Ne pas perdre Edith Bruck

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 15.06.2023

Ce début 2022 permet de découvrir Edith Bruck, écrivaine et poétesse, encore quasiment inconnue du lectorat francophone. Son œuvre est pourtant considérable, aussi bien en intensité de par son style simple et dense à la fois, qu’en nombre, une vingtaine d’ouvrages, et en variété, du récit au poème, de l’essai narratif au scénario ou à la pièce de théâtre. Elle obtient en 2020 des prix importants, le Strega et, pour la seconde fois, le Viareggio. On trouve ainsi en librairie trois de ses ouvrages. Ce sont les deux récits Le Pain perdu (2020) aux éditions du sous-sol et Qui t’aime ainsi (1959) en Points Seuil, respectivement traduits par René de Ceccatty et Patricia Amardeil, et le recueil de poèmes Pourquoi aurais-je survécu ? (2021) chez Rivages Poche, traduit et préfacé par René de Ceccatty. C’est là un ensemble qui donne la mesure de la force poétique et narrative de cette auteure née en Hongrie en 1931, juive déportée à Auschwitz à l’âge de 13 ans, qui s’assume en témoin inconditionnel, sans concession aux arrangements ni aux réconciliations d’aucune sorte. Elle vit en Italie depuis le milieu des années 1950, seule terre où elle a accepté d’être vraiment accueillie, seule langue qu’elle a définitivement adoptée.

 

Une œuvre peut se constituer de la reprise et de la réécriture d’épisodes de la vie. Plus elle va de l’avant, plus elle prend la tournure d’une fouille de ses propres arcanes par l’auteur(e), se frayant un chemin entre écriture et existence. Alors, ce n’est pas en cherchant son originalité ou son « authenticité » que l’on en trouvera le génie, mais dans les réajustements incessants de leurs successives reformulations, entre rappels de faits immémoriaux et mises en scène des approximations de la mémoire. Il en est ainsi du Pain perdu, ce dernier récit d’Edith Bruck porté par un souffle qui lui permet de ramasser en moins de 170 pages les moments déterminants de sa biographie. Souffle, en effet, c’est ce qu’Edith Bruck prodigue à qui découvre ces pages pour ne les laisser qu’après les avoir bues, toutes, malgré l’âpreté de nombreux passages, d’un trait. Dans la perspective qui se dégage alors, on comprend l’importance de republier également Qui t’aime ainsi qui, n’ayant rien perdu de sa force après plus de soixante ans, témoigne directement et de la Shoah et de l’errance des survivants à travers une Europe en ruine. Ce tout premier ouvrage, initialement paru en 1959, avait marqué le commencement d’une création foisonnante qui, dans un style simple et dense, s’est évertuée à tracer et retracer le monde concentrique et dispersé à la fois d’où Edith Bruck est parvenue à extraire pour se construire femme, auteure, artiste tout ensemble et indissociablement.

La destruction des Juifs hongrois est connue. Imré Kertész, dans Être sans destin, avait décrit la violence de cette déportation où, sous l’autorité d’Eichmann, ont été acheminés principalement vers Auschwitz environ 430 000 d’entre eux littéralement arrachés à leur demeure par les gendarmes et les Croix fléchées (les fascistes hongrois). Mais on a moins conscience que quantité venaient de petits villages et villes dans lesquels ils demeuraient depuis des générations de façon modeste, ou moindre encore, en butte à un antisémitisme aussi quotidien qu’obstiné. C’est là la condition de la famille nombreuse d’Edith Bruck qui est élevée dans un milieu dont elle rappelle souvent la pauvreté. D’où « La petite fille aux pieds nus », titre du chapitre inaugural du Pain perdu qui s’annonce comme un conte dès la première ligne avec son « il y a très très longtemps ». Mais un conte des plus sombres dont aucune raison ne justifiait que pût sortir vivante Ditke (diminutif affectif d’Edith). Sa communauté ne disposait de place qu’aux marges intérieures d’une société qui ne lui en laissait guère, jusqu’au jour où tous ses membres en ont été expulsés pour être anéantis. « Tout ce qui se produisit durant ces quelques minutes ne pouvait être une chose réelle pour personne », lit-on page 36.

