Le tourisme mémoriel ou tourisme de mémoire est une forme particulière de tourisme en ce sens que l’aspect purement récréatif passe ici au second plan. D’emblée, les dimensions historique et mémorielle du lieu visité sont mises en avant. Il faut toutefois préciser que le tourisme mémoriel ne se développe pas exclusivement sur le lieu où l’action historique (par exemple : un acte politique, une bataille ou un massacre) proprement dite a eu lieu (Voyages mémoriels, 2012). Il s’agit de distinguer, le lieu de mémoire du lieu d’histoire. Un musée peut être un lieu de mémoire, mais pas toujours un lieu d’histoire. Nous pouvons citer à titre d’exemple l’United States Holocaust Memorial Museum à Washington aux États-Unis et le Musée du Yad Vashem à Jérusalem en Israël. Tous deux n’ont pas connu la Shoah en temps et lieu, mais pourtant les deux sites sont reconnus comme des lieux de mémoire majeurs. Il est également nécessaire de prendre en considération la démarche qui motive le visiteur. Le terme de touriste n’est pas toujours pertinent.
Trois catégories de visiteurs de lieux de mémoire sont à distinguer : en premier lieu, les personnes ayant un rapport personnel avec le lieu, qui y ont vécu une épreuve personnelle ou les descendants de victimes. On peut, par exemple, citer les « arpenteurs », ces personnes qui recherchent les traces de leurs proches disparus en Pologne ou en Ukraine durant la Seconde Guerre mondiale.
Ensuite viennent les visiteurs motivés par une démarche scientifique ou pédagogique. Les voyages d’étude vers les lieux de mémoire ont tendance à augmenter en nombre (en ce qui concerne la période de la Seconde Guerre mondiale) ; il peut s’agir là d’un comportement adopté en réaction au vide mémoriel qui menace suite à la disparition des témoins directs. Souvent, les voyages de ce type sont organisés par des amicales de rescapés. Leur disparition graduelle force à trouver de nouvelles formules pour effectuer ces voyages, par exemple en lisant des témoignages sur place et en montrant des documents relatifs aux événements qui ont marqué l’histoire du site visité. En ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale, nous assisterons vraisemblablement dans les années à venir à une évolution allant du « témoignage direct » vers la mise à disposition d’informations factuelles et précises, seul moyen de contrer des poussées négationnistes qui pourraient gagner du terrain avec l’absence des témoins. C’est aussi dans ce sens que l’on peut distinguer ce groupe de visiteurs du suivant (les touristes proprement dit), car il s’agit de voyages encadrés d’un avant, un pendant et d’un après. On voyage avec un but et on ne va pas vers le lieu de mémoire ou d’histoire au hasard des visites.
À cela s’ajoute la troisième catégorie, les personnes qui, visitant le lieu en tant qu’attraction ou curiosité purement touristique, font indéniablement accroître le nombre de visiteurs de sites comme Auschwitz en Pologne. Le chiffre des visiteurs du site d’Auschwitz, 1,3 million de visiteurs en 2013 (Rapport du Musée d’Auschwitz, 2013, 20), est pour le moins éloquent. Des tours incluant la visite d’Auschwitz, suivie des mines de sel de Wieliczka sont devenus monnaie courante (cf. le site web de Auschwitz Tours). Cette dernière catégorie mérite une attention particulière, car elle s’approche de ce que l’on qualifie de tourisme sombre, terme traduit de l’anglais Dark Tourism. On parle aussi de thanatourisme (tourisme de la mort) ou tourisme morbide. Dans un premier temps, le tourisme noir a tendance à se développer autour de lieux où des massacres ont été commis. Ce genre de tourisme vers les sites de catastrophes naturelles s’est développé durant les années 2000. Il est édifiant de consulter le site internet de l’agence britannique Disaster Tourism qui promet à ses clients d’aller « au cœur de la catastrophe ». L’existence de ce genre d’agence confirme une demande croissante d’un public avide de sensations fortes pour des voyages hors des sentiers battus. Des catastrophes naturelles aux catastrophes causées par la main de l’homme, il n’y a eu qu’un pas et il a aisément été franchi.
