La traduction littérale du terme allemand Sonderkommando, est « commando spécial ». Un intitulé qui mérite quelques éclaircissements. En fait, il s’agissait de différentes unités actives durant la Seconde Guerre mondiale qui avaient des missions bien précises à remplir, différentes selon les contextes. Cet article sur la base de sources essentiellement secondaires vise à brosser un panorama non exhaustif des différentes situations dans lesquelles on retrouve les Sonderkommandos. La littérature actuelle mentionne surtout les Sonderkommandos d’Auschwitz constitués de prisonniers juifs, mais aussi polonais et soviétiques, qui effectuaient un travail forcé au plus près de l’extermination des Juifs et des Tsiganes et qui avaient leur équivalent dans le camp de Majdanek ainsi que dans les centres d’extermination de l’action Reinhardt (Belzec, Sobibor et Treblinka) et de Chelmno, où les prisonniers qui se livraient à un travail similaire étaient appelés Arbeitsjuden ou Arbeitshäftlingen. La volonté des nazis d’occulter des actions spéciales (Sonderaktionen) par un langage (Klemperer 1947) (ab)usant d’euphémismes et d’une terminologie banalisante fut l’une des premières tentatives de nier le génocide des Juifs perpétré par le Troisième Reich. Des négationnistes tels que Carlo Mattogno essayent toujours de « démontrer » que les différents Sonderkommandos n’avaient rien à voir avec une politique génocidaire venant de l’État nazi.
Les Sonderkommandos nazis dans le cadre de la Shoah
Les Einsatzgruppen, unités mobiles de tueries – pour reprendre la traduction de Raoul Hilberg (2006, 501) -, furent formées quelques semaines avant l’attaque de l’Allemagne nazie contre l’Union soviétique, le 22 juin 1941. Ces escadrons de la mort étaient surtout constitués de SS et de personnes issues de la SD (Sicherheitsdienst), mais aussi d’auxiliaires venant de la Kripo, la Gestapo et la Waffen SS (Rhodes 2004, 8). Il s’agissait de près de 3 000 hommes qui eurent droit à une brève formation militaire à Pretzsch, une petite ville à environ 80 kilomètres au sud de Berlin (Ogorreck 2007, 59). Les quatre Einsatzgruppen (A, B, C et D) étaient subdivisés en différents bataillons appelés Einsatzkommandos ou Sonderkommandos. Chaque groupe d’intervention avait pour tâche de « sécuriser » une zone fraîchement conquise par la Wehrmacht dans l’Union soviétique. En principe, les Einsatzkommandos se concentraient plutôt sur les tâches de type policier, mais dans ce cas précis, elles se résumaient à des actions à caractère exterminatoire. Les Sonderkommandos avaient une fonction d’informateurs. De ce fait, les Sonderkommandos faisaient partie des éclaireurs du Einsatzgruppe et devaient sécuriser les bâtiments publics. On peut également mentionner les Teilkommandos et les Vorkommandos qui avaient respectivement une mission exterminatrice et exploratoire. Ces fonctions théoriques étaient adaptées aux réalités du terrain et chacun de ces bataillons a commis à un moment ou un autre des actions criminelles (Prazan 2010, 15). Des Einsatzgruppen remplissant les mêmes fonctions avaient, par ailleurs, déjà été formés lors de l’invasion de l’armée allemande en Pologne durant le mois de septembre 1939. Le Einsatzgruppe VI entra alors dans ce qui deviendra plus tard le Wartheland. Parmi les groupes de tueurs, on mentionnera deux commandos spéciaux, le Sonderkommando Lange, qui exécuta par gaz des handicapés polonais, et ce de façon itinérante, d’octobre 1939 à l’automne 1941. En parallèle, le Sonderkommando Eimann, dirigé par le Sturmbannführer Kurt Eimann, assassina des Juifs et des Polonais par fusillade (Aly 2013, 88-89). Les victimes de ces Sonderkommandos furent enterrées dans divers lieux du Wartheland, de la Prusse occidentale et orientale.