Comme cela s’est souvent produit, les nazis et leurs collaborateurs avaient sciemment choisi une des fêtes juives, en l’occurrence la Pâque 1944, pour perpétrer leur crime. Or le pain (azyme : non levé), qui est central pour ce rite célébrant la libération de l’esclavage, est ce que la mère d’Edith, extrêmement pieuse, ne peut emporter lorsqu’elle est jetée hors de son foyer, pain qu’elle ne cessera de réclamer. D’où le titre du récit. Toute possibilité d’une fin heureuse est alors renversée en cauchemar. Cette sortie d’« Égypte » annonce l’anéantissement. Entassée dans le ghetto de la ville avoisinante, la communauté est déportée à Auschwitz-Birkenau pour que la majeure partie y soit gazée. Tel est le sort de sa mère que Ditke aurait dû partager si – ce qu’elle ne s’explique toujours pas – un soldat SS ne l’avait contrainte à passer dans l’autre file. Elle a alors treize ans. Après avoir perdu le pain et l’idée de foi qui en pétrit le sens, c’est la mère qui disparaît. La présence de sa sœur Judith à ses côtés, s’entêtant à ce qu’elles survivent ensemble, lui évite de sombrer et quelques autres « miracles », sans plus de raison que le précédent, font qu’Edith sort vivante de Bergen Belsen après avoir été déplacée de camp en camp par les SS qui reculaient devant le front. Mais ce n’est pas pour autant que le sombre vire vraiment au clair, tout juste au gris. Elle se retrouve, écrit-elle, « égarée dans le monde des vivants » (p. 81) ; la voilà qui, avec sa sœur, entame alors un périple à rebours là où elles sont nées. Après le demi-répit d’une étape à Budapest où réside une autre sœur, Ditke découvre sa maison saccagée alors que les mêmes fascistes de son village se font passer pour des communistes (p. 91). D’un « tas de fumier », elle ne sauve de son passé familial que quelques photos qu’elle conserve toujours.

Le chemin qu’elle emprunte est encore jalonnée d’étapes, de séparation, de fuite et d’inconfort. Elle passe par la Tchécoslovaquie d’alors où, là non plus, aucune place ne semble possible pour une femme qui n’accepte pas le destin auquel d’autres tentent de l’assigner, notamment un mariage. Les hommes qu’elle rencontre ne s’avèrent rapidement pas plus enthousiasmants, et pas moins brutaux, que ce qui émane des lieux où elle tente de se poser. Si l’on se réfère à la Trêve, ce récit picaresque dans lequel Primo Levi relate les maints détours, dont certains cocasses, par lesquels il finit après huit mois par retrouver son Turin natal, à l’inverse, Edith va de déceptions en déconvenues, ajournant à chaque escale le bonheur et la vie dont elle garde pourtant un appétit immense. Ainsi l’Israël qu’elle finit par gagner ne ressemble en rien à la terre promise qu’espérait sa mère. Elle s’y marie trois fois et la dernière pour éviter un service militaire qui contrevient à ses principes, refusant non seulement le maniement des armes et la violence, mais l’idée même de patrie et de héros.

D’autant que pour elle, la possibilité d’habiter un lieu ne dépend pas de l’identification de ce lieu à une patrie – qu’il faudrait nécessairement défendre. Elle quitte Israël. Le chapitre a pour titre : « La fuite ». De 1952 à 1954, elle fait des tournées en Europe et bourlingue jusqu’en Turquie pour finir par poser ses valises en Italie. Bien que son écriture se soit déjà essayée dans les différentes langues où elle a séjourné, c’est en italien qu’elle commence son œuvre après s’être enfin sentie en mesure de demeurer quelque part. Là, petit à petit, avec peut-être pour seul et véritable miracle la rencontre en 1957 de son compagnon et mari, le poète et réalisateur, Nelo Risi, elle se laisse adopter par Rome où elle séjourne toujours. Elle a alors trente-six ans, dont vingt-trois d’exil et d’errance.

« J’abolirais le mot “patrie”, comme tant d’autres expressions : “mon”, “tais-toi”, “obéir”, […], “nationalisme”, “racisme”, “guerre” et presque aussi le mot “amour”, privé de toute substance. Il faudrait des mots nouveaux, y compris pour raconter Auschwitz » (p. 138). Cette nouvelle langue est donc l’italien ; on peut d’ailleurs remarquer qu’à l’aube de cette vie qui n’est pas moins nouvelle, elle décide de garder le nom de son dernier mari, Bruck, laissant ainsi celui du père. Associé au refus de se fixer en Israël et au choix de donner à son histoire personnelle un autre cap, on peut voir là un réel acte de libération, autrement dit, tourner la page tout en gardant en elle l’écriture qui l’a toujours motivée. En effet, malgré le milieu particulièrement démuni et peu cultivé, sinon en religion, dans lequel elle a grandi, la petite Edith nourrit très tôt un goût prononcé pour l’écriture et, avant tout, la poésie. Elle en écrivait autant qu’elle aimait en lire. Peut-être l’exercice poétique, qui sait condenser le sens et ramasser en quelques mots ce qu’un récit développerait en plusieurs phrases ou pages, lui a-t-il permis de traverser les langues sans y laisser une once de son inspiration ?

