout ce qu’Amara qualifie de « doux révisionnisme » : ce processus qui par le tri et la sélection, le nivellement et la hiérarchisation des crimes, les neutralise en donnant « une forte impression d’équilibre des peines et des traumatismes » (31 janvier 2021, Liberté Algérie). Tentons alors une hypothèse : s’inspirant du modèle franco-allemand, cette version postcoloniale et édulcorée du « plus jamais ça » (Gensburger & Lefranc) à l’égard de l’Holocauste que la « réconciliation » est censée incarner se garde d’interroger les fondements du passé colonial et en cela le blanchit et l’actualise. Au lieu donc de favoriser le travail d’apaisement « d’une mémoire devenue enfermement dans un passé, où se rejouent en permanence les conflits d’autrefois » (Stora, 2021, p. 89), la réconciliation comme morale politique en perpétue les logiques, enfermant les expériences passées et leurs représentations dans une pensée coloniale qui perdure. En d’autres termes, au lieu de rompre avec la pensée coloniale, cette notion la conforte.
Cette hypothèse que nous allons mettre à l’épreuve du devenir collectif des anciens supplétifs et de leurs familles, que l’on nomme usuellement harkis, rejoint la position d’Ariella Aïsha Azoulay. Dans sa lettre à Stora, elle montre comment le silence que le rapport entérine sur « la liquidation de […] communautés millénaires » juives ne fait que cautionner le « travail de l’empire » et ses « marchandages ». Pour « faire avancer la cause de ce que [Ariella Aïsha Azoulay] appelle le désapprentissage de l’impérialisme », il importe en effet d’en déconstruire le langage et les présupposés, à commencer par la partition (post) coloniale des groupes mémoriels et leur inévitable devenir antagoniste. Il importe, en d’autres termes, de « se libérer de la surdétermination coloniale (au sens fanonien du terme) qui ne retiendrait que les catégories de l’histoire coloniale française » (Djerbal, p. 92). Les harkis nous en offrent une illustration exemplaire.
Quelle place pour les harkis ?
Présentés de manière assez caricaturale, comme « forces fidèles à la France » (Stora, 2021, p. 8) issues de l’univers « du contact » auquel aurait contribué l’armée, le « monde communautaire “harki” et leurs descendants » (ibid., p. 30-31) occupent une place très marginale et peu documentée au sein du rapport3. S’ils figurent parmi « les personnes traumatisées » au même titre que les soldats, les officiers, les immigrés, les pieds-noirs, et les Algériens nationalistes, leur sort n’est guère abordé ni pendant la guerre d’indépendance, ni a fortiori après, quand la gestion socio-économique et mémorielle qui leur aura été réservée en fera une minorité tierce par rapport à la majorité nationale et à la minorité immigrée (Fabbiano, 2016). De même, est passée sous silence l’émergence de leur parole collective et contestataire (Moumen, 2011). Au milieu des années 1970, les jeunes des camps se révoltent pour la première fois contre la pérennisation du système de reclassement, contre la relégation et l’oubli institutionnels qui frappent les familles d’anciens supplétifs, ainsi que contre les difficultés a se rendre en Algérie. Quinze ans plus tard, au début des années 1990, ils réinvestissent l’espace public et font de la reconnaissance sociale et mémorielle leur bataille (ibid.), revendiquant pour la première fois le terme « harki » comme nom identitaire. Le seul engagement retenu est celui partagé avec les enfants d’immigrés tout au long des années 1980, au moment où ils « ont commencé a se manifester pour l’égalité des droits et contre le racisme » (Stora, 2021, p. 11), se fixant l’« objectif de réactiver les héritages de mémoire de leurs pères, de leurs grands-pères » (ibid., p. 40). À la lecture du rapport, on comprend donc mal quelles sont les caractéristiques sociales et mémorielles de cette communauté, encore moins l’hétérogénéité des raisons de l’enrôlement pro-français4 et des comportements tenus pendant la guerre. On comprend également mal quelle place les harkis occupent au sein de ce paysage mémoriel communautarisé et saturé par la volonté des différents groupes d’imposer le fait « d’avoir eu raison dans le passé » (ibid., p. 7). Si pour les autres, les enjeux spécifiques à leur devenir postcolonial sont perceptibles, bien que discutables dans leur présentation, tel n’est pas le cas pour les harkis. La complexité de leurs expériences se réduit au