À certaines occasions, des unités spéciales non allemandes ont vu le jour, tel le Sonderkommando Arajs. Ce commando, constitué exclusivement de soldats et de policiers lettons, a reçu le nom de son chef, le fasciste letton Victor Arajs et rassemblait environ 300 hommes. C’est à partir de juillet 1941 que ces auxiliaires des Einsatzgruppen commencèrent à assassiner des Juifs, des Tsiganes et des communistes sur le territoire letton occupé (Prazan, 249). Un autre exemple de commando satellite des Einsatzgruppen est le Sonderkommando Dirlewanger qui comptait des criminels, chasseurs et braconniers d’origine allemande. On tirait parti de leurs qualités de chasseurs pour traquer et éliminer des poches de résistance en Biélorussie occupée (Ingrao 2006, 22). Le commando opérationnel à partir de février 1942 derrière le front de l’Est fut appelé Oskar Paul Dirlewanger, nom d’un criminel allemand de droit commun au casier judiciaire chargé.
À partir du 8 décembre 1941 le premier centre d’extermination pour l’élimination de la population juive du Warthegau, région annexée au Reich se trouvait à Chelmno. Les Juifs des environs et du ghetto de Lodz y furent déportés pour être assassinés dans des camions à gaz. Les SS qui géraient ce camp (ainsi que les camps Reinhardt : Belzec, Sobibor et Treblinka) formaient les SS Sonderkommandos. À Chelmno le commando portait également le nom du commandant qui le dirigeait. On retrouve ainsi des documents qui font mention respectivement du Sonderkommando Lange (commando déjà mentionné pour ses activités meurtrières dans le Warthegau) et le Sonderkommando Bothmann (Montague 2012, 47) ou encore le Sonderkommando Kulmhof, Kulmhof étant le nom germanisé de Chelmno. A contrario, dans les camps de l’opération Reinhardt, Belzec, Sobibor et Treblinka, les commandos de SS prenaient le nom du centre d’extermination : SS Sonderkommando Belzec, SS Sonderkommando Sobibor et SS Sonderkommando Treblinka. Après leur service dans l’opération Reinhardt, plusieurs membres furent envoyés à Trieste pour y être répartis en trois nouveaux Sonderkommandos : R-I à Trieste, R-II à Fiume et R-III à Udine. Ensemble, ils formaient l’Einsatz R qui devait être une continuation de l’Opération Reinhardt, toutefois à plus petite échelle et surtout pour l’aspect économique de cette action (Tregenza 2011, 378).
À Auschwitz, la résistance polonaise présente dans le camp mentionne une unique fois l’existence d’un Polizei Sonderkommando appelé Sonderkommando Rurik. Les rapports de la résistance font état de la présence d’un camion à gaz à Auschwitz en septembre 1944 (il s’agit des rapports APMA-B RO t. VII s. 473-477 – nous remercions les Drs P. Setkieviecz et I. Bartosik du Musée d’État d’Auschwitz – Birkenau pour nous avoir fourni cette information). Le véhicule aurait probablement été utilisé pour transporter des prisonniers inaptes au travail vers les crématoires de Birkenau. Il est possible que le Sonderkommando Rurik [Rjurik ou Rurik (all.) et Ruryk (pol.)] ait été opérationnel dans les pays baltes dans le cadre des Einsatzgruppen. En effet, ces groupes étaient équipés depuis 1942 de camions à gaz produits par le RSHA à Berlin et envoyés vers les territoires de l’Est pour des actions d’extermination (Kogon, Langbein, Rückerl 1987, 77). Toutefois, le nombre limité de documents, nous interdit d’en tirer des conclusions par trop hâtives.
