Entretien avec René de Ceccatty mené par Philippe Mesnard le 29 mars 2022.
Il arrive d’entendre moquer l’expression « passage de témoin ». De même, l’on a souvent connoté péjorativement celle de « témoin de témoin ». Ou bien on l’a étroitement assignée à la littérature mémorielle, contemporaine de la disparition des derniers rescapés. C’est là voir la question du témoignage de bien haut ou par le petit bout de la lorgnette. Le témoignage est passage. Sans le mouvement même qui en porte la parole, il est réduit à un instantané que parfois on essentialise, alors que la place du témoin invite les témoins à se donner le relais en toute modestie face au réel dont ils transmettent l’expérience. Témoin et témoignage nécessitent des passeurs et il est des époques, comme la nôtre depuis les grands cataclysmes qui l’ont précédée, où cette tâche acquiert une valeur profondément éthique. C’est en ce sens que René de Ceccatty est un acteur clé de la découverte d’Edith Bruck et de son œuvre par le public francophone. Il a su reconnaître en cette femme un être d’une intelligence aussi incroyable que la vie qu’elle a menée, non seulement en lisant ses livres et en la rencontrant, mais aussi parce qu’il est sensible et ouvert – en cela prédisposé – à ce qui touche au témoignage et notamment aux questions liées à la Shoah. Sans lui, les ouvrages d’Edith Bruck seraient restés dans le purgatoire de la bibliothèque dans lequel les avait relégués leur première maison d’édition française, en dépit des efforts du directeur de collection qui avait été littéralement saisi par l’œuvre après l’avoir découverte, en 1999. C’est pourquoi il était de première importance de donner la parole à René de Ceccatty pour qu’il retrace sa rencontre avec elle, introduise à son écriture et qu’il nous livre, à travers son regard, un portrait intellectuel et affectif de cette femme qui ne s’est jamais résolue à être dépossédée de son destin.
Vous avez rencontré Edith Bruck il y a peu de temps, comment cela s’est-il passé ?
René de Ceccatty : C’est une rencontre très troublante. Je devais écrire deux préfaces pour deux ouvrages italiens dont un sur Luce d’Eramo (Ultima luna) pour Feltrinelli. À cette occasion, en 2020, je découvre un livre d’entretiens avec cette dernière, Io sono un’aliena (Je suis une étrangère, Edizioni del lavoro, 1999, p. 43-44) où elle parle avec beaucoup d’admiration d’Edith Bruck, nom que je n’avais jamais rencontré auparavant. Je commande aussitôt ce que je peux trouver en italien et en français pour les ouvrages que vous aviez déjà publiés, chez Kimé. J’ai été complètement ébloui par son ton, son style, sa force, sa noblesse ! Le hasard a fait qu’au bout d’une semaine à peine, alors que j’étais encore plongé dans les livres d’Edith Bruck, je reçois un mail de l’universitaire, Eugenio Murrali, qui m’avait commandé la seconde préface – il s’agissait d’actes de colloque sur Dacia Maraini, romancière que je connais depuis très longtemps, pour les Quaderni del ‘900, n° XX, année 2020 –, me disant que sa grande amie, Edith Bruck précisément, aimerait beaucoup me rencontrer ! Évidemment j’ai tout de suite dit oui et lui ai écrit par mail. Elle m’a répondu qu’elle savait que j’étais traducteur et éditeur de littérature italienne, qu’elle avait bien été traduite en français, et reconnaissante à sa traductrice et à son éditeur mais que, la distribution des ouvrages en librairie ayant été très faible, elle aurait souhaité être republiée et qu’une partie importante de son œuvre restait à traduire. J’ai proposé à Adrien Bosc, qui travaille comme moi au Seuil et qui dirigeait alors la collection de poche, « Points », de reprendre ces titres, mais il m’a dit que mieux vaudrait que cette réédition soit accompagnée d’une nouveauté qu’il pourrait publier éventuellement au Sous-Sol, sa propre maison, qui fait partie du même groupe éditorial que le Seuil. Edith Bruck m’a alors parlé de son dernier texte, Le Pain perdu, qu’elle venait d’achever et qui devait paraître à la Nave di Teseo, six mois plus tard. Elle m’a envoyé, par mail, le fichier qui était sur son ordinateur et je l’ai trouvé encore plus impressionnant que les autres. J’en ai parlé à Adrien Bosc et il m’a fait confiance.