constat suivant : « Il apparaît que beaucoup restent attachés à la République française, mais de plus en plus nombreux sont ceux qui demandent à retourner en Algérie, et à être enterrés dans le pays qui les a vu naître » (ibid., p. 31), duquel découle la préconisation de la libre circulation. Sur ce même plan, Stora cite le discours d’Abdelaziz Bouteflika prononcé à Chlef en 2005, dans lequel celui-ci déclare que : « Les enfants des harkis ne sont pas responsables des actes de leurs parents » et « ont les mêmes droits que le reste des Algériens, a condition qu’ils défendent ce paisible pays ». Et il s’interroge : « Comment dissocier, voire opposer, la figure du père a celle des enfants ? Comment accepter de revenir en Algérie, sans la présence de ses parents ? Faut-il condamner les actions passées de son père comme condition d’un retour possible ? » (ibid., p. 47). Hormis cette vision erronée des retours comme d’un phénomène récent et sous tension – du point de vue de leurs conditions matérielles et symboliques –, alors qu’il s’agit d’une pratique courante (Fabbiano, 2015), tant il est vrai que la libre circulation est une vieille revendication aujourd’hui dépassée5, le coeur du problème est ailleurs. En ne discutant pas l’œuvre coloniale de démembrement et de clochardisation de la société autochtone (Tillion) et en prenant pour argent comptant la dimension de la fidélité sans en questionner la pertinence historique, autrement dit sans réfléchir aux dynamiques de fabrication (post)coloniale des harkis comme figure de l’altérité de deux côtés de la Méditerranée (Fabbiano, 2016), Stora manque la mission qu’il s’est donné : favoriser « un rapprochement entre la France et l’Algérie [qui] passe donc par une connaissance plus grande de ce que fut l’entreprise coloniale » (Stora, 2021, p. 23). Les harkis restent ainsi enfermés dans le travail de l’empire, que les différentes mesures prises à leur égard n’ont cessé de reproduire annulant, par un jeu de langage, la différence entre l’avoir été harki6 pendant la guerre et l’être harki en France après 1962. Pour mieux saisir ce passage du passé au présent, au sein duquel se niche le processus de construction institutionnelle de cette minorité, caractérisé par « la naturalisation, fût-ce dans le registre culturaliste, d’une catégorie sociale par des pratiques discriminatoires » (Fassin & Fassin, p. 251), rappelons les parcours de trois anciens harkis, originaires d’une même tribu. Incarcéré au lendemain de l’indépendance, Nordine n’est pas un harki au sens postcolonial du terme. Une fois purgée sa peine, il émigre dans le sud de la France en 1967, suivi quelques années plus tard par sa femme et ses enfants. Sans être naturalisé français, il bénéficie des allocations versées aux anciens combattants en raison des services consentis pendant la guerre. Décédé a Avignon, il est enterré au carré musulman du village de Mas Thibert, où à partir de 1962 s’installent des nombreuses familles d’anciens supplétifs autour de leur ancien chef colonial, le bachaga Boualam. Son frère, Belkacem, est Algérien. Il habite, avec sa famille, dans la région montagneuse dont il est originaire, dans un véritable « palais » d’immigré, protégé par une haute muraille, disposant de tous les conforts. Rapatrié en France en 1962 avec sa femme et ses enfants, il rejoint, lui aussi, les siens à Mas Thibert mais préfère ne pas se soumettre a la déclaration recognitive de nationalité française. En 1971, il regagne l’Algérie avec sa famille. L’oncle paternel de Nordine et de Belkacem, Abder, est un harki. Rapatrié en 1962, réintégré dans la nationalité française, il retrouve ses proches en 1965 et depuis, habite le petit bourg camarguais, où sa dépouille repose maintenant. En tant que harki, il a toujours été présent aux commémorations locales et régionales en hommage aux anciens supplétifs et au bachaga Boualam. La communautarisation du terme « harki », qui de statut administratif colonial se fait label identitaire postcolonial transmissible de génération en génération, découle donc de l’articulation de plusieurs facteurs, parmi lesquels les plus importants sont les modalités de l’exode, de l’accueil et du recasement, ainsi que les politiques d’hommage à l’égard de cette population sous tutelle. Il s’opère dès lors une surcharge mémorielle qui finira par rendre éminemment idéologique un comportement aux contours locaux (Hamoumou).
