In September 1917, amid the deadliest of the fighting / the deadliest part of the fighting?, André Michelin published the first in a set of Michelin guides to the First World War battlefields. In these guides, the warrior landscape / the war landscape OR the wartime landscape was marketed for the first time as a desirable tourist experience for the general public. This scenography has unexpectedly come to prominence once again in recent times, with a new edition of the Michelin guide (2014), which invites contemporary tourists to explore the battlefields of the First World War. Through a sustained diachronic textual analysis of the rhetorical devices used — both then and now — to transform the warrior landscape into a desirable leisure activity, this article defines a new scenographic figure of memory.*
Keywords: Guides Michelin des champs de bataille, Dark tourism, War tourism, War Landscape, Paysage guerrier, Battlefield scenography.
Cet article se propose de définir une nouvelle forme scénographique de la mémoire qui a émergé de l’expérience touristique des champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Cette forme est apparue pour la première fois pendant la guerre, en septembre 1917 précisément, avec la publication du Guide Michelin sur les champs de bataille de la Grande Guerre (Michelin, 1917). Ce guide avait pour visée de commercialiser les paysages guerriers comme parc d’attraction touristique pour le grand public. Ainsi trouve-t-on ponctuellement, dans ces guides, des propositions telles qu’un pique-nique entre les vestiges des bombardements et des maisons pillées, une visite de musées reconvertis en bases militaires, ou encore une pérégrination entre églises bombardées et villages abandonnés (fig. 1). Un siècle après, une réédition de 2014 de ces mêmes guides sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale invite les touristes contemporains à « voir de leurs propres yeux » l’enfer, comme si la guerre était toujours en cours. La commercialisation d’un paysage en guerre est donc possible cent ans après et devrait, comme en calque, se superposer à un paysage désormais réinvesti, réaménagé, dans lequel les traces du conflit sont des stigmates résiduels. À travers l’analyse des dispositifs rhétoriques qui présentent la guerre comme une attraction touristique pendant le conflit et cent ans après, cette étude vise à définir comment la scénographie des champs de bataille peut elle-même défier des constructions conventionnelles de paix et de guerre, d’alliés et d’ennemis, d’hostilité et de cordialité.
Cette nouvelle forme scénographique émerge d’une personnalité inattendue : André Michelin, propriétaire de la première entreprise de fabrication de pneus en France. Depuis le milieu du XIXe siècle, la famille Michelin s’efforçait de promouvoir l’utilisation de pneus chez les propriétaires d’automobiles privées afin d’augmenter ses profits. Pour atteindre cet objectif, André Michelin a commencé, dès 1900, à publier des guides touristiques pour les voyages nécessitant une voiture ou un vélo, étant donné que le développement du tourisme augmenterait l’usage de ces moyens de transport et entraînerait inévitablement une consommation accrue de pneus.
Cependant, le déclenchement de la Première Guerre mondiale a rendu l’utilisation de véhicules privés pour le tourisme de masse hors de propos, puisque les destinations touristiques populaires dans les régions de France étaient en ruines et de nombreuses routes rendues inaccessibles. Confrontée à cette situation désastreuse et à cette grave menace financière pour leur entreprise, la famille Michelin a trouvé une solution inattendue pour relancer ses affaires : elle commercialiserait le paysage de ruines comme nouvelle attraction touristique, et augmenterait ainsi la demande de pneus en France. Par conséquent, en septembre 1917, alors que la guerre faisait rage, André Michelin publia le premier volume d’une série de trente-et-un guides sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, qui couvraient tout le front occidental. Ces guides contenant plus de 3 500 pages de texte, 1 000 cartes et 4 500 illus- trations dépeignaient la guerre comme une « réalité belle et tragique » et comme une attraction recommandée au grand public. Le guide a connu un succès retentissant dans le monde entier : il s’est vendu à plus de deux millions d’exemplaires entre 1917 et 1921, a été traduit en plusieurs langues – dont l’anglais, l’allemand et l’italien – et a déclenché une nouvelle vague de tourisme de masse qui s’est poursuivie jusqu’au début de la Seconde Guerre mon- diale (Murphy, p. 1-9).
