Comme le rappelle François Walter au début de son livre, Les Figures paysagères de la nation, Marc Bloch avait déjà résumé les problématiques épistémologiques liées au paysage dans son Apologie pour l’histoire, au début des années 1940 : « Une fois de plus […], méfions-nous de postuler entre les sciences de la nature et une science des hommes, je ne sais quel parallélisme faussement géométrique ». (Walter, p. 7).
Walter retrace par ailleurs, pour définir le terme, le « passage de la représentation à la réalité » (p. 147) à partir de l’apparition du mot en français au XVIe siècle « au sens d’une représentation picturale » (ibid.) jusqu’à sa double acception plus tardive, « portion de pays et […] vue représentée dans un tableau » (p. 148) (alors que l’évolution est inverse dans d’autres langues où « Landschaft », « lantscap », « landschap » désignent une forme d’organisation politique de la communauté avant de prendre un sens esthétique. Voir Besse & Tiberghien, Mémoires en Jeu n° 7, p. 44). Le paysage ne renvoie pas qu’à des expériences esthétiques, il est le lieu non seulement du regard mais aussi du corps, donc, de pratiques – environnementales, touristiques, mémorielles. C’est à questionner son double statut de représentation et d’espace construit ou à construire, et les ramifications (ou les rejets) du modèle romantique qu’il met en jeu que le mot nous invite.
Si l’intérêt pour le paysage s’est élargi depuis une trentaine d’années au sein des sciences humaines et sociales, celui pour la dimension spécifiquement mémorielle des paysages et, notamment, pour la mémoire des violences qui y est inscrite, a émergé plus récemment, au travers de notions comme « memory landscape », « paysages du désastre », « paysages après-coup », « paysages de la métropole de la mort » (Kulka) ou encore « ruine », dans ses différentes acceptions. Le grand classique étant Landscape and Memory de Simon Schama (1995), suivi par les travaux de Ken Taylor sur la mémoire et les paysages culturels au début des années 2000 et, depuis, de nombreuses publications dans différents champs concernés par le terme, depuis l’histoire de l’art jusqu’au tourisme.
D’un côté, la notion de paysage fait écho – sans la recouvrir – à celle de « topographie », explorée déjà par Maurice Halbwachs et qui, associée à différentes terreurs, se trouve régulièrement convoquée dans les mémoriaux à travers le monde. Si, tout comme « topographie », « paysage » laisse entendre la possibilité d’un parcours, et donc à la fois d’une expérience et d’une connaissance, une différence notable entre les termes réside dans l’absence de balises : un paysage est susceptible de désorienter autant que d’orienter. Le paysage ne se superpose pas nécessairement de manière stricte aux lieux réels où les événements se sont déroulés, il déborde, ses frontières sont poreuses et mouvantes, souvent modelées par l’imaginaire davantage que par l’histoire.
D’un autre côté, les différentes déclinaisons de « paysage » côtoient la notion de « lieu de mémoire » (car rendues possibles, elles aussi, entre autres, par le tournant spatial), dans sa signification symbolique autant que géographique, mais désignent justement ce que celle-ci ne permet pas de saisir. Bien que comportant, dans les langues occidentales, l’idée de « pays » (« land »), au sens géographique et/ou administratif (alors que dans d’autres langues, ce mot est souvent importé du français ou de l’allemand), « paysage » comprend, en filigrane de l’idée de lieu, celle de sa représentation.
À l’instar de « lieu de mémoire », « paysage » suppose une relation médiée au réel, mais les dispositifs de cette médiation n’engagent pas les corps et les regards de la même façon. En effet, ce qui caractérise le paysage, c’est que la mémoire inscrite en lui, polyphonique et stratifiée (un même paysage renvoie à des mémoires multiples), n’est pas nécessairement patrimonialisée ni institutionnalisée, elle est au contraire souvent invisible et demande à être exhumée : nullement fixée par une construction ou une conception mémorielle, pour peu qu’un geste archéologique vienne à la désenfouir, c’est chaque fois « à nouveau » qu’elle ressurgit. Cette mémoire paradoxale – à la fois pérenne, car le paysage perdure, et éphémère, car il change perpétuellement – résiste à l’archivage et ne se laisse pas enfermer dans les classifications.