Des critiques sur fond d’accord
Cautionnant par le choix des termes et des imaginaires mobilisés, cette lecture idéologique du phénomène supplétif et de son devenir communautaire, le rapport Stora ne s’éloigne pas de la version officielle admise jusqu’à présent7. Ne s’en éloignent pas non plus, les critiques émanant de l’univers harki lui-même. Dans deux tribunes, parues dans les colonnes du Monde et du Figaro, des descendants, parmi lesquels des figures du renouveau mémoriel des années 2000, condamnent « la portion congrue » à laquelle sont réduits les harkis, « évoqués d’une façon tendancieuse accompagnés d’omissions significatives » (28 janvier 2021, Le Figaro) et dénoncent l’occultation de « l’ampleur du drame des harkis au profit de quelques lignes ici et la, approximatives et lacunaires » (29 janvier 2021, Le Monde). Si les deux textes s’accordent à dénoncer les lacunes du rapport en termes de préconisations, ils vont néanmoins dans deux directions distinctes et s s certains aspects complémentaires. La tribune du Figaro, initiée par Fatima Besnaci-Lancou et Dalila Kerchouche et cosignée par 49 filles et femmes de harkis, déplore la présentation qui est faite de l’histoire algérienne des harkis – qu’elle définit comme des « anciens soldats recrutés par l’armée française » – et, à partir de trois exemples, accuse son auteur de valider « la thèse utilisée par le pouvoir algérien et les historiens qui lui sont inféodés », confortant « la lecture de l’histoire par l’aile nationaliste du pouvoir algérien ». Elle s’oppose également à la proposition émise par Stora d’admettre au Panthéon Gisèle Halimi comme « grande figure féminine d’opposition a la guerre d’Algérie » (Stora, 2021, p. 97), rappelant qu’elle aurait utilisé le terme « harki » en synonyme de « traître » dans une de ses déclarations publiques. Sur un autre ton, la deuxième tribune portée par Dalila Kerchouche et Charles Tamazourt, et publiée à un jour d’écart dans Le Monde, met davantage l’accent sur la situation de la population harkie en France et sur « la responsabilité juridique et historique [du gouvernement] envers ces hommes qui ont versé leur sang pour le drapeau tricolore ». L’argument de la dette du sang (Fabbiano, 2016) vient appuyer la « consternation et la colère » des deux auteurs. Ces réactions contribuent, ainsi, à reproduire les mêmes écueils de « politisation » (Branche, p. 354) que le rapport incriminé : faire du harki un soldat fidèle à la France, donc un traître à l’Algérie, se désintéressant au bout du compte des ambivalences et des ajustements, parfois contradictoires, qui ont marqué les contextes d’enrôlement. Au service des récits nationaux français et algérien, la rhétorique de la loyauté déshistoricise en effet le phénomène supplétif qu’elle fige en une « légende » de l’engagement (Manceron, p. 66).
Des forces fidèles à l’examen de la situation coloniale
Or, il suffit de se tourner vers les travaux en sciences humaines et sociales pour rencontrer une autre histoire des harkis. Une histoire dégagée de l’élément de « combat sans faille de ces soldats musulmans pour défendre les valeurs françaises » (Le Monde), et attentive aux parcours individuels et collectifs réinscrivant l’enrôlement au cœur de la situation coloniale (Balandier). Que les harkis ne se soient pas battus pour la France, mais avec la France est désormais largement admis, malgré les résistances de la mouvance la plus radicale du mouvement associatif, dont le récit mémoriel a été dominant jusqu’à la fin des années 1990. Élaboré avec l’aide des nostalgiques et des notables de l’Algérie française, cautionné par les mesures officielles8, ce récit instrumental qui fait de la loyauté trahie le gage de revendication surplombe, voire contraint, les souvenirs personnels et familiaux. Car comme le rappelait déjà Mohand Hamoumou dans l’une des premières publications universitaires :