Un nouveau Guide Michelin des champs de bataille de la Première Guerre mondiale a été publié en 2014 pour le centenaire de la Première Guerre mondiale. La nouvelle édition conseille aux touristes de s’imaginer suivre les traces des combattants. Les premiers se transforment ainsi en véritables témoins de la guerre, mais à l’époque actuelle, où il est impossible de voir un paysage de guerre en France. La nouvelle édition du guide n’est pas moins motivée par des motifs économiques que la première ; l’idée que les paysages sont des « témoins » de leur passé conduit des masses de touristes à visiter les anciennes lignes de front. Depuis 2014, des centaines de milliers de touristes ont visité les champs de bataille chaque année, transformant les histoires locales de la Première Guerre mondiale en attractions ren- tables qui, à leur tour, sont devenues la principale source de revenus de nombreuses régions de France actuellement confrontées à la désindustrialisation (Foulk, § 37). Le tou- risme des champs de bataille a connu un tel succès et a été si rentable que de nombreuses régions en France ont modifié artificiellement leur paysage afin de maximiser la visibilité de la destruction locale et d’encourager la transmission du passé (ibid., p. 6-7).
Des recherches antérieures sur le Guide Michelin des champs de bataille de la Première Guerre mondiale ont présenté le guide comme un exemple de pratiques de pèlerinage et de deuil des proches, de mise en scène de la destruction des paysages après la Première Guerre mondiale, ou comme des formes contemporaines de tourisme de masse, telles que le « tourisme sombre » et les tendances pratiques de retour sur les champs de bataille des guerres mondiales (Brandt ; Danchin). Une part importante de ces recherches prétend à tort que « le premier de ces guides a été publié très peu de temps après la fin de la guerre en 1919 (Murphy, p. 1 ; Seaton) », alors que son édition lui est contemporaine. Des théoriciens tels que Murphy affirment que le Guide Michelin présente des préjugés similaires à ceux que l’on trouve dans la culture populaire et la propagande de guerre, et que les guides touristiques décrivent avec précision ce qu’il s’est passé pendant la guerre pour le « tourisme macabre », mais à travers une représentation aseptisée (Murphy, p. 1).
Alors que les recherches précédentes utilisent le Guide Michelin comme moyen de comprendre les tendances liées à l’histoire de la guerre et du tourisme, cet article propose une analyse textuelle diachronique du guide. L’analyse des éditions du Guide Michelin publiées en 1917, 1919 et 2014 peut éclairer la manière dont cet ouvrage fait le contraire de la propagande française qui a utilisé une myriade d’images de paysages français dévastés pour justi- fier la nécessité de la guerre et l’hostilité entre Français et Allemands. En utilisant des images similaires à celles de la propagande, le guide en vient à nier l’existence du conflit et des belligérants, ainsi qu’à redéfinir le champ de bataille en tant que destination touristique sûre et paisible.
Pour retracer la forme de regard sur cette réalité « belle et tragique » imaginée et proposée dans le guide durant la Grande Guerre et à l’époque contemporaine, cet article se concentre sur la représentation par le guide de la première bataille de la Marne en tant qu’étude de cas représentative de la série complète des guides des champs de bataille de ce conflit mondial. Nous focalisons notre étude sur cette bataille spécifique de la Marne pour deux raisons : premièrement, le guide Michelin de la Marne est le premier volume de la série et le plus réussi ; deuxièmement, la Marne symbolise le paysage français dévasté à la suite de la guerre.
À cette fin, cet article propose une lecture comparative de trois volumes des Guides Michelin du champ de Bataille de la Marne. Le premier guide est publié en septembre 1917, trois ans après la première bataille de la Marne, mais avant la seconde bataille de 1918. Le deuxième guide couvrait la deuxième bataille de 1918 et a été imprimé en 1919. Le troisième guide, qui examinait les deux batailles de la Marne, a été publié en 2014 pour coïncider avec le centenaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Il s’agit d’examiner chacun de ces guides à travers une analyse comparative des textes, des photographies et des illustrations. Premièrement, la représentation du regard des témoins directs conventionnels de la guerre – les soldats et les victimes civiles – est comparée à la représentation du regard de touriste sur le champ de bataille. Deuxièmement, les représentations du champ de bataille pendant les combats sont comparées à celles du champ de bataille en tant qu’attraction touristique. Troisièmement, c’est toute la construction de la guerre et de la paix dans le guide qui est analysée.
