- Présentation de la notion à partir du travail théorique fondateur de Marianne Hirsch. Cette définition est suivie d’une video dans laquelle Marianne Hirsch présente la notion et son parcours théorique.
- Deux textes à venir, de Beatriz Sarlo et Philippe Mesnard, pour discuter cette notion.
- Bibliographie & ressources
Présentation de la notion
Le terme de postmémoire décrit la relation que la « génération d’après » entretient avec le trauma culturel, collectif et personnel vécu par ceux qui l’ont précédée, il concerne ainsi des expériences dont cette génération d’après ne se « souvient » que par le biais d’histoires, d’images et de comportements parmi lesquels elle a grandi. Mais ces expériences lui ont été transmises de façon si profonde et affective qu’elles semblent constituer sa propre mémoire. Le rapport de la postmémoire avec le passé est en vérité assuré par la médiation non pas de souvenirs, mais de projections, de créations et d’investissements imaginatifs. Grandir avec l’héritage d’écrasantes mémoires, être dominé par des récits qui ont précédé sa propre naissance ou sa propre conscience, fait courir le risque que les histoires de sa propre vie soient elles-mêmes déplacées, voire évacuées, par nos ascendants. C’est être formé, bien qu’indirectement, par des fragments traumatiques d’événements qui défient encore la reconstruction narrative et excèdent la compréhension. Ces événements sont survenus dans le passé, mais leurs effets continuent dans le présent. C’est là la structure de la postmémoire et le processus propre à sa génération.
Cependant, la postmémoire n’est pas une position identitaire, mais une structure générationnelle de transmission ancrée dans de multiples formes de médiation. La vie familiale, même dans ses moments les plus intimes, est enracinée dans un imaginaire collectif façonné par des structures générationnelles universelles d’imagination et de projection et par un fonds d’histoires et d’images partagé qui infléchit le transfert et la mise à disposition plus vaste de souvenirs individuels et familiaux. Alors, si nous adoptons les expériences traumatiques d’autrui comme expériences à travers lesquelles nous pourrions avoir vécu, si nous les inscrivons dans l’histoire de notre propre vie, pouvons-nous pour autant le faire sans les imiter ou nous les approprier indûment ?
Cette question concerne le processus d’identification, d’imagination et de projection aussi bien de ceux qui ont grandi dans des familles de rescapés, qu’aux membres moins proches de leur génération ou au réseau relationnel qui partagent l’héritage du traumatisme et, ce faisant, la curiosité, l’urgence et le besoin frustré de savoir quelque chose du traumatisme. Toutefois, leur relation au passé n’est certainement pas la même. Pour tracer les frontières entre ce à quoi je voudrais me référer comme postmémoire familiale et postmémoire par affiliation, nous devons tenir compte de ce qui distingue une identification verticale intergénérationnelle de parents à enfants ayant lieu à l’intérieur de la cellule familiale, d’une identification horizontale intragénérationnelle faisant que la position de l’enfant est plus largement disponible à ce qui lui vient de ceux qui lui sont contemporains. La postmémoire par affiliation résulte de connections contemporaines et générationnelles avec la seconde génération en tant que telle, combinées à un ensemble de structures de médiation qui seraient amplement disponibles, appropriables et, en effet, plutôt « irrésistibles », pour englober un collectif plus vaste dans un tissu biologique de transmission.
Le « post » de postmémoire signale plus qu’un délai temporel et plus qu’une localisation dans un après-coup, ce n’est pas une concession simplement accordée à la temporalité linéaire, pas plus à la logique séquentielle. Considérons les nombreux « post » qui continuent de dominer notre champ intellectuel : postmodernisme et poststructuralisme, par exemple, inscrivent à la fois une distance critique et une profonde interrelation respectivement avec le modernisme et le structuralisme. Postcolonial ne signifie pas la fin du colonialisme, mais sa troublante continuité, bien que, en revanche, le « postféminisme » ait bien été utilisé pour désigner une suite du féminisme. Nous sommes certainement encore dans l’ère des « post » qui – pour le meilleur et pour le pire – continue de proliférer : « post-traumatique », bien sûr, mais aussi « postlaïque », « posthumain », postcolonial », « postracial ». Rosalind Morris a récemment suggéré que le « post » fonctionnait comme un post-it qui adhère à la surface de textes et de concepts, s’ajoutant à eux et, ce faisant, les transformant en une sorte de supplément derridien. Des post-it, bien sûr, souvent pris pour des pensées après-coup qui peuvent aisément se décoller et se déconnecter de leur source. Et si le post-it tombe, le postconcept, lui, doit persister par lui-même, et dans cette position précaire il peut même acquérir ses propres qualités.
« Postmémoire » partage la stratification et le différé de ces autres « posts », s’alignant sur les pratiques de la citation et du supplément qui les caractérisent. De même que les autres « posts », « postmémoire » reflète une oscillation déstabilisante entre rupture et continuité. De plus, « postmémoire » n’est pas un mouvement, une méthode ou une idée ; je le vois plutôt comme une structure du retour inter- ou transgénérationnel d’un savoir traumatique et d’une expérience incorporée par ses destinataires. C’est une conséquence du rappel traumatique (différent des troubles du stress post-traumatique), mais pris dans un mouvement générationnel – temporel ou spatial.
Cette description de la structure de transfert inter- ou transgénérationnel du trauma soulève autant de questions qu’il apporte son lot de réponses. Pourquoi insister sur le terme « mémoire » pour décrire ces échanges ? Si la postmémoire n’est pas circonscrite dans l’espace intime propre à la famille, comment, par quels mécanismes, s’étend-elle à des témoins plus distants, par adoption, ou à des contemporains par affinités ? Pourquoi la postmémoire est-elle particulièrement liée au retour du trauma : ne peut-elle pas être heureuse, ou bien concerner d’autres types de changement historique qui, transmis à travers des générations, comportent la même intensité ambivalente ? Quelles structures institutionnelles ou esthétiques, quelles technologies ou quels tropes peuvent-ils le mieux servir de médiation pour la dimension psychologique de la postmémoire, les continuités et les ruptures entre générations, les lacunes du savoir, les peurs et les frayeurs qui découlent des conséquences du trauma ? Et, pourquoi les médias visuels, et la photographie en particulier, en sont arrivés à jouer un rôle aussi important à ce sujet ?
Marianne Hirsch
Columbia University, New York
(traduit de l’américain par Philippe Mesnard)
Discussion de la notion
Beatriz Sarlo (texte à venir)
Philippe Mesnard (texte à venir)
Ressources
(à venir)