[…] lorsque la presse, des personnalités politiques ou des associations de rapatriés parlent, à propos des Français musulmans rapatriés, de « fidélité à la France », elles projettent plus qu’elles ne constatent. Ce faisant, s’opère un glissement du « domestique » au « politique » qui contribue à renforcer le silence des Français musulmans rapatriés. De fait, récuser cette réécriture de l’histoire qui en fait de fidèles patriotes français n’irait pas sans conséquences graves. D’abord parce que leur demande tenace d’être considérés comme Français à part entière apparaîtrait inconséquente. Comment, en effet, reprocher à la France de les traiter en citoyens de seconde zone si, par ailleurs, ils affirmaient être venus en France presque par hasard ou avec regret. (p. 312-313)
Une dizaine d’années plus tard, ce « discours figé » (Crapanzano, 2011) a été remis en question par une autre génération de descendants – parmi lesquels les deux initiatrices de la tribune du Figaro et l’une de celles du Monde – que j’ai définie comme la génération « des historiens de famille » (Fabbiano, 2010). Grâce à un travail de questionnement des aînés des deux rives et d’investigation historique des conditions sociales à l’origine du fait supplétif, cette génération a finalement récusé l’argument de la fidélité pour prêter une attention particulière au climat général dans lequel avaient lieu les enrôlements des troupes auxiliaires. Le « Manifeste pour la réappropriation des mémoires confisquées » en est l’une des expressions les plus saillantes. Rédigé le 23 septembre 2004 sous l’égide de l’association Harkis et Droits de l’homme, fondée par Besnaci-Lancou, il prend les distances avec la « simplification de l’histoire », défendant que :
Nos parents, par choix, hasards ou forcés, se sont trouvés dans des camps différents durant la guerre d’Algérie. De part et d’autre de la Méditerranée, les acteurs de cette guerre ont été classés selon une dualité simpliste : les bons d’un côté et les mauvais de l’autre. Cette simplification de l’histoire a pris racine et a généré des itinéraires parallèles, sans parole, entre les harkis et les immigrés alors que tout les unissait9.
Signé entre autres par de nombreux descendants d’immigrés, ce manifeste marqué par le renouveau de l’historiographie formalise une narration mémorielle de « déterrement » (Rahmani), également portée par la littérature10 qui a contribué, et contribue encore, à désensevelir les trajectoires de vie. Tenue pour responsable du comportement paternel, la compréhension de la situation coloniale n’implique cependant pas « de remettre en question la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et donc de trouver quelque rôle positif à ceux qui ont combattu avec la France pour que perdure l’Algérie française » (Maazouzi, p. 138). Elle implique plutôt de faire resurgir des vérités historiques, sans lesquelles point d’apaisement ni encore moins d’imaginaires de réconciliation possibles. Or c’est précisément ce que le rapport Stora manque. Le manquent aussi, force est de le constater, ses critiques au sein de la communauté harkie, signant en quelque sorte un pas en arrière dès lors qu’elles donnent, dans les faits, raison aux inquiétudes, déjà anciennes, de Hamoumou. Comment être entendus en déchirant le paravent de la fidélité ?
Pour une mémoire décoloniale
Revenir aux vérités historiques est, comme le suggère Stora, le seul contre-feu nécessaire « aux incendies de mémoires enflammées, surtout dans la jeunesse » (Stora, 2021, p. 83). Mais est-ce possible lorsqu’on promeut, comme signe de détente de la société civile, d’inscrire sur des stèles commémoratives : « La République Française reconnaissante rappelle et honore le sacrifice des harkis et des harkettes dans la défense des valeurs fondamentales de liberté, d’égalité et de fraternité. Elle s’incline devant la souffrance des familles et rend hommage au parcours et à l’œuvre accomplis dans les hameaux de forestage au service de la nation » (ibid., p. 124) ? Faut-il effectivement continuer à associer la reconnaissance de la blessure, « qui est devenue un point de référence quasi obsessionnel dans la compréhension qu’ils [les harkis] ont d’eux-mêmes » (Crapanzano, 2012, p. 225), à la célébration d’un patriotisme postiche ? Tant qu’une mémoire décoloniale, c’est-à-dire une mémoire s’écartant du récit ordinaire de la colonie, (Branche) troublant son économie morale et ses enjeux contemporains ne sera pas activement reconnue et défendue, l’héritage de ce passé restera saturé par les injustices, les