UNE ILLUSION DE PAIX EN TEMPS DE GUERRE
Le premier guide, publié en 1917, se présente comme un beau cadeau convenant aux jeunes enfants et ayant une destination à la fois universelle et personnalisée : « Les Guides Illustrés Michelin de vos Champs de bataille ». La préface du guide peut ici servir de clé pour comprendre la dimension personnelle de l’appréhension du champ de bataille proposée au lecteur : « Il ne suffit pas de voir, il faut aussi comprendre ; une ruine est plus émouvante lorsqu’on en connaît l’origine, tel paysage qui paraît terne à l’œil non averti se transfigure par le souvenir des luttes qui s’y sont livrées » (Guide Michelin, La Marne, 2014, p. 15). Le guide propose de remédier à la tristesse des ruines par une approche commémorative. Cette expérience de relecture de la bataille en une forme conviviale n’est pas le fruit d’intentions poétiques. Au lieu de cela, il en découle une présentation claire et raffinée de la belle et tragique réalité des champs de bataille. Plusieurs méthodes sont utilisées dans le guide afin de créer une expérience de paix en période de guerre.
La première méthode consiste en la construction d’une commémoration ancestrale et ritualisée de la guerre comme un fait entendu, alors même que les combats faisaient encore rage. Comme l’explique Winter, les monuments construits en France entre 1914 et 1918 se caractérisaient par une dimension locale et une sensibilité aux besoins personnels des personnes nouvellement endeuillées, dont les identités étaient familières à ceux qui assistaient aux cérémonies ou passaient devant les monuments. Le caractère répétitif des messages et des cérémonies liés aux monuments n’est devenu évident que des décennies après la guerre (Winter, p. 95). Comme les touristes côtoient les familles et les communautés en deuil, le Guide Michelin fabrique un héritage collectif et impersonnel de commémoration à partir de ces monuments intimes et familiaux. Ainsi, alors que les batailles faisaient toujours rage, le guide invitait le touriste à visiter des monuments et des pierres tombales où il affirmait que « chaque année » (Guide Michelin, La Marne, 2014, p. 15) depuis la guerre, des cérémonies importantes avaient lieu. Ces pierres tombales et monuments qui, selon le guide, étaient associés à un héritage de commémoration, étaient généralement provisoires, impromptus, ou avaient été fabriqués pour les guerres du XIXe siècle, mais convertis pour commémorer la Première Guerre mondiale comme s’ils appartenaient à une longue tradition de cérémonies, de rituels et de routines. Cette impression est renforcée par les photographies de monuments, toujours prises alors qu’une foule nombreuse, accompagnée d’autorités militaires ou religieuses, était rassemblée autour des objets de commémoration (fig. 2). L’écart illusoire entre le temps de la guerre et les vacances est si important que le guide suggère même aux touristes de visiter les tombes des soldats allemands dans la Marne, donnant l’impression que le conflit s’est produit dans un passé lointain.
La deuxième méthode se fonde sur l’opposition de pho- tographies avant/après le bombardement de la Marne tout au long du guide. Ces photographies utilisent des techniques graphiques pour préserver une distance artificielle entre le « temps de la guerre » et les vacances. La première technique brouille les photographies « avant » et applique des niveaux élevés d’éclairage aux images « après ». La deuxième technique supprime tout effet de bombardement du cadre. La troisième technique utilise des touristes et des passants aléatoires comme point de fuite des photos, comme si les champs de bataille étaient déjà remplis de visiteurs.
La troisième méthode consiste à faire une analogie entre l’expérience du touriste et celle du soldat allemand sur les champs de bataille. Emmanuel Danchin a qualifié les images du soldat allemand et de ses actions dans la culture française dominante d’horribles de cruauté. Par exemple, dans la plus importante série de cartes postales (2 000 estampes) de 1917 présentant un paysage en ruines et intitulée « La France reconquise », les soldats allemands sont nommés « prussiens », « bandits » et « vandales » sur 30 % des cartes, et le terme « ennemi » apparaît sur 41,5 % des cartes (Danchin, p. 134). Contrairement à cette tendance culturelle française à diaboliser les soldats allemands pendant la Première Guerre mondiale, le terme « ennemi » n’apparaît pas dans la section touristique du premier Guide Michelin. Le Guide Michelin dépeint les soldats allemands comme partageant les expériences de vacances des touristes en appréciant des œuvres d’art, en se promenant et dégustant la cuisine locale. Le pillage, l’un des comportements les plus méprisés de la guerre, est présenté sur un ton amusé dans le guide. Par exemple : « Des Allemands se firent ouvrir la porte et demandèrent du vin : « Oh ! répon-dit la supérieure, les religieuses ne boivent que du coco ! » (Michelin, 2014, p. 102) L’accent mis sur le vin et le champagne coûteux choisis par les Allemands plutôt que sur les sentiments d’horreur et d’impuissance des victimes du pillage rapproche les belligérants du touriste indulgent qui déguste le même vin et le même champagne (ibid., p. 84).