On trouvera bien entendu des paysages lieux de mémoire comme, par exemple, les champs de bataille ou les sites de massacres patrimonialisés ; ou, à l’inverse, des lieux de mémoires paysages, monuments implantés dans la nature – « Reconstruction du portrait de Pablo Miguez » par Claudia Fontes dans le Parque de la memoria à Buenos Aires, le « Masque du deuil » par Ernst Neizvestny surplombant la baie de Nagaev à Magadan, « Le pupitre des étoiles » par Christian Lapie, dédié aux Juifs assassinés des Hauts-de-Seine au parc de Sceaux, – ou éléments de la nature institués en monument, principalement l’arbre, grand symbole mémoriel (Chevalier, p. 51). Un paysage peut être créé pour être à lui seul un monument (les bouleaux apportés d’Auschwitz, plantés sur le terre-plein devant la gare de Grunwald à Berlin, d’où les Juifs berlinois ont été déportés).
Une éthique du regard ?
La rencontre entre paysage et mémoire était en quelque sorte inévitable compte tenu, d’une part, de l’enjeu que le paysage représente pour la question anthropocène (Larrère & Larrère) et, de l’autre, l’omniprésence de la mémoire dans nos sociétés, depuis la moitié du XIXe siècle avec l’invention des monuments aux morts. Elle s’est faite aussi au prisme de l’interrogation sur l’image et la possibilité de montrer/voir les violences extrêmes, telle que déployée au cinéma dans Nuit et Brouillard et posée radicalement dans Shoah de Claude Lanzmann ; au croisement, donc, des « memory studies » et des études de la représentation, littérature, cinéma, photographie. La notion de paysage permet de dépasser les apories de l’image, pointées par Claude Lanzmann, et pensées, dans la postérité de son film, par un grand nombre de chercheur dans des disciplines différentes (par exemple dans le collectif Au sujet de Shoah) et au travers de diverses polémiques (entre Lanzmann et Chéroux, entre Georges Didi-Huberman et Lanzmann). Montrer ou ne pas montrer : cette question se résorbe dans le paysage, déjà utilisé en ce sens par Lanzmann dans Shoah, le paysage ayant la capacité de (se) montrer sans montrer. Il n’est donc pas étonnant si, dans l’espace occidental, l’intérêt pour le paysage mémoriel s’est accru avec l’ouverture des frontières vers le centre-est et le surgissement, dans la conscience occidentale, des paysages d’anéantissement autres que la chambre à gaz, toujours présents (même si certains d’entre eux ont été détruits en Pologne), qui font archive à leur manière sans engager pour autant le spectateur dans une logique voyeuriste.
Dès lors, la notion de paysage s’étend à des corpus autres que la Shoah, comme le montre le travail de Nathan Réra ou le colloque « Paysages après-coup » organisé par Soko Phay, Patrick Nardin et Maryse Jeanguyot à la MSH de Metz en décembre 2017. Or, il apparaît à travers ces réflexions pluridisciplinaires que, si le paysage ne suscite pas les mêmes réticences que les images montrant la violence en direct, il n’est pas pour autant « innocent » et suscite, lui aussi, des interrogations éthiques qui peuvent rejoindre celles posées par les photographies de criminels. En effet, lorsque l’on contemple ou que l’on photographie les paysages du Rwanda, ne risque-t-on pas d’adopter, inconsciemment, une posture esthétique qui s’est élaborée dans le cadre colonial ayant conduit au génocide ? La dimension esthétique contenue dans le terme « paysage » est en effet indissociable d’un questionnement éthique sur les cadres culturels au sein desquels s’est élaborée notre relation au paysage, tant il est vrai que ces cadres modèlent notre perception, y compris celle de la mémoire des violences diluée dans le paysage. « Landscapes are culture before they are nature, constructs of the imagination that are projected into woods and water and rock », affirme Schama (p. 61). La perception esthétique est lestée d’héritages culturels qui sont aussi des héritages politiques (Sgard & Rudaz). La question posée par Nathan Réra à propos du Rwanda surgira sous des formes différentes partout, devant le Rio de la Plata en Argentine, dans le désert d’Atacama au Chili, à la Kolyma ou face aux collines autour de Terezin, et devra être chaque fois repensée en fonction du contexte, la grille post-coloniale offrant un large spectre d’interprétation, mais ne les épuisant pas, comme le montrent, par exemple, les études sur le tourisme mémoriel.