Durant le printemps 1942, le SS Standartenführer Paul Blobel reçut l’ordre de nettoyer les fosses communes créées par les nazis dans les centres d’extermination au cours des tueries mobiles des Einsatzgruppen à l’Est (Desbois, Frenk, 44). Blobel avait d’abord été membre de l’Einsatskommando 4a (Einsatzgruppe C) qui perpétra les assassinats de masse à Babi Yar et Charkov en Ukraine. Il commença sa mission à Chelmno, lieu qui lui servit de laboratoire expérimental. L’opération 1005 fut réalisée de 1942 à 1944 dans les différents centres d’extermination par le Sonderkommando du centre même et parallèlement par des Sonderkommandos 1005 numérotés de A à E dans les territoires de l’Est (Angrick 2015, 47-61). Les basses besognes étaient exécutées par des Arbeitsjuden qui devaient déterrer les cadavres de Juifs assassinés et ensuite les brûler dans de grands bûchers ou des installations crématoires. Plus localement un commando spécial, le Sonderkommando Legath (Montague, 147) s’occupa de ce macabre travail dans le Warthegau. Les Juifs de cette région qui n’avaient pas péri à Chelmno avaient été assassinés le plus souvent par balle et enterrés dans des lieux divers. C’est le Kriminalkommisar et Hauptsturmführer Johannes Legath qui commandait et qui donna son nom à cette formation.
Les Sonderkommandos constitués de prisonniers liés à la Shoah
Les hommes communément qualifiés de Sonderkommandos dans les camps d’Auschwitz et de Birkenau étaient, en majeure partie, des prisonniers juifs qui étaient obligés de tirer les cadavres des victimes gazées des chambres à gaz, de les raser et de les dépouiller de leurs bijoux. Ensuite, ils devaient brûler les cadavres des victimes juives dans des crématoires prévus à cet effet. Leur travail et leur statut étaient proches de celui des Arbeitsjuden dans les centres d’extermination Reinhardt et Chelmno. À l’origine, on parlait à Auschwitz de Krematoriumskommando (commando du crématorium) qui englobait différents postes tel que les Schleppers (tireurs) et les Heizers (chauffeurs qui manipulaient les fours). Le 16 septembre 1942, le commandant du camp d’Auschwitz, Rudolf Höß et ses assistants Franz Hößler et Walter Dejaco visitèrent le centre d’extermination de Chelmno (Friedler, Kilian, Siebert 2002, 89) afin d’y voir comment Paul Blobel se débarrassa des corps enfouis. Le but de cette visite était d’étudier comment vider efficacement les fosses communes de Birkenau qui empoisonnaient la nappe phréatique. On pourrait penser que c’est à ce moment que la terminologie de Sonderkommando est apparue à Auschwitz (en provenance de Chelmno), mais des documents révèlent que ce terme était déjà usité à Auschwitz et Birkenau avant septembre 1942. Un document en particulier, daté du 23 avril 1942, atteste d’une livraison de chaux pour le Sonderkommando de Birkenau (Bartosik, Martyniak, Setkiewicz 2014, 200-201). Cela exclut par ailleurs une interprétation purement métaphorique du terme de Sonderkommando. Nous pouvons éventuellement supposer dans un premier temps une utilisation de l’appellation Sonderkommando pour indiquer le lieu où les membres de l’équipe du Sonderkommando étaient actifs.
En ce qui concerne le Sonderkommando de Majdanek, tout comme à Auschwitz, les membres du commando spécial étaient isolés du reste des prisonniers. Ils avaient pour charge de transporter les cadavres des personnes assassinées vers les crématoires. En 1942-1943, une partie des Sonderkommandos de Majdanek devait brûler des cadavres dans la forêt de Krępiec, située à sept kilomètres du camp de Majdanek. Ce commando était appelé Waldkommando et les hommes qui le composaient connurent sensiblement le même sort funeste que celui des Sonderkommandos d’Auschwitz et de Majdanek (Marsałek 1986, 107).
En octobre 1939, le controversé Mordechai Chaim Rumkowski fut nommé chef du conseil juif (Judenrat) du ghetto de Lodz, dans la Pologne occupée. Celui-ci fut formé en février 1940 et fermé en avril de cette même année. Environ 164 000 Juifs y vécurent en sursis. Le ghetto disposait de sa propre monnaie et de sa propre police. Afin de mettre la main sur les dernières possessions des Juifs emprisonnés, le conseil créa un commando spécial (Sonderkommando) (Horwitz 2008, 93) qui contraignait les Juifs à remettre leurs objets précieux en échange de la monnaie utilisée dans le ghetto. Ce commando faisait partie de la police juive du ghetto. Ces interventions, qui étaient parfois exécutées en collaboration avec la Kriminalpolizei allemande, faisaient d’eux les hommes les plus haïs des lieux.