De plus, le texte est illustré par une galerie de portraits de soldats allemands sur fond de paysage en ruines, et dirigeant leur regard vers le spectateur de l’image. En photographie, cette forme de documentation est appelée « image de demande » parce qu’elle représente la figure photographiée demandant l’unité et la fraternité avec le spectateur. Ce mode de photographie est particulièrement identifié à la documentation touristique, car il permet aux touristes de documenter leur expérience d’une manière pratique à communiquer et à revivre. Les touristes partagent également certaines pratiques avec les soldats documentés. Par exemple, la section tourisme (Abousnnouga & Machin, p. 44) du Guide Michelin contient de nombreuses photographies de soldats allemands utilisant des vélos, le moyen de transport recommandé au touriste dans l’ouvrage (fig. 3). Le guide précise que ces moyens de transport sont des vélos de ville pour les loisirs, et l’une des légendes de la photo indique que le soldat allemand documenté utilise le vélo de ville d’une femme.
Ces méthodes créent l’illusion d’une frontière significative distinguant période de conflit et temps « sûr » des vacances d’après-guerre, et falsifient la réalité de sites saccagés par des combats toujours en cours pour donner l’impression d’une restauration de ces paysages en lieux touristiques accueillants. J’aimerais rapprocher cette expérience du terme « bulle touristique » comme clé de compréhension de l’expérience touristique du champ de bataille pendant la guerre. Le théoricien Jean Remy soutient que le concept de tourisme s’explique principalement par l’affirmation du sens significatif d’un « ailleurs » réalisé par une séparation entre deux sphères. La première sphère est le lieu d’origine du touriste. La seconde est la « bulle touristique » créée autour de lui, une zone géographique d’installations et d’attractions touristiques séparée de son environnement par des limites spatiales ou psychologiques. Cette expression fait généralement référence aux villages de vacances ou hôtels spas « tout compris », assurant au touriste sécurité et isolement du reste du monde (Rémy, 1994).
L’illusion de vivre déjà une période d’après-guerre, l’occultation de l’environnement hostile du champ de bataille et l’établissement d’une affinité émotionnelle avec les soldats allemands servent d’outils pionniers pour créer une « bulle touristique » loin des réalités du conflit. Le touriste peut ainsi bâtir son propre récit en inventant un « ailleurs » au réel, et a donc toute licence, par exemple, pour envisager l’armistice comme point de départ de ses vacances, ou bien encore pour réécrire un paysage de ruines à l’aune de son désir de côtoyer un environnement paisible et pittoresque. Le champ de bataille, ses ruines et ses pertes ont paradoxalement permis la construction d’une bulle touristique et ont offert aux témoins de la Première Guerre mondiale l’occasion de prendre des vacances au milieu des horreurs du conflit.
UNE ILLUSION DE GUERRE EN TEMPS DE PAIX : 1919
L’introduction du Guide Michelin de 1917 assurait que, bien qu’un accord de paix n’ait pas encore été officiellement « signé », les destinations proposées par l’ouvrage étaient déjà complètement sûres et accessibles. En juillet 1918, moins d’un an après la publication du guide, la deuxième bataille de la Marne a lieu et démentira cette déclaration. Cet évènement crée par sa violence une nouvelle topographie des ruines et des démolitions dans la Marne, et entraîne la réécriture du premier Guide Michelin pour le mettre à jour. La publicité pour le guide promet une expérience immersive dans l’illustration d’une foule d’enfants écoutant une lecture du livre : « Vous qui n’avez pas pu visiter ou revoir le front, vous aurez l’impression de le parcourir en lisant les Guides illustrés Michelin des Champs de bataille. […] ils font revivre aux yeux du touriste toute la guerre » (Michelin, 1919). Revivre la guerre quelques mois après l’Armistice pourrait être considéré par un survivant du conflit comme une expérience horrible. Cependant, cette expérience a été commercialisée auprès du grand public comme convenant à toute la famille. À cet égard, trois méthodes émergent du guide pour parvenir à créer une expérience de guerre en période de paix.