Le paysage nous conduit au coeur d’une réflexion sur l’articulation complexe entre la mémoire et l’oubli, entre la trace et son absence, entre le « quelque chose » qui demeure physiquement après les massacres de masse et le « rien » que ces lieux affichent dans leur impassibilité. Il offre donc une entrée privilégiée pour penser la disparition – des corps et des traces – qui constitue l’un des paramètres principaux de l’extermination des Juifs mais également, d’autres violences, comme les disparitions forcées en Amérique latine ou l’extermination des Arméniens de Turquie lors de leur déportation vers le désert de Syrie où nombre d’entre eux finirent par y mourir abandonnés. Il est l’image par excellence de ce « rien » qui demeure en lieu et place des événements, mais un rien qui s’offre à la vue, à l’ouïe et au toucher, que l’on peut localiser et arpenter. Face à des mises à mort qui se sont déroulées « sans témoin », il s’érige justement en témoin silencieux – allié en quelque sorte du discours apophatique sur les violences extrêmes et exigeant en même temps de les déconstruire.
Cette ambivalence de la mémoire paysagère assure la richesse de la notion : témoin indestructible des événements, qui demeure lorsque tout à disparu, le paysage constitue à lui seul une trace. Mais il contribue également à l’effacement des traces. C’est d’ailleurs ainsi qu’il a pu être vu par certains témoins des violences extrêmes : ce qui efface et tout à la fois préserve leur mémoire.
L’invisibilité (du témoin) : dialogue rompu avec le monde
Le mois de juin est toujours beau en Slovaquie, en 1942 il fut exceptionnel. Le soleil était chaud en permanence. Les champs étaient recouverts de blés ambrés luxuriants qui se balançaient paresseusement dans la brise légère, les oiseaux chantaient à tue-tête comme pour fêter ce spectacle. Même derrière les barbelés du camp de Novaky, le monde semblait beau. La seule personne qui n’arrivait pas à s’abstraire, ne fût-ce que quelques instants, de ses soucis pour contempler le paysage, c’était Monsieur le juif. (Vrba, p. 41)
L’environnement des lieux de détention ou d’extermination, dessiné la plupart en marge dans les récits des témoins (souvent en ouverture), tel un élément du « décor » insignifiant (mais aussi artificiel comme le suggère le mot « spectacle » dans la traduction française) figure, par ce contour en creux, un paysage de l’exclusion. Le regard d la victime ne peut s’y attarder pour diverses raisons, par manque de disponibilité intérieure ou de temps physique et parce qu’il fait « mal aux yeux » comme dans cette séquence d’Être sans destin :
Avant tout, je remarquai un immense terrain qui ressemblait à une prairie. Sur le coup, je fus aveuglé par cette étendue soudaine, la luminosité également blanche du ciel et de ce pré me faisant mal aux yeux. Mais je n’avais pas vraiment le temps de contempler les lieux : autour de moi, ce n’était que gémissements, grouillements, bribes de paroles et d’événements, la mise en rangs. (Kertész, 1975, p. 111)
Ou encore, chez Evguenia Guinzbourg, à son arrivée au camp d’Elguen :
L’approche du printemps ne se traduisait que par l’aveuglante magnificence de la neige immaculée sur laquelle venaient se refléter les rayons du soleil multicolores. Hélas, nous ne savions pas encore qu’il fallait comprendre le mot « aveuglante » au sens propre, que cette fabuleuse beauté était perfide, que la réverbération des rayons ultra-violets sur la neige aveuglait pour de vrai. (Guinzbourg, p. 297)
Le paysage se retranche dans l’invisibilité, car sa beauté est adressée à d’autres, et refuse à la victime sa place de sujet, la rendant elle-même invisible : il y a bien quelque chose à voir, mais personne pour le voir. La relation quasi- impossible à ce quelque chose, qui a pourtant été vu – car décrit – s’apparente à une rencontre manquée, mais interpelle tout de même le paysage – et, à travers lui, le monde, notamment lorsqu’il s’agit de paysages extérieurs aux camps à proprement parler –, comme dans un dialogue suspendu. On peut émettre l’hypothèse que le jugement esthétique, procédant par oxymore, vise précisément la restauration de la situation de dialogue tout en témoignant de son impossibilité : le cliché romantique de la nature impassible est ainsi réactivé en même temps que déconstruit.