Dans sa préface au recueil de poèmes, concise et précise à la fois, René de Ceccatty rappelle que l’italien, ultime langue d’adoption, a permis à Edith Bruck de revenir sur les années à la fois destructrices et formatrices de sa vie. Elle avait certainement besoin d’être portée par cette chaleur mélodique pour revivre, à travers une grammaire et des mots radicalement différents du hongrois, le vif de son existence en y combinant distance et intimité. « Insatiable remémoration », dit justement de Ceccatty qui a rassemblé avec elle ce recueil au titre reprenant le premier vers du poème d’ouverture : Pourquoi aurais-je survécu ? Comme si cette question s’adressait à Primo Levi, dont elle a été proche. Pourquoi ? « Sinon pour témoigner / avec toute ma vie / avec chacun de mes gestes / avec chacune de mes paroles », écrit-elle. S’en trouve ainsi déplacé le « ici il n’y a pas de pourquoi » de l’intérieur du camp qui résonnait dans Si c’est un homme, vers une justification testimoniale qu’elle semble tenir à bout de bras dès 1975, date du poème. Si l’on entend dans ces vers l’écho d’une fatigue qui rappelle celle de Levi à la même époque, Edith, contrairement à ce dernier, continue de la porter toute sa vie. « Notre devoir est / de vivre et jamais de mourir / Pourquoi Primo ? », lui demande-t-elle encore récemment dans les derniers vers du poème « Une promenade avec Primo Levi » (2021).

Cette anthologie rassemble soixante-quatre poèmes venant de recueils parus dans plusieurs maisons italiennes entre 1975 et 2021. Les trois premiers ont été respectivement écrits en 1975, 1990 et 2021, les suivants adoptent une progression chronologique. Toutefois il était très judicieux de ne pas signaler à chaque poème sa date de parution, mais d’en regrouper le récapitulatif à la fin du volume. Car, précisément, ce que nous lèguent ensemble Edith Bruck et son écriture ne relève pas de la succession d’un calendrier. D’ailleurs, le recueil se clôt sur « La patrie » soulignant à quel point les convictions d’Edith Bruck ne se sont jamais émoussées en plus d’un demi-siècle.

Parmi les thématiques qui parcourent ces pages, le corps y est extrêmement présent ; peut-être l’italien y est-il pour quelque chose, mais le corps est présent sans les apprêts qui feraient oublier la vieillesse et ses dérangements. Pas de coquetterie chez cette femme qui porte sur le monde comme sur elle-même un regard direct – grâce aux détours de cette langue qui lui est propre bien qu’originellement étrangère. Cette tâche n’est pas aisée à qui prend de l’âge, a fortiori, après avoir vécu les humiliations et la déchéance physique de la déportation. Mais c’est l’évocation récurrente de la mère qui reste la plus frappante, cette « figure de l’absolu » (de Ceccatty) à la hauteur de laquelle seul son compagnon d’une soixantaine d’années, Nelo Risi, a presque su se hisser.

De « Naissance » à « Parlons mère » : ta bouche réduite en cendres ne me dira plus ni vérités ni mensonges ; de « Mère je pensais à ton sexe » à « Ma mère est une sainte » : elle faisait des miracles / dans le garde-manger ; de « Dans le soupir de ma mère » à « Est-ce que je vis ? » : je regarde le portrait de ma mère brûlée ; de « Mère-Dieu » à « Ce qui me manque », Edith Bruck converse avec sa mère, précisément, comme les Juifs savent s’adresser à Dieu, en l’interpellant et en l’invectivant, ou en n’oubliant pas de souligner ses manquements dont atteste l’omniprésence d’Auschwitz.

Toutefois, la présence obsessive de la mère dans ses écrits, si y vibre la violence de sa disparition et de la Shoah, recèle une vertu qui, sans la conjurer ni même l’atténuer, sait en contenir la peine. La répétition, procédé poétique s’il en est, se fait sentir à travers l’ensemble des poèmes et nombre des récits d’Edith Bruck comme un moyen de délimiter l’espace même où le sens recouvre ses propres possibilités, après avoir traversé l’épreuve du néant. Aussi l’évocation régulière de la mère trace-t-elle comme le cercle d’une scène à l’intérieur de laquelle sont invités le père, figure de l’anti-héros ou du malchanceux (le Schlemihl), les frères et sœurs et toute la famille, et même dans certains poèmes, la communauté. Sur cette scène que balisent les répétitions, les anaphores et les reprises, Edith Bruck s’entretient librement avec ses morts. En revanche, si la thématique de la « Patrie » revient, c’est pour désigner fermement ce qu’Edith Bruck rejette, n’acceptant pas plus aujourd’hui qu’hier ces dérives qui poussent à fermer les frontières et à redresser des murs au mépris de l’étranger (lire son poème Migrants de 2021).

Quand viendra mon heure

Je laisserai en héritage

Peut-être un écho à l’homme

Qui oublie et continue et recommence…

Ainsi conclut-elle « Pourquoi aurais-je survécu ? » Alors, ne perdons pas Edith Bruck. Mieux, gardons-là près de nous.