La première méthode est une reformation de la destination de vacances en tant qu’environnement hostile. Ainsi, alors que le mot « ennemi » était absent du guide de 1917, le second guide ne contient pas quant à lui le terme « paix ». Dans une période historique où le Guide Michelin aurait pu prétendre constituer une ligne de démarcation entre le temps de guerre et le temps de paix, ce livre se réfère plutôt au soldat allemand comme à un « ennemi » plus de quarante fois, y compris en première page. Ce langage suggère que la relation d’inimitié ou d’hostilité était inhérente à l’identité allemande définie par les Français.
La deuxième méthode est spatiale. Dans ce guide, il n’y a aucune trace de la restauration des sphères privées ou publiques. Alors que le premier Guide Michelin créait une image fictive de l’après, celui-ci dépeint exclusivement la Marne à travers ses ruines. La plupart des destinations proposées par l’ouvrage sont introduites par « Les ruines de… », comme si elles n’avaient d’identité ou de valeur qu’en tant que vestiges de la guerre (fig. 4). Après avoir réduit la Marne à ses ruines, les photographies avant/après du premier guide ont été remplacées par un nouveau genre d’images connexes de deux versions du même bâtiment détruit : la première image présente les ruines du bâtiment comme le résultat de la première bataille de la Marne, tandis que la seconde représente les vestiges du même bâti- ment après la deuxième bataille de la Marne.
La troisième méthode est l’adoption du point de vue militariste des soldats sur le champ de bataille. Alors que le premier guide crée une analogie entre les expériences des soldats allemands et des touristes sur les champs de bataille, il n’y a plus de photos « de demande » des soldats regardant l’appareil photo pendant leur temps libre dans le guide de 1919, et la seule représentation des soldats allemands est celle de prisonniers humiliés ou de cadavres gisant au sol. Les soldats français et américains sont représentés dans des portraits statiques ou engagés dans des combats, lorsque leur regard est dirigé vers des scènes d’une violence extrême ou vers l’horizon des ruines (fig. 5). En photographie, cette forme est connue sous le nom d’« image d’offre », car, à travers le regard focalisé sur l’horizon, la scène est proposée au spectateur (Abousnnouga & Machin, p. 44). Ainsi, bien que les scènes violentes soient hors de la vue du touriste, l’image du regard sur les atrocités crée une impression de contact indirect avec la bataille qui passe directement par l’identité nationale du soldat représenté. Le point de vue des combattants sur le champ de bataille est ancré dans l’image de ce champ comme s’il était inséparable des paysages. Cette intégration crée une promesse intemporelle de communiquer les atrocités de la guerre du point de vue des soldats, ce qui justifie et glorifie la violence de la guerre.
Le parti pris martial et nationaliste du Guide Michelin de construire cette représentation de l’ennemi comme méprisable s’oppose à certaines prises de conscience de l’après-guerre. Une fois les dissensions estompées, la conscience d’une douleur symétrique entre les belligérants révéla la part non négligeable des dommages et exactions que l’armée française avait infligés aux Allemands. À l’aune de cette relecture, la perspective du souvenir des hostilités sous un angle si national et déshumanisant pour le soldat allemand – cela au cœur du texte et des visuels du guide –, semble ici, de façon manichéenne et caricaturale, distin- guer le « moral » du « barbare », de même que l’auto-défense « juste » de l’intrusion « vicieuse ».
Le guide de 1917 a tenté de distancier illusoirement la période de guerre et le temps des vacances de l’après-guerre. Même publié pendant le conflit mondial, il tentait de créer cette « bulle touristique » isolant le touriste dans un territoire protégé, non violent, voire accueillant. Étonnamment, pour construire une « bulle touristique » sûre et plaisante après la guerre, le guide de 1919 a reconstruit les mentalités de l’hostilité, de l’antagonisme et de la haine pour « l’ennemi », qui n’était alors plus un ennemi en dehors de l’expérience touristique, offrant ainsi un sentiment de sécurité et de bien-être aux individus menacés par une crise de conscience pendant l’après-guerre.