On peut ainsi se poser la question de la visée éducative qu’aurait une visite à l’ancienne caserne de Tergoviste en Roumanie. C’est en ce lieu que furent exécutés sommairement les époux Ceaucescu au matin du 25 décembre 1989. Aujourd’hui, le lieu est visitable et on peut encore voir les impacts de balle de la mise à mort. Dans un autre registre, on pouvait visiter jusqu’en 2014 l’épave du bateau Costa Concordia échoué en Italie en janvier 2012. Il n’y a dans ce cas pas de muséification du lieu, mais bien une exploitation morbide d’un lieu de drame. A contrario, le site de Ground Zero à New York, a bien été muséalisé, ce qui peut lui donner un aspect plus « légitime ». Symbole du passage à ce que les Américains aiment à appeler la « guerre contre le terrorisme », le site a drainé en 2011 environ 4,5 millions (Bosman-Delzons, 2013) de visiteurs. Bien que la question de savoir si cette façon de muséaliser la douleur humaine est opportune reste en suspens, elle est bel et bien présente.
Une des versions plus spécifiques du tourisme noir, est le Holocaust tourism, le tourisme qui amène les visiteurs vers des lieux liés à la Shoah (Cole, 2000). Ici, la frontière entre voyeurisme et ce que l’on appelle le devoir de mémoire n’est pas non plus toujours très bien définie. D’une part, la Shoah est en passe de rentrer dans une histoire dont les contemporains de l’événement auront disparu et les données relatives à la Shoah proviendront alors de sources écrites, archéologiques, ernregistrées ou virtuelles. Les seuls témoins contemporains de la Shoah seront alors ces témoins silencieux que sont les sites d’extermination ou de concentration. D’autre part, une importante partie des voyages liés à la Shoah ont une vocation pédagogique. Les organisateurs donnent souvent pour cadre à ces voyages la notion de « devoir de mémoire ». Notion injonctive, s’il en est, car la mémoire est un phénomène évolutif. De quelle mémoire doit-on dès lors se souvenir ? N’oublions pas que les pays communistes ont imposé durant des décennies une mémoire de la Seconde Guerre mondiale qui ne présentait pas en tant que tel le génocide des Juifs. Bien entendu, nous n’en sommes plus là, et il y a depuis une vingtaine d’années une plus grande ouverture sur le sujet. Toutefois, la notion de « travail de mémoire » nous semble de ce point de vue plus opportune, parce qu’elle permet d’englober les changements de centres d’intérêt dans la recherche historiographique même. Citons pour étayer ce propos, l’exemple des « bourreaux » : jusqu’à la fin des années 1990, ceux-ci n’étaient pas considérés comme des témoins crédibles et leur version des faits n’était pas souvent mentionnée. Le point de vue général a changé depuis, les bourreaux et collaborateurs (sans être excusés pour autant) ne sont plus délaissés dans l’historiographie récente.
L’holocaust tourism prend une autre forme quand on voit ces groupes de jeunes israéliens faire des tours mémoriels en Pologne, sur les traces de leurs proches ou coreligionnaires assassinés. Des sites tels que Jewish Heritage Tours proposent des voyages organisés vers des lieux où la présence juive a marqué l’histoire. Le site répond d’emblée à la question Pourquoi visiter la Pologne ? en soulignant le creuset de la culture juive que fut jadis ce pays de l’Europe de l’Est. C’est justement sur les traces de ce monde aujourd’hui disparu que des milliers d’Israéliens se lancent depuis la disparition du régime communiste en Pologne. Mémoire et émotion sont au rendez-vous, mais les nombreux drapeaux israéliens à Auschwitz attestent également du caractère politique et nationaliste de ces voyages. Ce problème en a engendré un autre : la préservation du site. Avec l’affluence de plus en plus de touristes, les sites ayant une valeur historique ou mémorielle doivent eux aussi s’adapter, au risque de perdre leur authenticité. Nombreux sont les visiteurs d’Auschwitz qui trouvent le site trop muséal avec un aspect trop lisse et factice (Grandjean, 2014). À cela se rajoute le problème des chercheurs de souvenirs insolites. Les médias font de plus en plus souvent écho de visiteurs peu scrupuleux ayant, par exemple, emporté des ciseaux du Canada II de Birkenau (dans Le Figaro, 23 janvier 2014) ou ayant pris une photo souvenir dans le crématoire de Majdanek, en posant dans le creuset.
Il faut, enfin, également mentionner le tourisme vers les champs de bataille (Quand le tourisme questionne la mémoire, 2013) qui à l’aube du centenaire du début de la Première Guerre mondiale, voit se développer les initiatives aussi bien militaro-commémoratives que les actions civiles. La démarche n’est pas neuve pour autant. Les premiers visiteurs de ces sites commémorant la Grande Guerre étaient les poilus eux-mêmes, qui arpentaient ces lieux en guise d’hommage à leurs compagnons d’armes tombés au combat.