abus et les antagonismes instrumentaux ne permettant pas « d’ouvrir des possibilités de passerelles sur des sujets toujours sensibles, mais permettant d’avancer, de faire ensemble » (Stora, 2021, p. 59). Concrètement, avancer vers une mémoire décoloniale implique de « revenir à la source du mal qu’a été l’entreprise coloniale » (Thénault, 5 février 2021, Le Monde). Et donc de parachever la reconnaissance officielle de son caractère intrinsèquement inégalitaire, amorcée à partir des années 2000 par les déclarations présidentielles ou des candidats à l’Élysée11. L’hypothèse évoquée par Stora en 2007, et écartée en 2021, « d’un discours fondateur que le président de la République pourrait prononcer sur le colonialisme » (Stora, 2007, p. 93) permettrait en effet de poser un cadre clair au sein duquel aborder avec justesse le passé et en repenser les politiques de mémoire. En ce qui concerne les harkis, cela reviendrait à renoncer – contrairement à ce que préconise le rapport Ceaux – à « valoriser en priorité la mémoire combattante » du « Soldat harki », favorisant la commémoration d’autres séquences (abandon, relégation, exclusion) et l’investissement d’autres registres pour reconnaître et réparer les blessures, soient-elles individuelles ou collectives. Il serait en effet temps de se détacher de la rhétorique nationale de l’honneur militaire, choisi ou subi, en ce qu’elle désancre le phénomène supplétif de son contexte d’application : nullement « la défense des valeurs fondamentales de liberté, d’égalité et de fraternité », mais une guerre sans merci pour maintenir une population asservie sous le joug colonial. Il serait aussi temps de se détacher de la vision hors sol de la dette et du sacrifice des harkis, et d’admettre les responsabilités étatiques dans le sort à eux infligé une fois la guerre terminée. En d’autres termes, il serait temps de prendre en compte les histoires subalternes souvent ignorées car éclipsées par les parcours exemplaires d’une minorité non représentative, érigée en référence collective. Revenons à Mas Thibert, ce hameau du pays d’Arles connu pour être un des lieux d’installation des familles musulmanes rapatriées, où s’est tenue le 18 mai 2012 une cérémonie en hommage au « cinquantième anniversaire de l’installation définitive du bachaga Saïd Boualam et ses harkis ». En apparence, rien de plus banal en cette année particulièrement chargée du calendrier postcolonial. Ce qui s’y est joué ne l’est toutefois pas. Dans la mise en scène commémorative, s’est déplié un véritable dispositif mémoriel qui a produit l’événement plus qu’il ne l’a raconté (Fabbiano, 2017). En assimilant les trajectoires des harkis et de leurs familles d’une part12 et celles du bachaga et de ses proches d’autre part13, ce dispositif a dès lors légitimé une narration factice où les dates, les faits et leurs enchaînements ont perdu de l’importance ; où les expériences des premiers ont été englobées, et donc effacées, par celles des seconds ; où les différences ont été nivelées pour servir un récit consensuel que les acteurs principaux ont été appelé à cautionner silencieusement. Une mémoire décoloniale, au contraire, replacerait les événements passés dans leur contexte, en en respectant les contradictions, au lieu de les tordre au service du présent. Davantage compréhensive qu’instrumentale, elle ne délégitimerait pas la souffrance, mais la préserverait des mésusages politiques. Telle qu’elle est, par exemple, esquissée dans les oeuvres de Zahia Rahmani ou d’Alice Zeniter, elle ne nie pas les sacrifices, mais les reconnaît là où ils ont réellement été endurés, à savoir dans la rupture de la chaîne des frères (Rahmani) et dans l’éclatement du monde des origines, dont les conséquences en termes de déracinement et de précarisation restent lourdes. Ce n’est donc qu’en approfondissant la connaissance du vécu, quotidien et ordinaire, de la masse anonyme des autochtones algériens grâce à l’étude minutieuse de la situation coloniale, que l’on pourra en finir avec la « légende de l’engagement » et ses corollaires. Que l’on pourra, par conséquent, sortir du binarisme postcolonial loyauté/traîtrise, fonctionnel aux économies mémorielles nationales et à leurs agitations.