UNE MONUMENTALISATION DES CHAMPS DE BATAILLE : 2014
On aurait pu imaginer que l’invention, pouvant sembler cynique, d’un champ de bataille comme « bulle touristique », recommandée à toute la famille, disparaitrait dans les limbes après le conflit mondial. En fait, un nouveau Guide Michelin des champs de bataille de la Première Guerre mondiale est publié en 2014, à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale : Aujourd’hui, la Grande Guerre fascine. Les musées, mémoriaux et « centres d’interprétation » ont fleuri. […]. Aujourd’hui, nous assistons à ce que j’ai proposé d’appeler une vraie « privatisation de la Grande Guerre » et les familles veulent savoir où l’arrière-grand-père a combattu, où il est éventuellement mort (Orain, in Michelin, 2014).
N’excluant pas le profond sentiment de perte tant patrimoniale qu’humaine du conflit, les sites restent une destination touristique « fascinante » et « florissante », ambivalence qui fut le propos même du guide de 1917. Cette « privatisation de la Première Guerre mondiale » peut, en l’occurrence, servir de clé pour opposer le travail de deuil des générations de descendants des poilus cherchant des traces mémorielles de leurs ancêtres, et la financiarisation de la Première Guerre mondiale comme produit faisant fi de liens intergénérationnels hypothétiques.
Cette forme commerciale du guide le plus récent inclut une liste de recommandations « de A à Z » rassemblant des attractions sportives telles que le kayak, ou encore des commerces tels des restaurants, des cafés, des boucheries et des magasins – où le touriste pourra acheter les meilleurs vins, champagnes, biscuits et autres truffes –, ces adresses côtoyant les localisations de sites de bataille, de monuments, de musées de guerre, ou encore se référant à la littérature de 1914-1918 (Céline et Cendrars, notamment). Réexternaliser la guerre devient donc un principe articulé en trois méthodes distinctes.
La première se fonde sur la mise en avant des monuments commémoratifs du champ de bataille dans les images avant/après. La maquette du guide de 2014 peut se superposer en de multiples points à celle du guide de 1917. L’assemblage d’images « avant » et « après » figure ainsi sur les deux couvertures, plaçant simultanément la même photo « avant », à gauche, cette dernière étant de surcroît la reproduction colorisée d’une illustration de la première édition du guide, présentant des soldats à un moment critique de la bataille. La photographie « après » de l’édition récente représente un monument local immortalisant dans la pierre la gestuelle des soldats combattants. Dans l’édition de 2014, le touriste n’est donc désormais plus invité à s’identifier à l’acteur et témoin de la bataille, mais plutôt à scruter l’instant sculpté d’un monument commémoratif, confinant sa lecture des évènements à un bloc de pierre inanimé. Le guide d’après-guerre, en contraste, exposait des images organiques de ruines et de violence extrême dont les soldats les incarnant avaient été témoins.
La deuxième méthode personnalise le point de vue des touristes contemporains et celui des anciens combattants. Un e-book publié simultanément à l’édition récente propose une alternative au regard figé sur les sites mémoriels, animant littéralement la bataille dans sa chronologie. On y insère des vidéos parfois répétitives et dépourvues de toute contextualisation détaillée. Papier et technologie interactive se complètent ici dans deux versions éditoriales, aboutissant cependant à des constats similaires. Ainsi, l’image du militaire immobile dans les trois extraits plus haut pourrait aisément se superposer à celle d’un monument commémoratif. Une imagerie dévitalisée nous est donnée à voir, à l’instar d’un court film pris d’un avion durant une bataille, dont le cadre d’une perspective aérienne ne propose rien d’autre que le déroulement en travelling d’un paysage dévasté, impersonnel, sans but ni objectif précis ni signe de vie au sol. Cet objet filmique devient une pure abstraction.
La troisième méthode consiste en une occultation de la vie quotidienne en France contemporaine. La pétrification du regard du touriste sur les sites immuables décrits dans cet article poursuit son œuvre dans le guide récent, ne contenant par conséquent aucune trace de la vie quotidienne contemporaine dans la Marne. Passants éventuels, magasins et commerces, maisons privées, services publics ou tout signe d’habitudes locales sont absents des cadres photographiques. Ceci résume alors une région de 8 179 kilomètres carrés à un territoire déserté et essentiellement dédié à commémorer la Première Guerre mondiale à travers monuments, pierres tombales et grands cimetières.
