Introduction du dossier dirigé par Catherine Brun, Sébastien Ledoux & Philippe Mesnard
Le passé de la guerre d’Algérie et de ses suites est une question présente dans la société française. Peut-être y a-t-il eu des pics où ces huit années, de 1954 à 1962, sont revenues sur le devant de la scène, mais elles n’ont probablement jamais cessé d’être vives pour certains groupes comme les harkis ou les pieds-noirs depuis leur arrivée en Métropole. Peut-être ont-elles, à travers l’expérience des appelés, teinté le rapport à l’autre – aux autres comme à soi-même – de toute une société. Peut-être les immigrations économiques à partir des années 1970 ont-elles, à leur suite, entretenu la référence contiguë, d’un côté, du racisme toujours prégnant dans une partie de la population française – minoritaire, veut-on espérer –, de l’autre, de la condition de subalterne dans laquelle a été maintenue la grande majorité des travailleurs algériens.
Mais peut-être aussi la société française a-t-elle toujours tenté de négocier avec elle-même. S’il a été plus évident, à partir des années 1970, de dénoncer et de délégitimer les brutalités et cruautés de guerre, la remise en question est extrêmement délicate quand elle concerne un système colonial et la duplicité de Républiques (IIIe, IVe, Ve) qui ont été à la fois porteuses des valeurs des droits de l’homme, et responsables d’actions dégradantes et extrêmement violentes sur des populations assujetties, comme ce fut le cas en Algérie dès 1830.
Autant dire que la question est multiple et n’engage pas seulement ce que l’on comprend aujourd’hui sous le terme de « mémoire ». Autant dire que le rapport à ce que l’on entend par « guerre d’Algérie » et, indissociablement, à la colonisation, est une question critique qui interpelle directement les phénomènes et les dispositifs mémoriels. Voilà déjà une raison pour que Mémoires en jeu réponde à la nécessité de s’y intéresser, mais cette raison n’est pas suffisante. Si nous avons choisi de consacrer, en ce moment charnière de 2021-2022, un numéro spécial aux « mémoires » de la guerre d’Algérie, autrement nommée la guerre d’indépendance algérienne, c’est en rapport avec une actualité mémorielle qui ne cesse d’accélérer sa gravitation autour de ce pôle diffracté.
On le sait, l’année 2022 est et sera largement occupée par les rappels et les commémorations de la fin de ces années d’affrontement. Peut d’ores et déjà être présagée, aussi bien dans l’espace public que dans l’espace privé, une hyperactivité mémorielle. De nombreuses initiatives constituent dorénavant une scène extrêmement animée dont les jeux et les paroles s’avèrent médiatiquement amplifiés. Ces initiatives sont intellectuelles et académiques (publication d’enquêtes, analyses savantes, travaux d’historiens, exigence de l’ouverture dérogatoire des archives), culturelles (expositions, films, romans, pièces de théâtre, bandes dessinées) et gouvernementales (reconnaissance de faits restés dans l’ombre, commande d’un rapport officiel par le président Emmanuel Macron, constitution d’une « Commission Mémoire » rattachée à l’Élysée pour assurer le suivi de ses préconisations, ouverture de certaines archives, prises de position diplomatiques). Autant dire que la construction d’un horizon d’attente concernant spécifiquement cette guerre est déjà très avancée, les controverses y ayant une place de choix.
De surcroît, la relation à ce passé est étroitement conditionnée par l’évolution des relations entre la France et l’Algérie en lien avec des incertitudes politiques de part et d’autre de la Méditerranée. D’un côté, les modes de gouvernance en Algérie sont remis en question par la fragilisation des fondations historiques et idéologiques du FLN et l’essoufflement de l’appareil d’État auxquels répond notamment le mouvement Hirak porté par l’esprit des révolutions arabes. De l’autre, en France, les élections présidentielles d’avril 2022 sont un moment de prédilection pour que, à travers des tendances populistes et identitaires venant en partie de l’extrême droite, réapparaissent les fantômes du ressentiment et les voix des nostalgiques sinon de l’« Algérie française », du moins de la puissance coloniale dont certains groupes d’influence n’ont jamais fait le deuil.
Les contributions que rassemble ce numéro viennent des deux rives. Elles traitent de la situation actuelle de cette mémoire, de ces mémoires, dans les deux pays. Dans le souci de varier les niveaux d’échelle, une attention particulière est portée à la Région Auvergne-Rhône-Alpes dans laquelle nous avons vu comme une sorte de laboratoire des mémoires de la guerre d’Algérie et de leur sédimentation. La topographie mémorielle marquée par la guerre d’Algérie s’y étend du petit village des Rousses, aux limites d’Évian ont été négociées entre émissaires algériens et français dans le plus grand secret, jusqu’au cœur de Lyon, à la prison de Montluc où ont été détenus des centaines de militants engagés pour l’indépendance de l’Algérie, dont huit ont été exécutés.
Nous avons souhaité rassembler des voix qui parfois se contredisent – car Mémoires en jeu ne cherche pas à entretenir l’idée d’un consensus et se constitue, au contraire, comme un espace capable d’accueillir la contradiction. À ce souci, s’est associée l’exigence de traiter de questions mémorielles extrêmement contemporaines (sans négliger leur contexte ni leurs conditions historiques).