Les harkis cesseraient ainsi d’être l’un des enjeux des relations franco-algériennes14, de même qu’une « figure malvenue » (Brillet, p. 73), voire un angle mort de l’histoire républicaine du XXe siècle, que l’on a voulu séparer, par un traitement politique et mémoriel spécifique, de l’univers de l’immigration algérienne (Choi). Force est en effet de rappeler que les mémoires harkie et immigrée sont souvent hâtivement présentées comme antagonistes, voire concurrentielles : arc-boutées sur la singularité de leurs souffrances respectives, attisées et rendues imperméables par la gestion de l’altérité algérienne au lendemain de l’indépendance. Ce n’est alors qu’en s’attaquant à la colonie, comme l’a déjà proposé le « Manifeste pour la réappropriation des mémoires confisquées », que les deux groupes pourront se confronter sur ces expériences paternelles qui persistent à hanter leurs récits identitaires collectifs, au lieu de se heurter à des visions tronquées et manipulées de leur passé. Une fois dénaturalisées et contextualisées, sans être pour autant nécessairement supprimées, les frontières les distinguant seraient à même de devenir des espaces d’enrichissement, de questionnement, de mise à l’épreuve, pourquoi pas de convergence dans la lutte et la résistance communes, plutôt que de surenchère, dans la réification des catégories coloniales. Pour y parvenir, la réconciliation doit nécessairement céder la place à la décolonisation mémorielle, à moins de refaire l’empire.
Œuvres citées
Balandier, Georges, 1951, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, n°11, p. 44-79.
Branche, Raphaëlle, 2005, La Guerre d’Algérie : une histoire apaisée ? , Paris, Seuil.
Brillet, Emmanuel, 2001, « Les problématiques contemporaines du pardon au miroir du massacre des harkis », Cultures & Conflits, n° 41, p. 47-73.
Candau, Joël, 2004, « Conflits de mémoire : pertinence d’une métaphore ? », in Bonnet V., (dir.), Conflits de mémoire, Paris, Karthala, p. 21-32.
Choi, Sung, 2011, « Les anciens combattants musulmans dans la France postcoloniale. La politique d’intégration des harkis après 1962 », Les Temps Modernes, n°666, p. 120-139.
Crapanzano, Vincent, 2011, « Le récit harki », Les Temps Modernes, n°666, p.170-185.
Crapanzano, Vincent, 2012, Les Harkis. Mémoires sans issues [2011], Paris, Gallimard.
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1 Extrait de l’allocution de Jacques Chirac, le 16 juillet 1995. L’expression est reprise par le président algérien Abdelaziz Bouteflika lors de sa première visite officielle en France en juin 2000, qui rappelle la « dette imprescriptible » qui continuera à peser tant qu’« elle n’aura pas été exorcisée, c’est-à-dire lucidement prise en compte ».
2 Depuis l’émergence de la question coloniale algérienne au sein de l’espace politique et médiatique, les réponses institutionnelles ont été parfois contradictoires, ne permettant pas l’élaboration d’une narration de référence à l’aune de laquelle moduler les différentes politiques mémorielles.
3 Les travaux académiques sur la population harkie sont à peine cités, les principaux et les plus récents étant par ailleurs totalement ignorés.
4 Les raisons de l’enrôlement sont multiples et relèvent pour la plupart de l’articulation entre deux grands facteurs : les allégeances et les équilibres locaux d’une part, le climat de violence et de suspicion instauré par les deux camps antagonistes (l’armée française et l’armée de libération nationale) d’autre part, au sein d’une situation coloniale d’exploitation et de paupérisation de la population autochtone.
5 Des harkis mais également des membres des familles d’anciens supplétifs (épouses et enfants) ont demandé et obtenu la nationalité algérienne, facilitant ainsi considérablement leurs déplacements.
6 Pendant la guerre d’indépendance d’Algérie (plus exactement à partir de 1956), les harkis ne furent a proprement parler qu’une catégorie particulière de supplétifs indigènes enrôlés avec un contrat journalier renouvelable, puis avec un contrat mensuel, ou semestriel renouvelable, dont les services n’étaient assimilés que partiellement a des services militaires. Leur statut fut promulgué le 7 novembre 1961, a quelques mois de la signature des accords d’Évian, annonçant la fin de la guerre. Toutefois, déjà pendant cette période, le terme « harki » servait à désigner l’ensemble des civils autochtones, enrôlés dans d’autres troupes auxiliaires comme les groupes mobiles de protection rurale (GMPR) ; puis substitués par les groupes mobiles de sécurité (GMS) ; les moghaznis enrôlés dans des troupes de police supplétive, au service de la défense des sections administratives spécialisées (SAS) ; les groupes d’autodéfense (GAD). (Hautreux, 2013).