En produisant les anciens champs de bataille comme un spectacle, la situation de conflit fonctionne comme un « ailleurs » pour le touriste contemporain. De cette façon, le guide invite aujourd’hui le touriste contemporain à imaginer que les révélations d’instabilité et d’injustices ne sont rien de plus que des vestiges monumentaux d’un passé lointain.
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Cent ans après la fin de la Première Guerre mondiale, le paysage de ruines est commercialisé et présenté comme une attraction touristique fascinante et florissante pour toute la famille. Avec des centaines de milliers de visiteurs chaque année, le tourisme sur le champ de bataille connaît un tel succès qu’il réforme efficacement les horizons français du XXIe siècle pour maximiser la visibilité de la destruction locale. Cette attirance du grand public pour l’expérience du terrain contemporain en tant que champ de bataille (Foulk, p. 6-7) – tout en suivant les traces des combattants – ne peut s’expliquer exclusivement ni par intérêt historique et culturel ni par pure curiosité.
La scénographie des champs de bataille dans les guides Michelin propose de nouvelles compréhensions des constructions de la paix et de la guerre à travers l’expérience du passé à la fois dans le texte écrit et dans l’espace physique. De cette manière, le destinataire du guide de 1917, une vraie victime de la guerre, a été invité à poser un regard extérieur sur les ruines, comme si la guerre n’était plus d’actualité, au lieu d’assister directement à la destruction qui se déroulait sous ses yeux. Dans le présent, le touriste est conduit par le guide à imaginer pendant ses vacances que l’insécurité et l’instabilité politiques, sociales et culturelles n’appartiennent qu’à un passé ancien – comme si le point de départ des vacances, la réalité contemporaine à laquelle le public doit faire face ne permettait d’envisager aucun dommage, conflit et injustice. ❚
ŒUVRES CITÉES
Abousnnouga, Gill & David, Machin, 2013, The Language of War Monuments, London, Bloomsbury.
Brandt, Susanne, 1994, « Le Voyage aux champs de bataille », Vingtième siècle, n° 41, p. 8-22.
Danchin, Emmanuelle, 2015, Le Temps des ruines, 1914-1921, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Foulk, David, 2016, « The Impact of the “Economy of History”: The Example of Battlefield Tourism in France », Mondes du tourisme, https://journals.openedition.org/tourisme
Michelin, André, 2014, La Deuxième bataille de la Marne : un guide, un panorama, une histoire, Clermont-Ferrand, Michelin & Cie.
Michelin, André, 1919, La Deuxième bataille de la Marne : un guide, un panorama, une histoire, Clermont-Ferrand, Michelin & Cie (fiche attachée).
Michelin, André, 1917, Guides illustres Michelin des champs de bataille : un guide, un panorama, une histoire, 1914-1918, I, La Marne, 1914-1917, 31 volumes, Clermont-Ferrand, Michelin & Cie.
Murphy, Brian, 2015, « Dark Tourism and the Michelin World War I Battlefield Guides », Revue d’études franco-irlandaises, 4.
Orain, Philippe, 2014, in Guide Michelin des champs de bataille 1914-1918 : La Marne et la Champagne, Boulogne-Billancourt, Michelin.
Remy, Jean, 1994, « L’Implication paradoxale dans l’expérience touristique », Recherches sociologiques, vol. 25, n° 2, p. 61-78.
Seaton, A. V., 2000, « “Another Weekend Away Looking for Dead Bodies…”: Battlefield Tourism on the Somme and in Flanders », Tourism Recreation Research, 25, p. 63-77.
Winter, Jay, 1995, Sites of Memory, Sites of Mourning: The Great War in European Cultural History, Cambridge, Cambridge University Press.
* Je voudrais remercier mes deux directeurs de thèse, Madame la professeure Michèle Bokobza Kahan (Tel Aviv University) et Monsieur le professeur Alexandre Gefen (Université Sorbonne Nouvelle), l’Azrieli Foundation for the Azrieli Fellowship, le Chateaubriand Program for the Chateaubriand Fellowship et le Fulbright Program for the Fulbright Fellowship.