Le récit de soi s’inscrit dans la lignée des exercices spirituels antiques que Pierre Hadot décrit, après Peter Rabbow, « comme une méthode de formation à une nouvelle manière de vivre et de voir le monde, comme un effort de transformation de l’homme » (Pierre Hadot, 2002). A travers le récit de soi, le sujet-écrivant manifeste donc un « sentiment d’appartenance à un tout » dans le dépassement d’un moi narcissique et il vise « une nouvelle manière d’être-au-monde » (Pierre Hadot, 2002). « Il ne s’agit donc jamais – analyse Frédéric Gros – contrairement au sujet psychologique, de creuser de soi à soi la distance d’une méconnaissance à combler, mais d’une œuvre de vie à accomplir » (Frédéric Gros, 2014). A la suite de Stanley Cavell (2001), il peut être défini comme un exercice perfectionniste qui suit un principe de perfectionnement et donne lieu à un développement créatif (de soi et de la pratique). Le récit de soi émane de la confrontation à un événement qui peut être une épreuve personnelle ou collective (guerre, deuil, torture, situation de précarité sociale…) et dont on tâche de percevoir le sens afin de rendre un devenir possible. Il permet de passer de l’événement à l’expérience, par une réappropriation mémorielle que favorise la mise en récit. Il s’agit davantage de le considérer dans le cadre d’une pratique autographe du souci de soi que d’un genre littéraire qui réduirait la fonction de l’écriture à un simple enjeu égotique. En effet, le récit de soi est à la fois une pratique philosophique et littéraire : c’est dans l’interaction de ces deux expériences, réflexives et esthétiques, que la singularité du geste a lieu. Le discours poétique nourrit la réflexion philosophique en dépassant le simple enjeu de l’exercice spirituel ; de même, le truchement de l’écriture comme pratique donne à la philosophie une approche pragmatique et lui permet d’accéder à une autre forme de discours.
Les pratiques du souci de soi telles que Michel Foucault les analyse dans le contexte de l’Antiquité gréco-latine, dans son cours au Collège de France en 1982 sur L’herméneutique du sujet, visent une conversion de soi, une epistrophê eis heauton, qui n’est ni l’accession à une réalité supérieure platonicienne ni le renoncement à soi chrétien. Ce sont des pratiques de subjectivation où le sujet cherche à s’accomplir en tant que « sujet éthique de la vérité » (Foucault, 2001) en élaborant une esthétique de l’existence fondée sur le souci de soi. Le philosophe retrace les linéaments d’une « généalogie du sujet moderne » qui laissent entrevoir une nouvelle approche des formes narratives autobiographiques, sur le plan de la théorie littéraire. A partir du « moment cartésien », une simple connaissance de soi l’emporte dans le régime des écritures autographes, sur une pratique de soi qui prédominait sous l’Antiquité. Si jusqu’alors, primaient l’entrainement du sujet, son ascèse, le mouvement du cogito cartésien à la suite de l’examen de soi propre à l’ascétisme chrétien et de l’effacement de la dimension pratique de la philosophie avec la scolastique médiévale, marque une étape significative où seule la connaissance d’une vérité de soi inquiète le sujet. La vocation éthique des pratiques de soi cède le pas progressivement à la dimension psychologisante de l’introspection subjective. Cette évolution des écritures personnelles croise alors deux inflexions sociologiques particulières dès la fin du XVIII siècle : d’une part, « la naissance de l’individu autonome » pour reprendre le titre d’un article de Pierre Fraser, d’autre part, l’essor des domaines de savoirs. Ainsi, depuis le XVIIIème siècle, à partir des Confessions de Rousseau selon Philippe Lejeune, le geste autobiographique s’inscrit et se lit dans la perspective d’un savoir toujours plus profond sur le « sujet autonome ».
Si un type d’écriture personnelle fondée sur la seule connaissance de soi devient prédominant depuis l’époque moderne, il n’en demeure pas moins que ces deux approches narratives de soi coexistent et l’on peut noter la pratique du récit de soi chez Montaigne dans les Essais, Les Pensées de Pascal et les Dialogues ou Les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau… Cependant, ces deux conceptions de l’écriture personnelle sont foncièrement différentes en tant qu’elles donnent à voir une expression différente de la vérité du sujet, en tant qu’elles présentent des textes différents, en tant qu’elles produisent des individus différents. Si l’autobiographie s’intéresse à ce que le passé a fait du sujet-écrivant, le récit de soi propose l’histoire d’un devenir ce que manifeste le caractère inachevé du récit comme si l’idée de fin en était exclue. La remémoration du passé n’a de sens que si elle s’ouvre sur une projection vers l’avenir.
Le sujet des techniques de soi se constitue par une ascèse, une askesis, plus que par une connaissance : le principe n’est pas de s’étudier comme un objet, ce qui relèverait d’une auto-réification, mais de tenter de comprendre et d’organiser sa vie dans un mouvement de reconnaissance et d’ « intensification du rapport social » (Frédéric Gros, 2014). Le sujet-écrivant se définit par un mode spécifique de la parole, par une dramatique de discours que Foucault définit comme une parrhésia. Elle manifeste l’engagement du sujet-écrivant à être en vérité avec lui-même : c’est une vérité qui fait rupture. En ce sens, le sujet-écrivant est toujours pris dans un rapport de force, de pouvoir. La parrhésisa donne nécessairement au récit de soi une fonction politique ou plus exactement infra-politique, elle en fait un « texte caché » au sens de James Scott. L’autodésignation du sujet-écrivant conforte cette dimension politique car « accepter la parole en première personne – précise Sandra Laugier (2010) –, la parole autobiographique, [c’est] voir dans la (dé)possession par soi de sa parole le seul moyen, paradoxal, d’accéder à la représentativité. » C’est une «prise de parole» qui génère une prise de risque dans la mesure où elle manifeste la voix d’une personne en situation de vulnérabilité ou de précarité, face à une force plus puissante. Ainsi, l’écriture, dans le récit de soi, relève d’un langage du changement (Paul Watzlawick) et permet ainsi de donner sens à l’expérience vécue : elle accède à une fonction éthopoiétique comme « opérateur de transformation de la vérité en êthos » (Foucault, 1983). Elle n’est ni prédicative, ni performative car la singularité du récit de soi repose non pas sur l’enseignement d’une connaissance mais sur la transmission d’une expérience par la proximité, le voisinage du réel tels que les envisage Stanley Cavell à la suite d’Emerson. Ainsi, la parole parrhésiastique a non seulement des effets sur la réalité, mais aussi sur celui qui l’énonce et qui la reçoit.