7 Il faut néanmoins souligner que le dernier rapport public au sujet des harkis – le rapport Ceaux de 2018 – nuance la rhétorique étatique de la fidélité jusqu’alors déployée, admettant « que le “choix” n’est que très marginalement idéologique, et qu’il est plutôt déterminé par les circonstances locales et la pression économique » (p. 13), auxquelles il faut ajouter « un mode de recrutement par la contrainte » (p. 16). Il préconise alors que l’histoire des harkis soit « comprise dans ses relations complexes avec la guerre d’Algérie » (p. 66).
8 Dans son allocution officielle aux Invalides à Paris, lors de la première Journée nationale d’hommage aux harkis et à leurs familles, le 25 septembre 2001, le président Jacques Chirac affirmait : « C’est un rendez-vous avec l’honneur, avec la fierté d’hommes qui se sont battus pour la France et pour les idéaux qu’elle représente ». Le discours présidentiel devient ainsi le lieu de consécration des harkis, institués en minorité meurtrie au service des politiques du passé colonial.
9 https://histoirecoloniale.net/Le-manifeste-pour-la-re.html.
10 Au début des années 2000, plusieurs ouvrages renversent le point de vue jusqu’alors dominant : Moze de Zahia Rahmani ; Mon père ce harki de Dalila Kerchouche et Fille de harki de Fatima Besnaci-Lancou ; plus récemment L’art de perdre d’Alice Zeniter (Maazouzi ; El Khouri).
11 En visite à Alger en 2003 le président Jacques Chirac évoque la « tragédie » de la guerre d’Algérie, tandis qu’en 2007 Nicolas Sarkozy, après avoir déclaré pendant sa campagne électorale qu’il fallait en finir avec la repentance, dans le discours prononcé à Constantine dénonce « l’injustice que depuis plus de cent ans le système colonial avait infligée au peuple algérien ». En 2012, lors de sa visite présidentielle, François Hollande revient à l’Assemblée nationale algérienne sur « les 132 ans pendant lesquels l’Algérie a été soumise à un système profondément injuste et brutal. Ce système a un nom : c’est la colonisation ». Et quelques mois plus tard, décide de consacrer la journée du 19 mars à la commémoration de toutes les victimes de la guerre d’Algérie, rompant ainsi avec la tradition de la célébration, sur un ton héroïque, des sacrifices consentis, qui avait été initiée par Jacques Chirac. En 2017, le candidat Emmanuel Macron allait jusqu’à définir la colonisation comme « un crime contre l’humanité ».
12 L’afflux des familles harkies à Mas Thibert s’est échelonné au cours des années 1960. Celles qui qui purent fuir l’Algérie en juin 1962 grâce à l’aide des militaires réservistes, ont initialement partagé avec les autres foyers d’anciens supplétifs l’expérience des dispositifs de recasement conçus pour leur accueil et leur reclassement : centre de transit, camps, hameaux de forestage, avant de s’établir progressivement, à partir de 1964, dans le bourg provençal.
13 Le bachaga Saïd Boualam (1906-1982) est une figure emblématique de l’Algérie coloniale. Après des études militaires en métropole (Saint-Hippolytedu- Fort et Montreuil-sur-Mer), il s’engage dans l’armée en 1924 qu’il quitte, lieutenant, vingt et un ans plus tard. De retour à la vie civile, Saïd Boualam gravit les échelons de l’administration coloniale. Devenu rapidement bachaga, il demande l’autorisation qu’on lui accorde de monter une harka dans son douar. Pluridécoré, titulaire de la Légion d’honneur, anticommuniste, il est élu député de la région d’Orléansville, aujourd’hui Chleff, et en 1958 nommé vice-président de l’Assemblée nationale à Paris. Rapatrié, avec 67 membres proches de sa famille, par l’armée le 18 mai 1962 près de Mas Thibert, là où son fils avait préalablement acheté un mas, le bachaga décède dans sa ferme en 1982.
14 Du côté algérien, cette posture décoloniale impliquerait que le phénomène supplétif puisse faire l’objet d’une approche historique désidéologisée que l’assignation à la « traîtrise » ne permet pas. Selon le rapport « Mémoire et changement social en Algérie dans le discours dominant chez des catégories de jeunes (2011-2016) » mené au CRASC d’Oran, sous la direction d’Amar Mohand-Amer, « des travaux sur les harkis sont, à notre connaissance, inexistants à l’université algérienne bien que ce sujet soit évoqué dans la presse nationale et par les politiques » (2018 : 6-7).