L’invisibilité du paysage peut signaler au lecteur la naïveté du protagoniste qui a encore tout à apprendre (« nous ne savions pas encore », chez Guinzbourg) ou, au contraire, sa position d’initié comme le montre cette arrivée à la Kolyma de Chalamov :
Juste devant nous, il y avait des montagnes nues, sans forêts, rocheuses et vaguement vertes, et dans les trouées entre elles, à leur pied, planaient des nuages hérissés, déchiquetés, gris sale. Comme si les lambeaux d’une gigantesque couverture avaient recouvert cette triste région montagneuse. […] Alors, détournant les yeux, je me dis : « On nous a amenés ici pour mourir ». (Chalamov, 2003, p. 1002)
L’invisibilité du paysage vient dans ce dernier exemple du refus de la victime (« initiée ») à le regarder, et se conclut par le repliement du « message » qui ricoche en parole monologique. La caractéristique principale du paysage est d’être « indestiné » (Besse & Tiberghien, p. 45). Dans les conditions de la violence extrême, cette « indestination » n’est pas une ouverture, mais la négation du sujet. Ce que le regard voit, c’est sa propre fin, une sorte d’écho visuel qui, renvoyé par les montagnes, annonce la mort du sujet, signalée du reste par la position de complément d’objet du « nous » dans la phrase. Chez Kertész et Guinzbourg, les surfaces aveuglantes, réfléchissantes arrêtent le regard et le tournent au-dedans de lui-même. On est d’ailleurs frappé, dans ces exemples (on pourrait en trouver d’autres), par la prédominance des surfaces (champ, prairie, étendue de neige) sur les profondeurs ou par l’indistinction des couleurs (vaguement vertes, gris sale).
Le paysage après-coup : reconstitution
Une note de Chalamov (1970) éclaire la spécificité du fragment paysager : « Pas une fois je n’ai admiré le paysage. Si ma mémoire en a retenu quelque chose, il s’agit de souvenirs plus tardifs » (Chalamov, 2013, p. 442). Or, on trouve chez Chalamov de nombreux intermèdes paysagers qu’il s’agit donc de lire comme une méditation sur la configuration du vécu, sa restitution. Ils mettent en lumière le caractère irrémédiablement « médié » et construit des récits testimoniaux et apportent ainsi des éléments à une réflexion sur le travail de mémoire.