L’usage de l’appellation Sonderkommando dans d’autres contextes
Le Unternehmen Zeppelin opération secrète chapeautée par les services du RSHA, impliquait le recrutement et la formation de saboteurs qui devaient être rendus opérationnel derrière les lignes du front russe. Les membres du Sonderkommando Zeppelin étaient choisis parmi les prisonniers soviétiques d’Auschwitz. Le centre d’instruction de ces saboteurs fut installé dans le bloc 12 du Stammlager à partir de mars 1942. Une fois la sélection effectuée, les membres continuèrent leur apprentissage dans les locaux d’une ancienne école de Birkenau. Durant une année, trois groupes de 120 à 150 personnes furent ainsi entraînés, encadrés par 17 SS. Leur apprentissage terminé, les hommes du Sonderkommando furent envoyés vers les lignes de front ou vers la ville d’Eupatoria en Crimée. L’opération fut suspendue en mars 1943 (Cywinski, Jacek Lachendro, Piotr Setkiewicz 2013, 183).
Dans le camp de Gusen, qui dépendait du camp de concentration de Mauthausen, un commando spécial s’occupait des animaux. Ces prisonniers qui devaient exécuter des Sonderaufgaben (tâches spéciales) étaient répertoriés en tant que Sonderkommando (Dobosiewicz 2007, 216-219) dans les listes de détenus du camp.
Dans le camp de concentration de Groß-Rosen, les prisonniers du Sonderkommando (KL Gross-Rosen 2005, 51) effectuaient un travail particulièrement pénible dans la carrière qui jouxtait le camp. Le commando avait ici une fonction punitive pour des prisonniers – essentiellement polonais – jugés dangereux et fut formé assez tardivement en août 1944. L’uniforme blanc maculé de trainées de peinture rouge rendait ce groupe de prisonniers aisément reconnaissable pour les gardiens.
Le Sonderkommando Elbe une unité spéciale de la Luftwaffe accomplissait des opérations kamikazes contre les avions alliés durant les dernières heures du Reich. L’unique mission de ce Sonderkommando aérien eut lieu le 7 avril 1945 (Hinrichs 2004, 192).
Un Sonderkommando a été créé dans les ruines du ghetto de Varsovie, afin de dégager les décombres et de brûler les cadavres restés sur place. Le rescapé français Maxi Librati évoque dans son témoignage un commando spécial, dont il faisait partie, (Cehreli 2013) aussi appelé Todtkommando (commando de la mort).
Conclusion
Cette multitude d’exemples montre bien que le terme de Sonderkommando pouvait se retrouver dans différents contextes, tantôt au cœur de la Shoah, tantôt dans des situations presque banales si elles n’avaient existé dans un contexte de guerre ou concentrationnaire. Le flou voulu laissé en utilisant l’adjectif sonder, c’est-à-dire spécial, a bien servi la cause des nazis dans leur volonté de camoufler l’inmontrable et les sert encore par le biais des propos de révisionnistes de tout acabit. Plus de recherche comparative permettra probablement d’étoffer les connaissances concernant les Sonderkommandos liés à la Shoah, qu’ils soient du côté des bourreaux ou du côté des victimes. Mais que faut-il comparer, alors que pour les non initiés tout semble déjà dit sur la Shoah et que les rescapés disparaissent avec le temps ? D’abord, l’analyse rigoureuse de documents de première main est nécessaire, ces documents dorment parfois des décennies dans des archives sans attirer l’attention, faute de clefs, pour saisir le sens de mots qui semblent banals, mais qui cachent dans le cadre de la Shoah parfois des réalités tout autres (Un cas d’école pour étayer ce propos est le télégramme Höfle, qui dormait depuis 1943 dans les archives britanniques et qui, redécouvert en 2000, fournit des données précises concernant l’extermination des Juifs dans les camps Reinhardt [Witte, Tyas 2001, 468-486]). Ensuite, pour rendre intelligibles les propos parfois froids et factuels des documents primaires, il existe l’analyse de témoignages, qui ajoutent une dimension humaine à la question et qui mériteraient souvent d’être plus connus et traduits.