Les choses se sont ainsi faites. Edith et moi étions tous les deux troublés de ce hasard qui nous avait poussés l’un vers l’autre et avait bien la forme d’un destin. Bien que la coïncidence ait eu quelques raisons objectives puisque, comme vous le savez, je suis très attentif à la déportation (qui avait réuni dans une même expérience Luce d’Eramo et Edith Bruck quoique de manière inégalement tragique) et, notamment, à Primo Levi, qui était ami d’Edith et sur lequel j’ai souvent écrit. Toutefois, Le Pain perdu n’est pas seulement un livre sur la déportation. Edith Bruck y parle de son enfance et de la persistance de l’enfance chez un adulte qui a traversé des épreuves d’une dureté très éprouvante. On sent qu’elle a puisé sa force dans l’enfance : la force d’une résistance qui l’anime non seulement dans les camps, mais aussi au cours des années de retour à la vie.
Un autre point capital est son rapport au bien et au mal. En effet, c’est une œuvre qui n’est pas du tout manichéenne. Bien qu’elle dénonce la barbarie des camps, le regard qu’elle porte est empli d’humanité. Elle insiste d’ailleurs énormément sur ce qu’elle appelle les cinq lumières qui l’ont arrachée au désespoir, à l’enfer – cinq fois des nazis, plus humains, l’ont aidée –, elle le dit clairement. Il est rare que des rescapés, d’abord aient eu cette chance, et ensuite qu’ils reconnaissent que certains Allemands avaient conservé une part d’humanité malgré leur fonction. Je pense d’ailleurs que ce regard qu’elle porte sur l’humanité est une des raisons pour lesquelles le Pape s’est intéressé à elle et a voulu la rencontrer.
Le ton qu’elle adopte pour parler d’Israël est également remarquable, il faut beaucoup de courage de sa part, en tant que juive, rescapée et ayant été accueillie en Israël, pour exprimer des critiques aiguës comme elle le fait, non seulement à propos de l’Israël de 1948, mais aussi de l’Israël actuel. Ce sont là autant d’aspects qui m’intéressent en elle. Et il y a son style.
Vous avez raison de souligner qu’Edith Bruck critique virulemment tout ce qui concerne les moyens de la violence, a fortiori, l’armée et l’embrigadement. Là-dessus, elle est intransigeante.
R. C. : C’est que, ayant vécu ce qu’elle a vécu, elle ne pouvait accepter de se retrouver dans ce pays en guerre qu’est Israël dès sa naissance. Elle voit bien que l’installation du monde juif en Palestine n’est pas facile, en dépit de l’ancienneté de ses racines. À quoi s’ajoute la violence du problème culturel entre les Juifs venant des pays de l’Est, comme elle, et le monde oriental sur place. Quant à l’embrigadement, elle en a pris une conscience immédiate, puisque son frère à peine arrivé est envoyé au front et elle aurait pu l’être aussi si elle ne s’était pas mariée pour y échapper ! Elle est aussi particulièrement hostile à toute forme de vengeance, d’agressivité, de haine. Je pense que c’est une des grandes qualités de cette femme totalement exceptionnelle. Elle envoûte les lecteurs aussi pour cette grandeur d’âme, même si son style n’est pas exempt de crudité, de dureté, de violence. Elle a assisté à des meurtres, on l’a même forcée à obéir à des ordres terribles comme de transporter des cadavres et, parfois, des mourants traités déjà comme des morts. Tout cela, ce sont des expériences que la littérature a beaucoup de mal à décrire. Elle, elle a trouvé les moyens de le faire.
Justement, avant même de maîtriser les moyens d’écrire, il y a la question de la langue parce que, en passant à l’époque de Hongrie en Tchécoslovaquie, puis en Israël, et enfin en Italie, elle traverse aussi les langues et elle finit par s’installer dans l’italien dans lequel elle écrit directement.