Notre travail de récolte a donné lieu à deux sections. L’une est centrée sur les domaines de l’histoire, de la politique et de la société avec les scènes qui leur sont propres. L’autre concerne les domaines littéraires et artistiques et les rapports de la culture avec la société. Ces sections ne sont pas étanches, même si elles ne s’inscrivent pas dans les mêmes temporalités et optent pour des postures diverses en réponse aux persistances et rejeux du passé.
Pour aborder les politiques mémorielles, nous avons invité des historiens qui sont au premier plan des débats actuels. Avec le souci de rendre compte de l’acuité des différends en Algérie, c’est d’entrée de jeu que nous avons donné la parole à Amar Mohand-Amer, représentant un groupe d’historiens qui contestent le monopole de l’État algérien sur les archives. Suivent de longs entretiens avec Benjamin Stora, Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche. Au cœur des questions soulevées par ces deux dernières, se font entendre les positions de Fabrice Riceputi et Malika Rahal, responsables d’un site sur la question des disparus. Après quoi la condition mémorielle des harkis est analysée par Giulia Fabbiano. Dans la longue section qui suit, le Réseau Mémorha propose une cartographie des sites et des traces symboliques, imaginaires et réelles de la guerre d’Algérie en région Auvergne-Rhône-Alpes. La réflexion sur le rapport entre espace et mémoire est poursuivie par Béatrice Dubell à propos des projets qu’elle a réalisés dans cette même région, puis, par Philippe Mesnard qui tente d’ouvrir le débat en se demandant à quelles conditions la guerre d’Algérie peut-elle s’exposer. La contribution suivante nous fait passer à nouveau de l’autre côté de la Méditerranée avec Karima Dirèche et Lalia Chenoufi sur la place de la mémoire de la guerre d’indépendance algérienne dans le mouvement Hirak. Cette section se termine sur l’étude, menée par Paul Max Morin, de ce que cette page d’histoire représente pour les jeunes Français aujourd’hui. Puis une approche de l’enseignement de la guerre d’Algérie est donnée par Benoît Falaize alors qu’Abderahmen Moumen décrit le fonctionnement du dispositif « témoins » où se rencontrent, depuis 2017, un appelé, un harki, un rapatrié, un FLN témoignant ensemble auprès de publics scolaires. On voit ici que nous n’avons cessé de situer ce dossier à l’extrême contemporain de notre temps mémoriel et de ses exigences éthiques.
La deuxième section se concentre sur la présence de la guerre d’Algérie et de ses mémoires dans les littératures et les arts. Catherine Brun y analyse la féroce trilogie anticoloniale de Mathieu Belezi, Hervé Sanson les déplacements opérés par les œuvres de deux autrices algériennes, Maïssa Bey et Hajar Bali, Catherine Milkovitch-Rioux se concentre sur Des Hommes, à la fois le roman (2009) de Laurent Mauvignier et le film (2020) de Lucas Belvaux, Anne Roche traite du roman contrefactuel Rêves de gloire de Roland C. Wagner et Anne Schneider décrit l’importance de la littérature jeunesse. Tristan Martine, quant à lui, dresse un tableau général de l’ample traitement du sujet dans la bande dessinée. On passe sur la scène et à l’écran avec Meryem Belkaïd à propos du cinéma algérien et français. Mustapha Benfodil donne un entretien sur son théâtre alors que Hajer Ben Boubaker et Emily Quintin Shuman abordent la référence à la guerre d’Algérie dans le rap des deux côtés de la Méditerranée. Comme en écho, Katia Kameli nous a confié des prises de vue de son Roman algérien, accompagnées d’une présentation de Clément Dirié. Au croisement de l’art et des questions de société, la psychanalyste et autrice du Trauma colonial Karima Lazali s’entretient longuement avec Kader Attia, artiste et fondateur de La Colonie. Pour finir, on se focalise sur la présence de la guerre d’Algérie dans l’édition à partir d’un questionnaire adressé à une dizaine d’éditeurs français et algériens. Un entretien avec François Gèze, acteur historique du champ ayant repris la maison de François Maspero pour fonder La Découverte, clôt l’ensemble en ouvrant le propos sur les questions coloniales et la place que tient la guerre d’Algérie dans l’évolution des stratégies de l’armée française qui, elle aussi, a une mémoire.
Mémoires en jeu ne pense pas sans images, la mémoire étant elle-même peuplée d’images. Aussi une attention particulière a-t-elle été donnée à la couverture iconographique. À notre demande, Fethi Sahraoui a traversé l’Algérie d’est en ouest au printemps 2021 pour y retrouver des lieux de répression, d’internement, de déplacement, de combat, de peuplement. Un fil rouge les relie tous : aucun n’est patrimonialisé. En effet, nous avons voulu tenir la revue comme ses lecteurs à l’écart des représentations monumentales qui portent le discours officiel du pouvoir. À l’endroit même où se plient les deux sections, entre histoire et société, d’un côté, arts et culture, de l’autre, vient s’exposer le travail de Nadja Makhlouf disposant sous forme de diptyques les photographies de femmes combattantes telles qu’elles étaient à l’âge de leur engagement, et telles que, portant un regard rétrospectif sur leur histoire comme sur l’histoire, la photographe les a rencontrées.