On a vu que chez d’autres témoins, cette stratification du témoignage est évoquée à partir de l’impossibilité de voir quelque chose qui est pourtant vu dans la fulgurance d’une évocation instantanée, appelant un temps autre, déployé de la remémoration. Il s’agit donc souvent d’un regard rétrospectif, d’une reconstruction par le souvenir, et non d’une émotion immédiate, éprouvée pendant la détention. L’image paysagère qui s’est imprimée dans la mémoire fait appel à des cadres esthétiques communs avec le lecteur, elle accompagne et modèle les impressions informes du moment. Elle permet de convertir des sensations propres au camp et étrangères au monde « libre » (lequel s’étale justement dans son indifférence) en des symboles universels grâce auxquels l’expérience devient « traduisible ». La question du paysage est ainsi étroitement articulée à celle de la langue. Chez Chalamov, celle-ci est énoncée en ces termes : « Dans quelle langue m’adresser au lecteur ? Si je privilégiais l’authenticité, la vérité, ma langue serait pauvre, indigente. Les métaphores, la complexité du discours apparaissent à un certain degré de l’évolution et disparaissent lorsque ce degré a été franchi en sens inverse. […] De ce point de vue, tout le récit qui va suivre est inévitablement condamné à être faux, inauthentique. […] les pensées, les mots, les descriptions de paysages, les citations, les réflexions, les scènes de la vie quotidienne ne seront jamais suffisamment authentiques » (ibid.). Le paysage est le lieu de cette « inauthenticité » du témoignage.
Le paysage instaure un rapport problématique à la vérité, il est signe que ce rapport n’est pas celui d’une restitution purement factuelle des événements et qu’entre ce qui a été vu réellement dans le passé et ce qui est donné à voir au présent par le texte s’introduit la fracture d’un sujet qui a connu l’impouvoir de la langue. Cet impouvoir, on l’a vu, le paysage l’accentue en supprimant le destinataire. Il s’agit, dans les reconstructions, de rétablir une situation d’adresse : au-delà de la déliaison qu’il signifie dans les circonstances extrêmes, le paysage est susceptible de faire lien.
Le paysage est dès lors ce qui atteste de l’existence du sujet, voire affirme la survie par le regard et, en même temps, introduit le doute quant à celle-ci. Robert Antelme, face au paysage nocturne de Gandersheim, dira : « J’étais vivant. Il fallait le croire » (Antelme, p. 116) et Varlam Chalamov, dans un poème inédit « Qui a dit que je n’étais pas mort ? ».
Mais le paysage est-il toujours « après coup » ? On ne saurait ignorer l’abondante production picturale ou graphique, née au sein même des camps et lieux de détention clandestinement ou commandée par les autorités. On trouvera, sur ces images reflétant tout le spectre des tendances artistiques, depuis le paysage romantique jusqu’au réalisme en passant par les modernismes divers et variés, des surfaces et des profondeurs, des couleurs vives ou étouffées, selon la personnalité de l’artiste et les conditions de la réalisation de l’oeuvre (généralement plus décorative lorsqu’il s’agit de commandes). Ces tableaux et dessins sont parfois interprétés comme des récréations visuelles permettant l’évasion momentanée (Moreh-Rosenberg & Smerling, p. 256), mais on peut y voir également des tentatives de restaurer le regard, de crever la surface réfléchissante et de rétablir une durée de la vision, érigée en rempart contre la menace de disparition.
Le paysage du meurtre
La nature a offert parfois d’excellentes cachettes pour des crimes de masse. Certains sites naturels se sont révélés plus propices à la mise en place d’actions menées par les régimes de terreur. Les nazis ont utilisé des forêts et des ravins lors d’assassinats de Juifs, les Soviétiques pour l’exécution d’« ennemis du peuple ». Les victimes de la dictature argentine ont été parfois jetés d’avions militaires dans le Rio de la Plata, le Nyabarongo a charrié les cadavres de Tutsi assassinés, la Soła a englouti les cendres des crématoires d’Auschwitz.