R. C. : En réalité, elle a tout de suite commencé à écrire en hongrois à son retour des camps, avant même de s’installer provisoirement en Israël. Pendant deux ou trois ans, elle écrit, puis elle perd ses papiers en voyageant. Dans Le Pain perdu, elle passe assez rapidement sur la sortie des camps, alors qu’elle y a consacré des livres, dont certains sont très durs comme Quanta stella c’è nel cielo (Combien d’étoiles y a-t-il dans le ciel, Garzanti, 2009) qui lui a valu le Prix Viareggio et qui a été adapté au cinéma sous le titre Anita B. Quant à l’italien, elle l’a souvent dit, c’est pour elle la langue de l’apaisement où les mots n’ont plus la violence de la mémoire qu’ils ont dans le hongrois – elle demeure encore attachée au hongrois, elle le parle avec sa famille, ses neveux, par exemple –, mais le hongrois est trop chargé de souvenirs douloureux.
Ce sont ceux qui concernent son père, sa mère, ses frères et sœurs, et des souvenirs de haine puisque, elle le dit tout le temps, le hongrois était la langue de l’insulte dont étaient victimes sa famille et les Juifs du village. Trop de monde l’insultait en hongrois quand elle était petite, avant la déportation. Elle rappelle d’ailleurs qu’elle n’a pas été déportée par des nazis allemands mais par des nazis-fascistes hongrois. C’est déchirant pour elle. L’italien correspond à une période de sa vie où elle sort du tunnel. Dans Le Pain perdu, ce moment est d’ailleurs très beau où elle décrit son arrivée à Naples. Au fond, c’est l’époque où elle est réconciliée avec elle-même, où elle commence à nouer des relations humaines sympathiques, choisies, où ce n’est plus uniquement la fuite qui détermine ses relations avec des hommes ou des relations amicales avec des femmes, où elle peut choisir vraiment ses amis et communiquer. Ce moment de liberté est très visible dans la langue d’Edith Bruck. C’est une langue choisie, adoptée, mais où résonne encore son autre langue, intérieure, maternelle. On l’entend d’ailleurs légèrement quand elle parle, elle a un imperceptible accent hongrois surtout dans les voyelles, une manière d’accentuer les mots qui n’est pas tout à fait italienne, bien qu’elle parle parfaitement italien. Son écriture est extrêmement libre, dans la ponctuation par exemple : elle a un usage très étrange des virgules, des points, qu’il faut respecter parce qu’elle a un rythme qui lui appartient. On a l’impression qu’elle choisit vraiment les mots, sans automatisme, avec une volonté consciente et une parfaite précision. Le fait qu’elle soit poète, et surtout que la poésie ait été tellement importante dès l’enfance, compte beaucoup. Elle donne un très grand poids aux mots, même pour des choses simples. Son vocabulaire est assez réduit par rapport à d’autres écrivains italiens, mais très juste, très déterminé. C’est une immense qualité. Elle a longtemps eu le sentiment de ne pas être reconnue littérairement ni d’être placée à sa juste place et je pense qu’elle avait raison. Parce qu’elle était mariée avec Nelo Risi, poète important et cinéaste respecté, qu’elle était, elle-même, scénariste, et qu’elle travaillait à la télévision comme documentariste et reporter, on pouvait penser qu’elle avait alors un rapport à la littérature un peu secondaire et annexe. En réalité, elle avait et elle continue d’entretenir une relation à la littérature remarquablement profonde et même absolue.
Dans la mesure où elle a commencé à écrire très tôt, avant même de s’installer en Italie, non seulement le récit autobiographique mais aussi le récit testimonial ne passerait-il pas, pour elle, d’emblée par la littérature ?
R. C. : Oui, c’est capital. Comme vous le savez, je suis très attentif à Primo Levi, qui lui aussi a souffert d’être considéré uniquement comme un témoin. Il faut toujours rappeler qu’il a une œuvre riche et variée et que la littérature était en plus de son activité scientifique, un choix premier chez lui. Sa formation de chimiste a orienté sa littérature vers une sorte de rationalité très particulière, c’est vrai, mais c’était néanmoins de la littérature. Pour Edith Bruck, c’est assez différent. C’est une personne très sensible, beaucoup plus impressionniste, et cherchant plus dans les émotions et les sentiments que dans la structure mentale des repères pour s’exprimer : elle est attentive aux comportements, aux relations sociales et familiales, aux réactions des individus en collectivité, à l’autonomie de chaque être dans son environnement. Par ailleurs, dès l’âge de 13 ans, avant d’être déportée, elle a une très grande connaissance de la poésie traduite en hongrois, mais aussi des grands poètes hongrois. Plus tard, elle a traduit des poètes italiens en hongrois et des poètes hongrois en italien. Le modèle n’est pas le savoir scientifique, c’est la poésie.