De même, l’expérience est au cœur du processus de subjectivation. C’est d’une part l’objet de la narration mais c’est encore le principe même de la pratique de l’écriture qui influe sur le récit. L’expérience relatée s’inscrit dans le quotidien du sujet et met en évidence « l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire » (Stanley Cavell, 2009) : elle révèle le caractère saugrenu de l’ordinaire émanant de l’habitude mais encore de l’expérience d’altérité radicale. En cela, le récit de soi est une pratique de quotidiennisation (Bruce Bégout, 2005) qui tend à familiariser toute forme d’altérite à laquelle est confronté le sujet-écrivant. En rendant son caractère quotidien à l’ordinaire, elle favorise un processus d’altération du moi vers le soi. Le récit de soi constitue un exercice éthique d’apprivoisement de l’idée de l’autre. Cet autre peut se décliner sous trois formes : la présence de l’Autre en soi, cette « césure première, irréductible » (Frédéric Gros, 2001), une altérité éthique et enfin l’altérité de l’actualité, au sens foucaldien du terme, qui relève du champ de l’immanence et de l’histoire.
On observe alors deux grandes typologies de textes : les récits de soi hic et nunc pour lesquels la pratique de l’écriture est synchrone à l’expérience, et les récits de soi a posteriori où l’expérience déjà remémorée accède, après un temps de latence, à une expérience esthétique. Dans le premier temps du récit de soi, il s’agit d’une déterritorialisation linguistique de l’expérience vécue : la remémoration accède à une mise en récit du souvenir. Dans le second temps du récit de soi, le sujet-écrivant cherche à « donner » une expérience esthétique de ce qu’il a vécu. Notons que si un récit de soi a posteriori ne suit pas nécessairement l’écriture d’un récit de soi hic et nunc, toute expérience esthétique d’écriture de soi est accompagnée d’une expérience mémorielle.
Ainsi, le premier type de récit de soi relève d’une subjectivation politique : c’est une prise de conscience d’une situation de vulnérabilité. Il peut être appréhendé comme une prise de parole qui manifeste le passage d’un sujet vulnérable – au sens étymologique du terme vulnus, exposé à ses blessures, seul – à un sujet précaire qui doit prier, demander, selon l’origine precarius, et donc faire acte de parole. C’est le premier temps du récit de soi qui permet de passer de la vulnérabilité à la précarité. Le second temps s’inscrit dans un champ éthique qui excède le politique par un dépassement esthétique. La dimension testimoniale du récit, en situation d’altérité radicale, de violence extrême, revêt aussi un enjeu politique et redouble le processus mémoriel en tant que prise de parole.
Dans la mesure où il relève d’une pratique transgénérique, le récit de soi donne lieu à des textes protéiformes comme le recueil de poésie (Les Feuillets d’Hypnos de René Char), le carnet ou le journal extime (le Journal des années noires de Jean Guéhenno), le témoignage (La nuit d’Elie Wiesel), ou la correspondance. Il répond à un dispositif d’écriture extime où il s’agit d’écrire sur soi obliquement, de ne pas écrire pour soi exclusivement, d’écrire de façon distanciée par le fait même de la confrontation à une épreuve, d’écrire en philosophe et de faire de l’écriture un processus de mise en procès et de conversion de soi (Jean-François Louette, 2011).
Bibliographie
Bruce Bégout, La découverte du quotidien, Allia, 2005
Judith Butler, Le récit de soi, PUF, Paris, 2007.
Stanley Cavell, Cities of Words. Pedagogical Letters on a register of the moral life, Harvard University Press, 2004 ; traduction française : Philosophie des salles obscures, Flammarion, 2001.
Stanley Cavell, Dire et vouloir dire, Editions du Cerf, 2009
Michel Foucault, « L’écriture de soi » in Corps écrit, Puf, 1983 repris dans Dits et écrits, Tome 4, Gallimard, 1994.
Michel Foucault, Histoire de la sexualité, L’usage des plaisirs, Gallimard, 1984 et Le souci de soi, Gallimard, 1984.
Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, Gallimard/Seuil, Paris, 2001.
Frédéric Gros, « Foucault et le gouvernement de soi » in L’individu contemporain – Regards sociologiques, Sciences humaines, 2014
Sandra Laugier, « Emerson, la voix, le perfectionnisme et la démocratie », La voix et la vertu, Paris, PUF, 2010
Jean-François Louette, « La main extime de Sartre », Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, coll. La Pléiade, 2011
Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, Paris, 2002.
Peter Rabbow, Seelenführung. Methodik der Exerzitien in der Antike, Munich, 1954.
Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
James Scott, La domination et les arts de la résistance, ed. Amsterdam, 2009
Richard Shusterman, Vivre la philosophe. Pragmatisme et art de vivre, Klincksieck, 2002.