Les paramètres naturels ont pu par ailleurs compter dans le choix des lieux de déportation ou de détention et ont pu constituer eux-mêmes un facteur d’émergence de situations extrêmes. Le désert de Syrie a été utilisé pour la mise en œuvre du génocide des Arméniens, celui d’Acatama l’a été pour la création de camps de concentration au Chili. La nature dans les régions éloignées remplit la fonction de geôlier plus efficace que les barbelés, fonction assurée précisément grâce aux qualités requises par ailleurs pour la construction des stéréotypes esthétiques nationaux (tels que, par exemple, l’immensité, la vastitude, la virginité, la majesté, l’exubérance, etc.). La nature a pu servir d’instrument de torture (les moustiques ou les « mitards » aménagés dans la glace, dans certains camps du goulag), elle pouvait être elle-même meurtrière (dans les marais du Cambodge). La nature est partie prenante dans la plupart des pratiques répressives, à commencer par le travail et jusqu’à l’inhumation des corps.
Dès lors, la tension entre nature et paysage, du point de vue mémoriel, peut passer par la création d’un lien, à la fois historique et esthétique, entre certains types de vues et la violence radicale. Par exemple, chez Gorenstein, dans Compagnons de route, roman « mémoriel » sur la Shoah et le goulag, on lit, associé à la beauté de la région de Kiev :
À regarder le crépuscule, j’avais le sentiment que l’esprit de la Kiev d’antan gisait parmi les collines sablonneuses, reposait au fond des ravins. Le terrain à Kiev et dans ses environs est très accidenté, les tumuli y sont nombreux, ce qui rend plus faciles les fusillades de masse et les enterrements collectifs. » (Gorenstein, p. 24)
Mais la nature a également subi les pratiques meurtrières, elle a été à son tour victime de la violence. En Union soviétique, on a déboisé, construit des barrages, dynamité des collines, tracé des routes, modifié le cours des rivières, inondé des villages. Des régions entières ont changé d’apparence. Le réservoir de Rybinsk, une véritable « mer » qui a meurtri la Volga, abrite une « Atlantide » : villages et mémoires englouties (Anstett). Ce que nous y percevons aujourd’hui comme paysage naturel est en réalité œuvre d’homme, héritage du Goulag. De même, la construction des camps de concentration en Allemagne ou des camps d’extermination en Pologne a entraîné des modifications du paysage, notamment autour d’Auschwitz, qui était également une zone industrielle (Domańska & Leociak).
La nature a ainsi été un grand enjeu dans les projets de colonisation ou d’industrialisation menés par des régimes de terreur. Il s’agissait de la dompter, de la transformer et de la soumettre à l’homme lors de la construction d’ensembles urbains et de sites industriels par la main d’œuvre esclave. Ces projets ont parfois donné lieu à l’élaboration de nouvelles esthétiques paysagères (la Landschaftsgestaltung), voire de nouvelles « cosmogonies » totalitaires. La nature peut être ainsi perçue comme « coupable » ou « victime » et son « implication » dans la violence de masse comme le résultat de son indifférence à l’égard de l’homme ou, au contraire, comme un viol, une intrusion de l’œuvre humaine criminelle dans un espace « innocent ».
Majestueuses et belles sont les forêts séculaires de la région d’Onega. L’hiver, c’est le royaume des étendues blanches, des chatoiements opales, un Niagara de neige avec des aurores ambre, azur ou roses pareilles à des ciels d’Italie tels qu’on les voit sur des aquarelles. […] la nature est d’une pureté virginale, tant qu’il n’y a pas de gens. Les hommes et leur oeuvre sont si monstrueusement hideux, si absurdement effrayants que l’on se croit dans un cauchemar. (Margolin, p. 273)
Paysage mémoriel : Kertész et son chercheur de traces
Dans Le Chercheur de traces, un rescapé de la Shoah revient sur les lieux de sa détention et découvre que toutes les traces de l’événement ont été effacés : « En contrebas s’étalaient un champ désert, un flanc de colline nu, couvert d’herbe, battu par le vent […] (Kertész, 1998, p. 66). Le paysage est vide de vestige, et pourtant, ce n’est pas un paysage comme un autre. Car il se présente justement comme un vide, induisant un doute quant à l’existence même du protagoniste ; il arbore une négativité qui fait sens. La démarche archéologique du visiteur qui cherche à dégager une trace comme on enlève les couches de peinture pour libérer la fresque originelle est vouée à l’échec. Pourtant, il est impossible de rendre cette nature à sa pureté, d’admirer le paysage d’avant le désastre. Le paysage de la perte ne peut retrouver son apparence originelle et c’est probablement en ce sens qu’il est témoin : il se développe selon ses propres lois, mais il ne restaure pas. Dans le passage du temps qui le transforme est inscrit le temps de l’effacement qui est, lui, ineffaçable. Plus que cela, par l’effacement, le paysage trahit son origine, son ancrage dans le projet génocidaire. Qui a effacé les traces ? « La nature ou la main destructrice de l’homme ? Non, la nature seule n’accomplit jamais un travail aussi parfait » (ibid., p. 66). Dépouillée des traces de la violence, la nature est mutilée une nouvelle fois. L’œuvre doublement criminelle de l’extermination et de son effacement marque ce paysage en faisant de l’absence de traces une cicatrice.