Le fait qu’elle ait vécu avec Nelo Risi est très déterminant dans son engagement dans la littérature, mais le terrain était déjà préparé ! De plus, elle le précise dans Le Pain perdu, c’était, dans sa brève expérience scolaire en Hongrie, une très bonne élève et c’est ce qui lui a permis, dans certaines limites, d’échapper aux persécutions les plus humiliantes à l’intérieur de l’école : son institutrice était bien obligée de reconnaître sa supériorité scolaire. Ainsi, le cas phénoménal d’Edith Bruck n’est-il pas seulement d’avoir survécu aux camps, mais aussi d’être une transfuge de classe comme on dirait maintenant. La petite paysanne était formatée pour être pauvre et le rester, mais elle a pris autrement son destin en main, non pas vers le commerce comme ses frères et sœurs qui ont ainsi évolué, mais vers l’art. Il y a là une singularité qu’aucun déterminisme ne saurait expliquer.
Effectivement, il a fallu qu’elle s’affranchisse de l’antisémitisme, de la pauvreté de sa famille, des camps et même d’Israël où elle aurait pu rester bloquée. Mais il y aussi une part plus intime de son œuvre qui reste moins connue.
R. C. : Cette part porte évidemment sur son rapport avec Nelo Risi, de manière plus ou moins directe. Un de ses romans, Il sogno rapito (Le Rêve volé, Garzanti, 2014) par exemple, raconte que le personnage du mari trompe son épouse avec une autre. Or, il la trompe avec une Palestinienne et les deux femmes deviennent très amies, finissant par tisser un lien de solidarité entre elles. Il y a aussi La donna dal cappotto verde (La Femme au manteau vert, Garzanti, 2012) qui est un livre effrayant et complètement autobiographique dans lequel elle rencontre une ancienne kapo, à Rome. Dans Nuda proprietà (Nue-propriété, Marsilio, 1993), elle imagine acheter en viager un appartement à une Allemande. Cette Allemande, obtuse et dure au début, très dure, finit par vouloir se racheter apprenant rapidement que celle à qui elle vend l’appartement est juive. Ainsi, quel que soit le sujet qu’elle aborde, elle revient à son expérience de la déportation, à son identité de juive, à tous les tourments qui la torturent, qu’elle se tourne vers le passé ou vers le présent (la grave question palestinienne).
Comment un individu est-il déterminé par la nation dans laquelle il est né et comment il peut y échapper : c’est une question qu’elle traite de façon admirable. On sent que du judaïsme, elle ne retient pas du tout la religion ni les rites, même si elle en reste imprégnée par son éducation. Ce qu’elle retient du judaïsme, c’est l’exil qu’elle voudrait maintenir tout le temps. Au fond, en Italie, elle est une éternelle exilée, mais une exilée accueillie et ressuscitant.
Parfois elle en voulait beaucoup à Nelo Risi de ne pas avoir vécu avec elle un mariage, disons, « conventionnel ». Puisqu’ils se sont séparés très vite tout en se voyant quotidiennement. On imagine mal Edith se mariant avec un homme dans un rapport établi et rigide, avec des enfants, des petits-enfants. Elle a souffert de ne pas avoir d’enfants, mais au fond ne pas en avoir correspond beaucoup plus à son identité, comme le fait d’écrire dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle, comme le fait de vivre dans un pays qui n’était pas le sien, mais qui l’est devenu par adoption. Tout cela lui a donné une remarquable liberté d’écriture. Et a confirmé la cohérence et l’intégrité de la femme qui est derrière les livres qu’elle a écrits.
Les maris qui l’auraient bloquée dans un tel rôle, elle les a fuis, de même qu’Israël, c’était aussi peut-être pour continuer à vivre cet exil spirituel qui est aussi un exil de son être tout entier.