ŒUVRES CITÉES
ŒUVRES LITTÉRAIRES
Antelme, Robert, 1957, L’Espère humaine [1947], Paris, Gallimard (TEL).
Chalamov, Varlam, 2003, Récits de la Kolyma, traduit du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson, Lagrasse, Verdier.
Chalamov, Varlam, 2013, Œuvres en six volumes, (en russe), Moscou, Terra-Terra.
Gorenstein, Friedrich, 2016, Compagnons de route [1988], traduit du russe par Luba Jurgenson, Genève, Héros-Limite.
Guinzbourg, Evguenia, 1983, Le Ciel de la Kolyma, traduit du russe par Geneviève Johannet, Paris, Le Seuil.
Kertész, Imre, 1998, Être sans destin [1975], traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba, Arles, Actes Sud, 1998.
Kertész, Imre, 2003, Le Chercheur de traces [1998], traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba, Arles, Actes Sud.
Kulka, Otto Dov, 2013, Paysages de la métropole de la mort, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel.
Margolin, Julius, 2010, Voyage au pays des Ze-Ka, traduit du russe par Luba Jurgenson, Paris, le Bruit du temps.
Vrba, Rudolf (avec Bestic, Alain), 2006, Je me suis évadé d’Auschwitz [1964], traduit de l’anglais par Jenny Plocki & Lily Slyper, Paris, J’ai lu.
ÉTUDES CRITIQUES
Anstett, Elisabeth, 2007, Une Atlantide russe, Paris, la Découverte.
Au sujet de Shoah, collectif, 1990, Paris, Belin.
Bachelard, Gaston, 1970, La Poétique de l’espace, Paris, PUF.
Besse, Jean-Marc & Tiberghien, Gilles A., 2018, « Le paysage, c’est l’invisible », Mémoires en Jeu, n° 7, p. 43-47.
Chevalier, Dominique, 2018, « Un fossé moral est-il visible dans le paysage ? », Mémoires en Jeu, n° 7, p. 48-52.
Domanska, Ewa, Leociak, Jacek, 2017, « Srodowiskowa historia Zagłady » [Histoire environnementale de l’Extermination], in Teksty Drugie, n° 2.
Halbwachs, Maurice, 2008, La Topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte. Étude de mémoire collective [1941], Paris, PUF.
Larrère, Catherine & Larrère, Raphaël (dir.), 2015, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, Paris, La Découverte.
Moreh-Rosenberg, Eliad & Smerling, Walter, 2016, Kunst aus dem Holocaust, Cologne, Wienand.
Réra, Nathan, 2014, « Paysages du désastre, territoires de la mémoire. Photographier la nature au Rwanda », Études photographiques n° 31.
Schama, Simon, 1995, Landscape and Memory, New York, Alfred A. Knopf.
Sgard, Anne & Rudaz, Gille (dir.), 2016, Dossier « Dimensions politiques du paysage », Géo-Regards, n° 8, Neuchâtel.
Walter, François, 2004, Les Figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (16e-20e siècle), EHESS.