R. C. : Ne pas dépendre d’un mari, c’était pour elle la possibilité de ne trouver qu’en elle-même les forces nécessaires à la survie et à la création. Là, je suis en train de traduire Je te laisse dormir, qu’elle a écrit après la mort de Nelo Risi. On va le publier dans un même volume, avec L’Hirondelle sur le radiateur (écrit juste avant, sur la maladie de Nelo Risi). Nelo Risi lui répète sans arrêt qu’il faut qu’elle trouve ses ressources, non seulement matérielles, mais psychiques en elle-même, qu’elle doit avoir le courage d’écrire : c’est lui d’une certaine façon qui lui procure ce courage puisqu’elle publie son premier livre Qui t’aime ainsi, deux ans après l’avoir rencontré. Il ne l’a pas lu avant qu’elle l’envoie aux éditeurs, mais il lui a donné confiance en elle-même. Cela a été une grande qualité de Nelo Risi de tenir à leur indépendance respective, ce qui a maintenu une forme d’identité chez elle, pour qu’elle ne cède pas à une dépendance intellectuelle en ayant un mari célèbre et vivant de son activité créatrice. C’était un risque dont elle était très consciente. Cette combinaison, chez elle, entre un lyrisme un peu enfantin et une extraordinaire lucidité où elle peut même être dure est très belle. Dans le livre où elle décrit la déchéance de son mari, elle le fait avec une passion intacte, sans complaisance. Elle a appris probablement cela dans les camps : cette faculté de voir les choses telles qu’elles sont et de les transfigurer en même temps.
Sa poésie fait preuve d’un alliage de dureté et d’intense attention à l’autre, notamment quand elle parle de sa mère qui est un de ces personnages imaginaires qui la hantent. Comment s’est passé le choix de poèmes pour constituer le recueil Pourquoi aurais-je survécu ?
R. C. : J’ai proposé à Lidia Breda, chez Rivages, avec qui j’ai régulièrement traduit et préfacé de nombreux ouvrages, les poèmes d’Edith Bruck qu’elle ne connaissait pas non plus. Je les ai choisis en soumettant mon choix à Edith. Elle venait de faire paraître deux volumes poétiques en Italie. Versi vissuti. 1975-1990 (Vers vécus) qui réunissait ses trois anciens recueils aux éditions universitaires de Macerata (2018) et Tempi (Temps) à la Nave di Teseo (2021). Je voulais réserver beaucoup de place à la Shoah et aux souvenirs d’enfance, aux réminiscences, pour que cela fasse écho au Pain perdu. J’ai un peu mis de côté les poésies qui concernent son mari : c’était un choix. En revanche, j’ai gardé ceux sur Primo Levi et surtout sur le suicide de l’écrivain turinois, un des plus beaux et durs qu’elle ait écrits.
On lui demande souvent comment et pourquoi elle écrit des poèmes : elle les écrit dans des moments de très grande crise. Quand on l’interviewe, elle peut éclater en sanglots de manière soudaine, parce que tout ce matériau présent en elle est toujours à fleur de peau. Ce qui est trompeur, c’est qu’elle a une très grande facilité de communication et qu’elle s’exprime facilement, mais en vérité cela lui coûte terriblement. Quand elle parle d’événements sur lesquels elle a déjà beaucoup écrit, comme le don de la farine par la voisine et l’épisode du pain de la Pessah abandonné à cause de la rafle et donc perdu, elle a du mal à contrôler sa voix. Elle se moque gentiment d’elle-même et dit qu’elle ne sait pas structurer ses livres. Elle dit qu’elle écrit comme ça lui vient. Mais, en réalité, ses livres sont minutieusement structurés par son état mental et par sa sensibilité. C’est un écrivain totalement nourri et guidé par sa mémoire et par ses rêves.
Et la suite ? Allez-vous publier un autre recueil ?
R. C. : Je traduis le reste de son œuvre poétique, sous le titre, choisi par elle, La Voix de la vie (chez Rivages). Ainsi nous aurons la quasi totalité de son œuvre poétique en français (à l’exception de Specchi (Miroirs) paru dans une plaquette à faible tirage aux Edizioni di Storia e Letteratura en 2005, long poème illustré de photos, qui mérite une édition à part). Et, en prose, il y a d’autres livres où elle parle de la Shoah : après avoir repris déjà en « Points » la traduction de Qui t’aime ainsi par sa première traductrice, Patricia Amardeil, que vous aviez publiée chez Kimé, on va reprendre les deux autres textes traduits par elle et que vous aviez également édités, Signora Auschwitz et Lettre à ma mère, parce que ce sont des livres absolument fondamentaux. Si, après Le Pain perdu, j’ai choisi de traduire les deux derniers livres écrits directement sur son mari, c’est que sa manière d’écrire sur la maladie d’Alzheimer et sur la déchéance de quelqu’un qu’elle aime, est aussi une autre manière d’écrire sur la force d’aimer dans l’enfer, comme elle l’avait fait pour la Shoah. Elle a vécu une expérience telle qu’elle arrive à faire la distinction entre la déchéance et cette identité profonde qu’elle veut maintenir à tout prix chez tout homme et évidemment plus que tout chez l’homme qu’elle aime. C’est un dialogue avec la mort, lui et les autres morts. Et parmi ses morts, ses parents, et certainement tout particulièrement sa mère, qui est une forme de Dieu pour elle. Elle reconnaît qu’elle prie même si elle n’est pas croyante, elle dit : « Quand je prie je ne sais pas à qui je parle : à Dieu ou à ma mère ? » Mais, le grand absent éternellement présent, c’est aussi Nelo Risi. Ces deux livres-ci entrent en résonance avec Le Pain perdu, tout cela est très cohérent chez elle. Ce sont, comme tous les livres d’Edith Bruck, un hymne à l’amour à travers la souffrance.
Le Pain perdu c’est le livre où elle ramasse, où elle synthétise un ensemble d’épisodes de sa vie et où elle atteint une maturité impressionnante.
R. C. : Dans ses interviews, elle parle peu d’épisodes comme ceux où elle est danseuse de cabaret en Turquie, en Grèce, en Suisse notamment, et finalement en Italie, à Naples. Cela fait pourtant partie intégrante de sa formation, de son retour à la vie, de l’élaboration de sa personnalité, vivante, trouvant des ressources dans toute adversité. Ensuite, elle a travaillé dans un salon de beauté à Rome ! C’est très drôle quand elle parle des starlettes du salon de beauté rêvant d’être connues. Elle devait être bien plus belle qu’elles, d’une beauté toute naturelle. Elle a également été actrice à l’occasion et a eu une activité théâtrale importante comme dramaturge. Ces moments représentent une part significative et même essentielle de ce qu’elle est, comme femme et comme artiste. Ils éclairent son rapport à la vie, au corps, à la sensualité. C’était une très belle femme, qui n’avait pas été détruite, alors qu’elle aurait tout à fait pu l’être. À 91 ans aujourd’hui, elle est stupéfiante, par sa tenue et son élégance, on a l’impression de voir encore la danseuse ! Il y a chez elle une noblesse, une véritable noblesse. Peut-être le judaïsme l’a-t-il protégée d’automatismes vulgaires qu’on peut trouver dans des communautés très pauvres et opprimées qui n’ont pas accès à la culture. Sa mère a tellement maintenu les rituels dans ce qu’ils ont de poétique et d’humain que cela a structuré cette famille et lui a procuré une forme de grandeur. Edith ne partageait certes pas la naïveté de sa mère, qui attendait la « terre promise », mais cette naïveté l’a aidée et l’a armée, parce qu’elle était assortie d’un vrai idéal et de valeurs de respect, d’amour et de transfiguration des épreuves, dans une confiance infinie dans la bonté divine. ❚
Œuvres d’Edith Bruck publiées en français
2022, Le Pain perdu, traduction de René de Ceccatty, Paris, Éditions du sous-sol.
2021, Pourquoi aurais-je survécu ? traduction de René de Ceccatty, Paris, Rivages.
2021, Qui t’aime ainsi, traduction de Patricia Amardeil, Paris, Seuil, « Point ».
2018, Lettre à ma mère, traduction de Patricia Amardeil, préface de Philippe Mesnard, postface de Jean-François Forges, Paris, Kimé, collection « Mémoires en jeu ».
2015, Signora Auschwitz : le don de la parole, traduction de Patricia Amardeil, préface de Philippe Mesnard, Paris, Kimé, collection « Entre histoire et mémoire ».